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18 mai 2010 2 18 /05 /mai /2010 23:17

 

La définition la plus simple donnée est : action de se retirer. Mais toute action de se retirer n’est pas qualifiée de retraite. Je peux me retirer d’une conversation parce que j’ai une autre affaire qui m’attend ou parce que je ne peux rester au même endroit, parce que le temps s’écoule. On passe sa vie à entrer, à demeurer quelque temps, à sortir, à entreprendre, commencer, continuer, avorter, finir. L’existence est constituée d’engagements et de retraits successifs. Quand, à partir de quoi parle-t-on précisément de retraite, qui est autre chose que le retrait : c’est un peu la différence entre l’instant et la durée ?

- Qui se retire ? Quel est le sujet de la retraite ?

- De quoi, d’où le sujet se retire-t-il ?

- Pourquoi se retire-t-il ?

- Pour faire quoi se retire-t-il ?

- Quelle est la nature de cette «action de se retirer» ?

- Est-ce une action momentanée ou durable ? …

Jetons un regard sur les expressions et les images communes :

-on attend la retraite : c’est un fait social général, impersonnel, un peu abstrait et lointain, dans tous les sens du terme

 -on prend sa retraite : c’est un événement qui concerne le sujet lui-même,;

- on est à la retraite, c’est un état durable ;

- on bat en retraite : on est alors un faible, un impuissant, un lâche, ou un fin stratège.

- on fait une retraite pour réfléchir, méditer, se ressourcer. -d’un côté on parlera de retraité  (forme passive), d’un autre côté de retraitant (forme active)

- certains attendent la retraite avec impatience,

- d’autres ne veulent surtout pas en entendre parler.

- certains s’y morfondent, y dépriment, -d’autres y coulent des jours bienheureux.

- on reproche à certains de ne pas sortir ou pas assez sortir de leur retraite, vivant en égoïste ;

- on dit à d’autres qu’ils feraient bien de faire une retraite pour remettre de l’ordre dans leur vie dissolue.

- à moins que ce ne soit les mêmes qui passent par ces moments ou états divers, contrastés, voire opposés.

On voit dans tout cela que la simplicité n’est pas au rendez-vous. «Action de se retirer», c’est pourtant simple. Peut-être ne parle-t-on pas toujours de la même chose. Le signifiant n’aurait pas qu’un seul signifié et/ou un seul référent. Peut-être que c’est la chose elle-même qui est multiple, complexe. Peut-être est-ce la pensée qui se complaît à compliquer les choses qui ne le seraient pas en elles-mêmes. (Pourquoi faire simple quand… ?). Lorsqu’on se met à analyser, à penser, on prend toujours des risques, mais on ne sait pas d’avance lesquels, ni si et comment on va s’en sortir. Le meilleur moyen de savoir est de s’y engager-. Peut-être parce que dans la retraite l’homme est profondément engagé. Le sujet et l’objet y sont inextricablement mêlés : c’est l’homme qui parle de l’homme toujours le même et toujours différent, qui conçoit du même dans des situations pourtant autres. Des «figures de l’humain» pourrait-on dire encore une fois. L’objet dont on parle c’est la retraite ; le retraité, le retraitant, les troupes sont les sujets de la retraite : «ils» partent, «ils» font, ce sont eux qui font qu’il y a quelque chose, un événement, une action, une durée. Et c’est un sujet pensant-moi, nous qui réfléchit à «cette action de se retirer». Enfin rappelons que l’acte de penser est une dialectique entre l’engagement et le retrait : «sympathie et esprit critique», disait quelqu’un à propos des vertus de l’historien. On peut le dire aussi à propos de la pensée. Penser le monde en se mettant à distance du monde. Sortir de la Caverne pour la connaître. Partir du monde, d’un événement, s’en éloigner pour y revenir plus lucide.

Faire un détour pour un retour. Faisons donc quelques détours à partir et en nous éloignant de quelques données immédiates pour comprendre en partie ce qui peut être en jeu de l’humain dans la retraite-dans ses divers sens-, dont on ne fera pas le tour en quelques quarts-d’heures, mais dont on pourra retenir quelques caractéristiques signifiantes, représentatives, symboliques.

Qu’est-ce qui est en question dans la retraite ? Que fait l’homme quand il a affaire à la retraite ? Qu’est-ce qui est en jeu, qu’est-ce qu’il met en jeu dans cette affaire ?

La retraite comme fin, comme cessation d’une activité.

Dans le sens immédiat, le plus courant du terme dans notre civilisation et non dans des sociétés dites «archaïques», traditionnelles qui ne peuvent même pas se poser ce problème, la retraite est la cessation d’une activité et le temps est le mode de vie après cette activité. Cette action de se retirer ne relève pas toujours et uniquement d’un choix délibéré, d’une action voulue par soi à un moment donné. Elle peut relever d’une nécessité, d’une contrainte à laquelle on ne peut échapper. Il y a une dimension de passivité, de subi dans un temps donné de l’existence d’un homme. Ceci peut révéler que l’humain ne peut faire fi de cette dimension de passivité : l’homme subit, est affecté, pâtit, souffre de ce qui lui advient du fait de sa situation dans le monde naturel et social. L’action de se retirer est comme déterminée de l’extérieur.

Ainsi on cesse son activité professionnelle, on se retire des affaires, soit pour des raisons physiques (un accident, une maladie, une incapacité ou une impuissance quelconque), soit normalement, le plus souvent, parce que l’organisation sociale est ainsi -la division du travail et ses alentours- : «on est atteint» par l’âge de la retraite. Cela advient comme de l’extérieur, qu’on le veuille ou non on est, selon la belle formule administrative pour les fonctionnaires tout au moins, «radié», «rayé» des cadres. Dans le cadre de la législation, des procédures en cours, on peut simplement choisir le moment dans une courte fourchette déterminée (l’âge, le nombre de trimestres, le nombres d’enfants, etc.). L’homme n’est alors qu’un individu inscrit dans un contexte, une structure auxquels il est contraint de se soumettre. Telle est la loi, le destin pourrait-on dire : on naît, on grandit, on se forme, on travaille, on cesse… C’est le cycle du temps individuel et collectif. C’est une ponctuation, une phrase, un chapitre d’une histoire. Celui qui aspire à la retraite –à la cessation de son activité professionnelle– est en souffrance, il attend en subissant le temps qui le rapproche de sa supposée délivrance. Celui qui n’attend rien moins que la retraite la subira comme une injustice quand elle arrivera, comme un affront à sa puissance, à son désir de persévérer dans son être. Dans le langage de Spinoza on pourrait parler de «passion».

 

- passion triste pour le second, puisqu’elle le diminue, le racornit, lui enlève ce qu’il croit être sa raison d’être : le travail.

- passion joyeuse pour le premier, puisqu’elle l’éloigne d’une condition de vie contraignante et sans plaisir.

 

La pensée de la retraite peut donc être vécue dans le «pathos» soit parce qu’elle n’est pas là soit parce qu’elle est là. Plus que l’objet lui-même, c’est le rapport du sujet à l’objet qui est en question. Ou alors ce n’est pas la cessation qui est en question, mais l’activité que l’on cesse d’exercer. La valeur, le prix accordés à la cessation est fonction de la valorisation, dévalorisation, survalorisation accordées à l’activité. C’est aussi fonction de l’investissement de soi que l’on met à l’œuvre dans cette activité, de l’image que l’on y puise de soi, de la reconnaissance que l’on peut y trouver. L’activité peut être telle, le rapport à l’activité peut être tel que l’on s’y identifie, tout au moins largement, au point de ne plus pouvoir vivre sans elle ou presque. C’est tout au moins un danger qui peut guetter. On parle quelquefois de «déformation professionnelle», on prend des plis, des faux plis à force de pratiquer toujours la même chose. Si on est déformé par son activité, quelle forme avoir ou être quand cesse cette activité ? ( La forme tourne à vide ou alors il faut changer de forme, se déplier, se replier, se reployer, se réemployer…).

 

La mise à la retraite, la retraite, le moment du retrait, est effectivement, tout au moins dans un premier temps, le règne de la négativité. On passe à l’état de retraité (forme passive) par la négativité. Le retraité se définit d’abord par des traits négatifs :

- il ne travaille plus (tout au moins…),

- il ne rencontre plus ses collègues,

- il ne vit plus les mêmes habitudes,

- il ne parcourt plus les mêmes espaces,

- etc…la liste pourrait être longue.

De plus, cela implique que quelque chose a été dont on est éloigné, dont on s’éloigne. On est à distance. Voire on est exclu. Tout homme porte ainsi en soi de possibles exclusions. De là peuvent naître des sentiments négatifs –des passions négatives, tristes, dirait Spinoza– d’exclusion, d’inutilité, de vanité de son existence, d’étrangeté, qui peuvent atteindre la reconnaissance de soi, l’estime de soi, l’identité. (On parle quelquefois de la déprime du retraité). Des liens, des communications, des réseaux par lesquels on tenait, on s’entre-tenait dans l’existence sont distendus voire rompus. Il y a perte dont il faut faire son deuil, savoir tirer un trait sur. C’est-à-dire ne pas rester figé sur un passé qui n’est plus et ne revivra jamais. Ne pas se laisser happer, envahir par le vertige d’un vide insondable, inconsolable. Ne pas se tourmenter par la pensée définitive de la cessation définitive qui s’approche, puisqu’on est atteint par l’âge et que par conséquent…on n’en guérit pas, on en meurt.

La mise à la retraite peut être ainsi considérée comme un moment emblématique de ce qui constitue une des trames de l’existence humaine : «la vie est un long deuil pas toujours tranquille !» Nous connaissons, nous subissons des événements, des moments de coupure, d’éloignement, de cessation, de rupture, de perte avec lesquels il faut bien s’affronter : le deuil de l’enfance, d’un amour, d’un engagement, d’une région, d’une idéologie. La venue de la retraite peut ainsi se préparer tout au long de la vie. Certes on n’y pense pas, et heureusement sans doute. Mais plus on a appris à vivre ses deuils plus on est prêt à affronter ceux cruciaux à venir. Et l’arrivée de la retraite est comme le rappel et le concentré de tous ces deuils. L’apprentissage de l’existence se fait tout au long de celle-ci.

Passivité donc. On attend la retraite, on la redoute, on est mis à la retraite. Mais on dit aussi qu’on «prend sa retraite». Si c’est bien vrai, là cesse le règne de la passivité. Le mot action prend un autre sens. Prendre sa retraite comme on dit «prendre la parole». On s’engage délibérément, on s’empare de ce à quoi on a droit, on s’y installe, on le fait vivre. Celui qui prend la parole est devant des possibles que lui donnent la langue, la situation et ses intentions, et il va en actualiser un certain nombre en se posant et en s’exposant. Et peu à peu ce qui n’était qu’un horizon va devenir un paysage. Rompre le silence n’est pas simple. Le silence est parfois comme un vide que l’on n’ose pas remplir. On peut y rester figé, ressassant intérieurement ce qui a été dit, ce que l’on pourrait dire, devrait dire ou aurait dû dire. Il faut y aller. De même on prend sa retraite, il faut y aller ou rester comme enfermé dans un silence existentiel. On prend sa retraite comme on dit prendre ses affaires en mains. On devient retraité, mais d’un état passif on peut faire une durée active. On dit de certains qu’ils vivent en retraités, comme des petits retraités. On dit d’autres qu’ils ont une retraite active.

Se pose alors la question : et maintenant que vais-je faire ? (Question qui peut être prise en plusieurs sens : nostalgie, amertume, lassitude, désespoir, ouverture…). Après l’entrée en retraite, il y a la durée de la retraite et son contenu. Cela peut nous amener à une réflexion sur la liberté.

Il ne s’agit pas de dire qu’avant la retraite il n’y a pas de liberté et qu’en retraite il n’y a que de la liberté. Ce serait trop simple et faux –ou le monde serait fou de travailler-. Le travailleur conquiert sa liberté, aménage des périodes de loisirs. Le retraité ne vit pas sans quelques contraintes et ne fait pas non plus tout ce qu’il désire. Le temps de la «vie active» comme on dit, de l’activité professionnelle, se réfère très largement à la «sphère de la nécessité». Il faut bien travailler pour vivre, pour assurer, assumer son existence et participer à la vie collective. Il y a les liens de solidarité que l’on voit à l’œuvre dans la division du travail. Si la «sphère de la liberté» commence là où cesse la «sphère de la nécessité», celle-ci prépare et rend possible celle-là. (Marx écrivait : «le domaine de la liberté commence seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la finalité extérieure…» -Le Capital L.III.) Pour faire bref, disons que le temps d’activité professionnelle (cotisations, placements, spéculation, etc.…) rend possible la jouissance de la retraite, que les retraites sont aussi financées par ceux qui travaillent etc…Dialectique, réciprocité, solidarité. (Travailler : conquérir sa liberté ; être retraité : en jouir).

On peut dire aussi qu’il y a deux manières de vivre, d’éprouver la liberté. L’une dans la lutte, le combat, à travers des contraintes extérieures, quelquefois dans la peine et la souffrance. (Même s’il ne faut pas réduire le travail à cela, loin s’en faut). C’est le temps et l’énergie que Sisyphe met à pousser son rocher jusqu’au sommet de la montagne. L’autre dans le loisir et la disponibilité. Les besoins vitaux, les nécessités naturelles, les contraintes sociales premières étant satisfaites, on est plus disponible à ce qui advient – on accueille, on a, on prend le temps-, on a le loisir de choisir ses activités, que l’on pratique alors plus pour elles-mêmes et pour soi même. Il n’est plus ou moins question de finalité extérieure. On parle de finalité intrinsèque. C’est un peu l’image de Sisyphe descendant de la montagne. Son rocher n’a plus besoin de lui, il n’a plus besoin de son rocher en l’instant. Il jouit de l’œuvre accomplie, il respire, il prend le temps, il a tout le loisir de contempler le paysage, croisant peut-être d’autres Sisyphe à la besogne. Une liberté ne peut être accomplie qu’à condition de vivre ces deux moments : conquérir pour jouir, jouir parce que l’on a conquis. La retraite comme possible accomplissement de la liberté, si on sait l’aménager –aussi, dans certaines conditions, si on peut, bien évidemment.

On peut aussi examiner cela à partir de la distinction d’Herbert Marcuse entre les activités de nécessité et les activités de jouissance. (Explication rapide. Diverses tâches, leur contenu, leur finalité). Ce qui correspond en partie à la distinction travail / loisir ou travail / jeu (ludique). Là encore il ne s’agit pas de s’enfermer dans la rigueur figée d’une distinction idéelle. On peut éprouver du plaisir dans ses activités professionnelles, on peut éprouver de l’ennui, des vicissitudes une fois retiré de ces activités. Toutefois la retraite peut bien être le lieu et le temps privilégiés pour des activités de jouissance. On est plus à même de choisir ce que l’on va faire, quand, comment, avec qui. L’horizon de la réalisation est plus ouvert. Il n’y a pas de comptes à rendre comme dans une entreprise. Il demeure certes des risques, des conséquences, le retraité ne vit pas dans l’irresponsabilité. Mais le poids est moindre, la souciance s’allège. C’est une appropriation plus maîtrisable et par-là plus maîtrisée, les paramètres étant moins nombreux et davantage ceux du sujet lui-même. C’est peut-être entre autres pour cela que l’on dit que lorsqu’on avance en âge on retombe en enfance : une autre forme d’insouciance –beaucoup de soucis sont à distance-, une autre forme d’innocence –des responsabilités qui ne sont plus-. (Me vient à l’esprit l’image du grand-père comme père retraité. Il est toujours père, il bénéficie toujours de ce statut qui n’a pas été toujours facile, mais avec ses petits-enfants il n’en éprouve plus certains inconvénients. Il retourne à l’enfance avec d’autant de plaisir et de liberté qu’il a de distance. Les implications, les conséquences sont moins prégnantes). La retraite comme bonheur du retour.

Finalement, la retraite appréhendée ou attendue, subie ou prise en main, peut devenir un havre de paix et de sérénité, ce qui est bien mérité. Mais on n’arrive pas forcément au seuil de sa vie sans mal. L’existence humaine est un combat par lequel l’homme construit son humanité, il y a des victoires, il y a des défaites, il y a des enthousiasmes, il y a des lassitudes. Il peut même arriver que l’on veuille abandonner la partie que l’on «batte en retraite», comme on dit. Ce qu’on appelle retraite prend alors un autre visage. C’est un autre signifié qui nous amène à une autre signification, à poursuivre la réflexion dans d’autres directions, à penser d’autres enjeux du sujet humain ou à les penser autrement.

Dans un combat, dans des périodes de nos existences, nous battons parfois en retraite.

Battre en retraite.

C’est l’action de se retirer d’un combat et non plus de la vie active. On est au contraire au cœur de la vie active, mais dans un moment crucial de celle-ci. D’ailleurs l’expression contient le mot «battre», la racine de «combattre», il s’agit donc bien d’un moment d’un même ensemble. La retraite fait partie ici du combat, tout au moins elle a affaire avec le combat, elle prend une position par rapport au combat.

On combattait pour se défendre et pour triompher ou pour faire triompher une cause que l’on estimait juste. Ce peut être une bataille dans le cas d’une armée en guerre. Ce peut être un affrontement dans la vie quotidienne (affective, commerciale, économique, politique…). Ce peut être dans une discussion, un débat. Les situations ne manquent pas des plus ludiques aux plus extrêmes. On combat et il y a un moment où l’on se retire du combat, on l’abandonne, on fuit. Cela peut être un simple décrochage pour une troupe, une obligation de regagner le casernement ou cela peut se transformer en déroute ou en une situation où on dépose les armes. Là encore, ce peut être une image de ce qui peut nous arriver dans l’existence, à tort ou à raison.

C’est parfois une nécessité : il faut fuir sous peine d’être anéanti, tout au moins le croit-on à ce moment-là, dans la mesure où on est à même de penser, de juger. Mieux vaut se retirer du combat si on estime qu’il serait vain et que le triomphe viendra de toute façon en son temps. Ainsi Galilée battit en retraite, il se rétracta : non, la terre ne tournait pas autour du soleil, il s’était trompé. Risquer sa vie pour cela ne valait la peine, cela n’empêchait pas la terre de tourner et l’obscurantisme d’être imbécile. C’est parfois une lâcheté, une désertion lâche provoquée par l’ignorance, la faiblesse, la peur, l’inconscience, l’oubli de quelque valeur importante. On déserte le poste qui nous était assigné, la bataille et alors l’ennemi peut envahir la place, on se fait complice de la tragédie. Devant le terrorisme, peut-on battre en retraite ? On a peur du pire. Mais qu’est-ce que le pire ? Le sait-on avant d’avoir encore essayé ?

Ainsi la raison a-t-elle le droit de battre en retraite ? Il se peut que dans certaines situations, circonstances la raison se trouve soudain démunie –c’est-à-dire sans munitions – devant l’ampleur, l’inattendu, l’imprévisible, l’horreur, l’inhumanité d’un événement, l’impensable précisément comme on dit. La tentation, l’envie, par découragement, désespoir de laisser tomber, de se retirer dans ses propres affaires, son univers immédiat ou de se laisser entraîner par les forces de l’irrationnel : vengeance, passion, fanatisme. Le terrorisme, puisqu’il peut s’agir de lui, est d’autant plus terrifiant et démesuré –hors de toute mesure– qu’il est alimenté par une forme de rationalité dite instrumentale ou de fonctionnement. Forme de folie sans doute, mais qui n’a pas perdu toute raison. Ce qui révolte d’autant plus ce qui reste de raison. Quel savoir, quelle ingéniosité, quelle stratégie quelle intelligence mis au service du mal ? C’est proprement diabolique, luciférien. La raison mise fortement à mal sur son propre territoire. Il pourrait y avoir de quoi battre en retraite. Mais l’homme de la raison/raisonnable ne doit pas admettre cela, sans pour autant crier facilement victoire. La raison dans ces situations doit mettre en question sa suffisance : elle ne peut rendre compte de tout ce qui se déroule, elle reste pantoise. Comment cela a-t-il été possible ? Pour le comment la raison peut suffire. Mais en ce qui concerne le pourquoi, la finalité, quelle résistance, quelle offuscation, quelle obscurité pour cette faculté qui se voulait ou voudrait gouverner le monde ? («La raison gouverne le monde !». Je sais bien que Hegel n’a jamais pensé à une raison angélique, mais tout de même…). Que devient le principe de raison suffisante ?

Battre en retraite ne peut être alors qu’une prudence momentanée, cette vertu cardinale de l’homme raisonnable. Cela devient une stratégie intelligente. Les troupes abandonnent présentement le combat, retournent dans leur casernement pour laisser croire par ruse à l’ennemi que la route est libre, pour reconstituer leurs forces, repartir à l’assaut, reprendre ensuite place et position sur de meilleures bases. La retraite comme ruse de la raison et non déroute et débandade, et moment de réflexion pour ne pas céder à la pulsion de n’utiliser que l’esprit malin et les mêmes armes que l’ennemi : ce qui risquerait d’avoir pour conséquence une véritable Bérézina. Toute retraite des forces n’est pas une retraite de Russie. Il arrive qu’un homme politique se retire quand cela chauffe trop pour lui dans son parcours chaotique, pour mieux revenir. On peut décrocher dans un débat non par lâcheté mais pour souffler voire donner à l’adversaire l’occasion de se découvrir malgré lui sur l’un de ses flancs et ensuite mieux le contrer. Ce que faisait Socrate avec Calliclès, dans le Gorgias, Calliclès qui finit par abandonner la partie, à battre en retraite et à se taire. «Eh ! bien, finis-en, Socrate, avec cette histoire». On peut encore battre en retraite pour faire le mort, comme on dit –à condition que cela ne soit pas trop durable– pour donner l’illusion à l’adversaire qu’il a gagné la partie.

La retraite donc non pas comme fuite d’un conflit, abandon d’un combat, mais moment stratégique calculé de ce combat. C’est ainsi aussi qu’on peut être amené à faire des concessions, instaurer des compromis, pourvu que cela ne devienne ni compromission ni trahison. A vrai dire ce n’est plus purement et simplement «battre en retraite», mais choisir la retraite pour faire autre chose. Cela peut exiger de «faire une retraite», «faire retraite». Ce qui nous amène à une troisième signification de la retraite.

Faire retraite. Faire une retraite. On parle alors d’un retraitant, de retraitants.

La retraite est ici l’action de se retirer du monde et de sa dissipation, pour une durée variable, à plusieurs reprises éventuellement, parfois pour le reste de ses jours, dans le domaine religieux par exemple. C’est en général un choix délibéré même s’il est sollicité en fait par des conditions extérieures. Certes si certains parfois se retirent du monde et de ses obstacles, âpretés, vicissitudes, par faiblesse, par paresse, peur voire pathologie, ce n’est pas le plus fréquent ni l’essentiel. Le retraitant –participe présent actif– prend un temps dans le temps pour réfléchir sur son être temporel et temporaire. Ce n’est pas une fuite, mais un retrait, un repli, un approfondissement. Il se retire du monde, il n’est pas hors du monde. Il est dans le temps, dans le monde, mais à distance, il y prend des distances. Cette mise à distance est celle d’une conscience qui se retrouve en distendant les liens multiples qui l’engluent dans le monde et ses activités de nécessité et son principe de réalité. Le retraitant se « recueille », il réfléchit, il médite pour s’éprouver et repartir cueillir de nouveau, accueillir autrement les événements de la vie. Cette mise à distance chasse la confusion, crée un espace de liberté. Re-traite : traiter de nouveau et autrement sa vie.

 

Il en est ainsi de l’homme de spiritualité, de religion, jusqu’à quelquefois passer sa vie en retrait du monde : une vie contemplative. Sans même entrer dans la problématique de l’univers religieux, il faut bien admettre qu’il y a une dissipation du monde. Le monde est dissipé, comme on le dit d’une classe d’école où l’ordre attendu ne règne pas ou d’un élève qui ne réussit pas à discipliner son attention et son comportement. Hélas, dans le monde humain en général, cette dissipation n’est pas ludique. Il y a une multiplicité, un éparpillement des motivations, des intérêts, des ambitions contradictoires, des nouveautés incessantes, des traditions qui ont leur légitimité, des déclarations de bon sens et généreuses suivies de comportements cyniques, des clans, des partis qui nous somment de prendre position, dans leur camp si possible, bref c’est un lieu commun que de dire que le monde n’est pas un havre de paix aux points cardinaux visibles dans un ciel clair.

Il y a aussi une dissipation dans le monde. C’est aussi un lieu commun que de dire que les rythmes de nos vies entraînent la dissipation : la multiplicité des tâches, les activités de nécessité là encore, le principe de réalité, le rang qu’il faut tenir, la concurrence, l’obligation de résultats, etc… Il y a de quoi rester dans l’immédiat, l’urgent, l’apparent et oublier l’essentiel et s’oublier soi-même. Dissipation entraîne dispersion, confusion, perte de l’identité ou enfermement sur un «identitarisme» qui se clôt sur lui-même, une sorte de schizophrénie, et qui peut exacerber les passions, les violences en une sorte de lutte de paranoïas. Dissipation aussi dans vie propre intérieure, une sorte de libertinage inconséquent, futilité.

Alors un moment vient, un soir, où, reclus de fatigue, de lassitude –une mesure où il n’y a pas d’après pour en juger- pour celui qui est mort ?. C’est tout au plus un retrait sans durée.

Cependant la décision de faire une retraite n’est pas prise qu’en cas de désespoir. Cela peut être voulu avant de prendre un engagement important, sans être contraint par quiconque ou quoique ce soit. Il s’agit simplement de s’assurer avant de prendre un tournant important dans la durée. peu comme la prise de conscience de l’absurde chez Camus –on se pose la question : quoi ? Ou un tas de questions : à quoi bon ? Et maintenant ? … C’est là que faire une retraite a un sens. Non pas forcement se retirer quelque part –bien que cela puisse être fort bienfaisant- mais s’arrêter un peu, se reposer pour s’arracher à cette dissipation mondaine, faire le point, comme on dit, remettre les choses à leur place, chercher et s’appuyer sur ce qui compte avant tout, sur ce qui fait que la vie vaut vraiment la peine d’être vécue. Même si la tentation est parfois là de battre en retraite définitivement –le suicide par exemple-, faire une retraite peut amener à d’autres cheminements dont chacun est maître en son âme et conscience, à partir du moment où il s’est retrouvé ou simplement trouvé. D’ailleurs le suicide est-il vraiment une retraite ?

On peut aussi parler de retraite pour le philosophe qui a besoin de calme, de silence pour réfléchir, méditer, écrire. Les illustrations sont nombreuses : Montaigne dans sa bibliothèque, Descartes dans son poêle, heureux que l’hiver lui donne du loisir pendant les campagnes militaires auxquelles il participait, Rousseau à la campagne à l’abri de la civilisation qu’il n’aimait pas et que pourtant il voulait rebâtir. C’est encore le Stoïcien se retirant dans sa forteresse intérieure pour ne pas pâtir des passions du monde. Mais ce n’est qu’un moment de leur itinéraire. Il s’agit de prendre du recul, de se mettre à distance pour penser. Il est pour le moins difficile de penser, d’analyser, de construire des systèmes dans l’urgence et le tapage. D’ailleurs y-a-t-il beaucoup de philosophes qui aient apporté un point final à leur pensée tant il y a toujours du bruit et l’horizon de la connaissance totale inatteignable. L’exercice de conceptualisation part du monde, en produit des représentations pour en avoir une meilleure compréhension et y mieux diriger son action. Ces représentations, il les dit, les enseigne, les publie, libre ensuite à chacun de s’y intéresser ou pas ou d’en faire ce que bon lui semble. Le Stoïcien ne cherchait nullement à fuir le monde, mais à y vivre au mieux –sans exclure pour autant il est vrai le suicide-. Le philosophe ne passe pas sa vie en retraite –qu’est-ce qu’un philosophe qui prendrait sa retraite, sauf à être malade ?– mais la retraite est un détour qu’il ne cesse de réitérer, d’accomplir chaque fois que sa tâche l’exige. C’est au fond tout le travail de l’esprit critique ou de la suspension du jugement en vue de mieux juger. Retraite, pas horizon mais reprise permanente.

Faire retraite au fond n’est pas se retirer du monde, mais se retirer dans le monde, c’est-à-dire prendre une posture particulière, avoir une manière propre d’être au monde, en un mot fondée sur la raison et ses exigences et aussi ses limites. Posture mise en œuvre et illustrée dans chaque leçon de SOPHIA. Même le moine, retiré dans son monastère, pense ou croit tout au moins participer par sa vie contemplative au salut du monde.

Dans les combats qui sont ceux de notre temps, toujours les mêmes quoique nouveaux par leur ampleur, il n’est pas question que la raison batte en retraite ni qu’elle se mette à la retraite, c’est-à-dire qu’il n’est pas question pour nous hommes, citoyens du monde, de battre en retraite, de nous mettre à la retraite. Mais il n’est pas exclu –ce peut même être un devoir– de puiser enseignement dans le mouvement à l’œuvre dans l’activité du retraitant et aussi bien sûr du philosophe. Ne pas fuir le combat, abandonner la partie, ce qui serait sans doute le pire. Savoir prendre des distances, le temps de la réflexion, pour ne pas céder aux émotions et passions immédiates qui feraient le jeu de l’adversaire. Non pas se retirer sur l’Olympe d’une conscience abstraite pour compter les coups d’une partie dont elle ne serait que spectatrice. Non pas jouer les suffisants et s’estimer les détenteurs du bien immaculé. Mais au moins prendre le temps de monter à flanc de colline pour déceler d’un peu plus haut que l’image du jour –«la tête dans le guidon»- les chemins de traverse d’un passé plus ou moins récent et préparer à partir de là quelques perspectives. Prendre de la hauteur : l’expression peut être ambiguë, ce peut être dédain, comme on dit regarder quelqu’un de haut. Non, encore, pas de suffisance.

J’en viens à me demander s’il n’y a pas à écrire une Critique de la raison suffisante et/ou une Critique de la raison retraitante. En tout cas ne pas tolérer une raison retraitée ou alors exiger qu’elle sorte de sa retraite).

Nous venons de parcourir rapidement trois significations de la retraite :

- L’action de se retirer d’une activité, notamment professionnelle.

- L’action de se retirer d’un combat.

- L’action de se retirer du monde dans le monde.

Qu’y-a-t-il de commun dans tout cela ? Qu’elle Odyssée du sujet humain y trouvons-nous ? Cela m’a permis d’appréhender quelques enjeux majeurs de l’existence humaine. J’y ai vu trois «figures» intéressantes –encore des variations- typiques à partir desquelles on peut voir quelques enjeux à travers lesquels l’homme va et vient sans cesse, à la recherche de sa «demeure» qui est dans l’engagement plus que dans la retraite passive. (Je préfèrerais donc retraitant à retraité).

Tout d’abord toute retraite situe l’homme dans le temps et peut donc nous amener à une réflexion sur le temps. La retraite dit plus que le retrait qui est le fait de se retirer, le moment où l’on est mis ou on se met à distance. La retraite, l’action de se retirer, suppose une durée : il y a un avant, un pendant, un après, comme pour le retrait certes, mais ce qui compte le plus c’est la durée, la quantité de temps passé ou qui passe ou à passer et aussi et peut-être surtout la qualité, la densité, la vacuité, l’intérêt (l’être dedans) de ce vécu. Il ne s’agit pas de dire que le temps (et la réflexion sur le temps) se réduit à la retraite ou que la retraite ne fait penser qu’au temps. Mais toute retraite –les trois significations envisagées– fait ressortir deux rapports principaux de l’homme au temps, deux dimensions essentielles du rapport de l’homme à la temporalité (laquelle est peut-être même l’être même de l’homme) : il s’agit de la passivité et de l’activité, que l’on trouve toutes les deux dans la passion d’ailleurs. On pourrait dire d’un côté la part de subi, de destin, ce à quoi on ne peut échapper en général ou à un moment donné. D’un autre côté la part de choix, d’appropriation, de création dans ce qui nous advient. Le temps que l’on subit, le «maître» que l’on ne nargue pas indéfiniment ou impunément. Des mythes le disent. Le temps que l’on construit dans la patience et dans l’impatience, qui est finalement nous-mêmes par nous-mêmes. Grâce au temps, dit-on, mais pas sans notre effort, notre intervention. Destin et volonté. Passion et action. Tristesse et joie. Chaque existence humaine est pétrie de cela. Par ailleurs de la retraite on sort (après avoir battu en retraite on peut reprendre le combat, après avoir fait retraite on peut retourner dans le monde …) ou on ne sort pas. C’est la retraite/cessation de l’activité professionnelle. D’où le terme retraité, on est retraité, on est à la retraite et on y reste, on y demeure. C’est inscrit en tant que catégorie officielle, il y a une case à cocher pour cela. Ainsi la retraite préfigure plus que tout autre moment ou état mon être-pour-la-mort, selon la formule du philosophe Heidegger, même si elle ne se réduit pas à cela.

Ensuite et par conséquent toute retraite se profile sur l’horizon de la mort et par-là donne du prix à la vie.

Le retraité est normalement, statistiquement plus que tout autre homme sur le versant descendant de sa vie, le déclin, au crépuscule. Qu’il y pense ou qu’il n’y pense pas, qu’il le vive dans l’angoisse ou dans la sagesse, c’est un fait. Qu’il en profite pour faire des bilans, des concentrés nostalgiques ou complaisants ou vaniteux de son existence ou pour se contenter de couler des jours heureux. Que la mort soit une crainte ou une délivrance ou ce qui doit advenir. Celui qui bat en retraite fuit un possible anéantissement, fuit la mort. Il craint d’être tué par l’ennemi. Peut-être échappera-t-il, peut-être ne fait-il que retarder l’échéance. Dans tout combat –singulièrement dans la guerre, mais pas seulement– la mort est en perspective, que ce soit la sienne ou celle de l’autre, une mort physique ou psychique, réelle ou symbolique. L’alternative c’est perdre ou gagner, jusqu’à perdre ou gagner sa vie. Il y a un gagnant, il garde la vie ; il y a un perdant, il perd la vie. Même si le gagnant n’est pas vainqueur avec tous les honneurs de la guerre car il a fait des dégâts, même si le perdant a été vaincu dans l’honneur du combat qui lui donnera dans la mémoire des rescapés une sorte de vie à titre posthume. Dans tous les cas il y a la vie au risque de la mort. Le retraitant se retire dans sa retraite peut-être parce que sa vie lui semblait devenir vaine, vide, couleur de mort. Ce n’était pas, ce n’était plus une vie, puisque la dissipation pouvait aller jusqu’à l’oubli de soi. Englué dans la mécanique d’une existence haletante ou dissolue, il vivait «la mort dans l’âme». Et c’est pour essayer de redonner vie à cette âme (dont Alcibiade et Calliclès, selon Platon, n’avaient pas le souci, ce pourquoi ils vivaient à côté de la plaque…) qu’il vient se recueillir. L’homme de raison qui réfléchit avant de se lancer dans l’action après reçu un affront, fût-il horrible, va sans doute éviter d’ajouter trop de morts aux morts et donner quelques chances supplémentaires à la paix, donc à la vie. Ceux qui ont choisi la vie contemplative, retirés du monde, pensent, selon leur foi, participer au salut du monde, pour dire, comme Claudel : «Mort, où est ta victoire?». La retraite toujours sur fond de mort et de vie. Alors, que faire ?

Enfin, dans la retraite, c’est la liberté qui est en question : il est question de la liberté, la liberté est mise à l’épreuve (soumise à la question), c’est à l’homme libre de décider ce qu’il en est de ces retraites, ce qu’il peut, veut en faire.

On l’a vu dans le rapport passivite/activité, dans la dialectique des deux sphères, des activités de nécessité et de jouissance, dans le loisir et la disponibilité dont peut jouir le retraité. Dans le combat –dont battre en retraite peut être un moment ou une issue fatale ou pas– il s’agit aussi de liberté. On lutte contre une oppression, une aliénation, pour conquérir ou reconquérir sa liberté. Le lâche qui fuit abandonne sa liberté. Le héros ou le courageux conséquent affronte le risque de la mort pour consolider une liberté fragile ou retrouver une liberté perdue. Encore qu’il s’agisse ici d’une liberté extérieure.

Le retraitant, lui, est en plus à la recherche d’une liberté intérieure, tout au moins d’une libération. Se libérer de la dissipation mondaine dans laquelle il se perdait, des liens qui l’asservissaient –tout au moins le vivait-il ainsi à ce moment-là-. Quel genre de vie mener ? (cf. Socrate, Epictète, Augustin, Spinoza…). Il faut choisir. Ou alors est-on vraiment homme ?

La retraite, en elle-même et dans la réflexion qu’elle peut susciter, comme posture privilégiée dans l’existence et sur l’existence.

Conclusion

Faust n’avait pas pris sa retraite, jusqu’au bout il avait «sacrifié», pourrait-on dire alors, sa vie à la connaissance. Il aurait dû sortir de la retraite dans laquelle il était confiné, pour s’essayer à d’autres plaisirs, d’autres contentements. Déçu, désespéré il veut se retirer, se donner –belle expression– la mort. A l’instigation et l’invite de Méphistophélès –l’esprit qui nie– il choisit par contrat de retrouver la jeunesse, un trésor qui contient tous les trésors, à condition de lui vendre son âme. Certes il était libre, il a choisi un des moments de l’alternative : la jeunesse plutôt que la mort. Il a nargué le mouvement naturel, la nécessité. Il a choisi une vie de liberté, puisque Méphisto se mettait tout à son service. Mais pour ce faire il a échangé, vendu son âme –corruption suprême– contre une forme de liberté, et il y a perdu son âme et s’est engouffré finalement dans la damnation éternelle. Qu’en serait-il advenu s’il avait fait quelque peu retraite, usé un peu plus ou autrement de cette raison qu’il avait pourtant suivie tout au long de sa vie de savant ? Nul ne le sait, ou seul le dieu le sait, aurait dit Socrate. En tout cas, prêt à rendre les armes, à un moment donné il n’a pas voulu battre en retraite et abdiquer devant le sort qu’il croyait être fatalement le sien. Il était libre, il a choisi. Tout au moins on peut l’imaginer. C’est le prix de la liberté.

Peut-être Faust passe-t-il maintenant sa retraite en enfer. Brassens, lui, préférait passer sa mort en vacances, allongé sous un pin parasol. Question de destin ? Question de choix? A chacun d’en décider dans son for intérieur et dans son orgueil. La retraite nous a conduits le long d’un chemin tortueux qui est celui de beaucoup d’existences humaines, où l’on peut passer par toutes les couleurs, les affres et les joies les plus diverses. Il y a les heures de combat et il y a les heures de repos, sans cesse reprises, recommencées. Dans tout cela, au bout du compte, comme l’écrivait Camus : «Il faut imaginer Sisyphe heureux», en lutte avec son rocher, avec la montagne, avec les dieux et surtout avec lui-même. Du point de vue d’observation qu’est la retraite on pourrait dire aussi : «Il faut imaginer l’homme heureux». Je me contenterai modestement de susurrer ce soir : «Je peux imaginer un retraité heureux !».

Gilles Troger                                                                            mars    2001                      

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