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12 décembre 2019 4 12 /12 /décembre /2019 20:30

«On ne naît pas femme : on le devient», cette célèbre phrase de l’auteur du Deuxième Sexe, répétée comme un slogan, allait ouvrir, à la fin des années 60, une immense brèche dans l’idéologie de la domination masculine, en devenant la référence des mouvements de libération de la femme, aux États-Unis, puis en Europe. Destin pour le moins surprenant que celui du Deuxième Sexe : un essai né «fortuitement» (Beauvoir) d’un désir d’autobiographie. Destin on ne peut plus paradoxal pour un essai qui refusait le féminisme militant. Si Le Deuxième Sexe a fini par s’imposer comme l’essai fondateur du féminisme moderne, c’est certainement parce que S. de Beauvoir était la première femme à penser la condition féminine en philosophe.

Quelle était exactement son ambition en écrivant son essai philosophique ? Comment celui-ci a-t-il fondé l’émancipation des femmes ? Comment Le Deuxième Sexe est-il devenu, à partir des années 70, la bible du féminisme moderne ? Tels seront les grands axes de notre réflexion

*

Comment devient-on l’auteur du Deuxième Sexe ?

 

Situation et genèse

Un essai fortuit, né d’un désir d’autobiographie

Jusqu’à l’âge de 38 ans, Simone de Beauvoir est restée dans une forme de déni de sa condition de femme, même si la question avait commencé à l’effleurer cinq ans plus tôt. Elle n’éprouve pas vraiment le besoin de s’interroger sur son appartenance au sexe féminin, puisque, dit-elle, «elle n’a jamais eu de sentiment d’infériorité» (La Force des choses I). Personnalité d’exception, privilégiée par sa situation familiale (absence de frère, statut d’aînée, poussée par un père ruiné à faire des études approfondies en vue d’un métier, échappant ainsi à la malédiction du beau mariage), elle accomplira effectivement un parcours universitaire particulièrement brillant (agrégée de philosophie à 21 ans et seconde derrière Sartre qui en avait 24), au cours duquel elle n’aura jamais à subir la domination masculine : «Au départ, les hommes furent pour moi des camarades et non des adversaires» (Mémoires d’une jeune fille rangée). Elle sera d’ailleurs très vite intégrée à un univers masculin intellectuellement très exigeant. Surnommée par son camarade et ami Maheu, Le Castor, elle le restera à jamais pour Sartre et les petits camarades de Normale Sup. Ce surnom masculin n’est pas pour lui déplaire : reconnue et adoptée par ses camarades masculins, elle se sent pleinement épanouie dans son être :«Loin de souffrir de ma féminité, écrira-t-elle, j’ai plutôt cumulé à partir de 20 ans, les avantages des deux sexes» (La Force des choses I) – elle sera à la fois une femme et un écrivain. Force est de reconnaître qu’elle s’était parfaitement préparée à entrer dans cet univers masculin exigeant. Ses Cahiers de jeunesse, écrits entre 18 et 22 ans, témoignent en effet de «quatre ans de façonnage fondateur», selon l’heureuse formule de Sylvie Le Bon de Beauvoir (la fille adoptive de l’écrivain), c’est-à-dire quatre ans de construction de soi au cours desquels elle conquiert son autonomie, non en tant que femme, mais en tant qu’individu :«J’accepte la grande aventure d’être moi», ayant, dit-elle, «la certitude d’une vocation». C’est en accomplissant sa propre émancipation qu’elle a rendu possible sa rencontre avec Sartre. Comme le rappelle fort justement Sylvie Le Bon de Beauvoir : «Ce n’est pas parce qu’elle a choisi Sartre qu’elle est devenue S. de Beauvoir, c’est parce qu’elle était devenue S. de Beauvoir qu’elle a choisi Sartre ».

Ce n’est finalement qu’en juin 1946, à 38 ans, au moment où elle s’apprête à écrire son autobiographie (après trois romans dont L’Invitée et deux petits essais philosophiques) qu’elle est amenée à s’interroger sur sa situation de femme. Comment parler de soi quand on est une femme, sans avoir questionné au préalable sa féminité ? C’est ce dont elle prend conscience au cours d’une conversation avec Sartre qu’elle rapporte dans La Force des choses I. Elle pense d’abord pouvoir «(se) débarrasser vite» de la question – «Qu’est-ce que ça avait signifié pour moi d’être une femme ?» , estimant que ça n’avait «pour ainsi dire pas compté», puisque «(s)a féminité ne (l)’avait gênée en rien». Sartre n’est absolument pas de son avis : «Tout de même, vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon : il faudrait y regarder de plus près ». Elle suit alors le conseil de Sartre et, dit-elle, «je regardai et j’eus une révélation». Elle ouvre alors les yeux sur sa féminité que les hommes avaient façonnée à son insu : «Ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes et je n’y avais pas du tout réagi de la même manière que si j’avais été un garçon». Moment capital, moment fondateur de ce qui deviendra Le Deuxième Sexe, sur lequel elle revient plus loin dans La Force des choses I : «C’est étrange et stimulant de découvrir soudain, à 40 ans, un aspect du monde qui crève les yeux et qu’on ne voyait pas». Elle diffère alors son entreprise autobiographique pour «(s)’occuper de la condition féminine dans sa généralité».

Genèse du Deuxième Sexe (juillet 1946 – juillet 1949) : des années de turbulences amoureuses.

Ces années de travail intense ont été particulièrement riches et mouvementées dans la vie sentimentale de l’auteur. Durant cette période, le pacte (amour nécessaire/ amours contingentes) qui lie le Castor à Sartre depuis 1929, est en effet sérieusement mis à l’épreuve. Tout d’abord, entre 1945 et 1948, Sartre vit une folle passion pour la journaliste Dolorès Vanetti qu’il a rencontrée à NewYork tandis que le Castor fait la douloureuse expérience de la jalousie et de la dépendance amoureuse. S. de Beauvoir ne se laisse pas abattre et partant à la découverte de l’Amérique en janvier 1947 (invitée pour une tournée de conférences), elle va rencontrer l’écrivain américain Nelson Algren avec lequel elle va vivre un très grand amour, bien éloigné de la «fraternité absolue» qu’elle partageait depuis longtemps avec Sartre et de la tendre amitié qu’elle avait pour son jeune amant J.L. Bost. Elle éprouve un sentiment de plénitude amoureuse, absolument inédit, qu’elle exprime à son amant en ces termes : «Dans vos bras j’ai connu un amour vrai, total, l’amour où le cœur, l’âme et le corps ne font qu’un» (Lettre 90 à Nelson Algren). Dans sa correspondance, on découvre une authentique amoureuse qui sait se faire amante et même objet, sans jamais se renier en tant que sujet, en tant qu’écrivain et intellectuel. Ensemble, ils partageront quelques belles périodes d’amour intense (de 15 jours à 4 mois), mais l’amoureuse refusera toujours d’épouser Algren pour aller vivre près de lui à Chicago, comme il le lui demandait. La femme indépendante qu’elle était, choisira finalement de sacrifier son bonheur d’amoureuse à sa liberté d’écrivain :

«Je ne pouvais pas abandonner Sartre, l’écriture, la France /.../ je ne vous ai pas donné ma vie, je vous ai donné mon cœur, tout ce que je pouvais vous donner, mais pas ma vie. J’ai accepté votre amour et l’ai condamné à n’être qu’un amour lointain.» (Lettre 229)

Une démarche originale qui rompt avec le féminisme militant

Préambule : histoire du mot «féminisme»

1872. Première occurrence du mot «féministe» sous la plume de A. Dumas fils qui dans son roman L’Homme-femme campe la féministe comme une femme masculinisée parce qu’elle se bat pour l’égalité des sexes. Il emprunte ce mot au vocabulaire médical de son époque : le «féminisme» désignait une pathologie qui féminisait les hommes. Notons les connotations péjoratives qui entourent ce terme, dès l’origine : on laisse entendre que la féministe est un être contre-nature qui a trahi sa vocation naturelle de mère et d’épouse.

Le mot français «féminisme» sera vite adopté dans d’autres langues, dont l’anglais, pour désigner le combat pour les droits des femmes.

27 avril 1895. Le mot «féministe» apparaît pour la première fois dans la chronique littéraire de L’Athenæum. Il désignait alors «une femme qui a la capacité de conquérir son indépendance». Depuis sa première apparition, le sens du mot n’a guère changé. Comme le faisait remarquer, à juste titre, la journaliste américaine Susan Faludi, en 1993 «Son postulat de base est celui qu’énonce Nora dans La Maison de poupée de Ibsen «Je suis avant tout un être humain». C’est aussi celui de la banderole que portait en 1970 une petite fille pendant la grève des femmes pour l’égalité :«Je ne suis pas une poupée Barbie» (La Guerre froide contre les femmes).

N.B. Conformément à cette dernière définition, on peut d’ores et déjà affirmer que l’auteur du Deuxième Sexe est une femme indépendante qui, sans être militante, va se découvrir féministe, en écrivant son essai sur la condition féminine.

Penser la condition féminine en toute impartialité

Rompant avec le discours féministe militant, apparu au XIXe siècle et discrédité par son «souci polémique», S. de Beauvoir veut «repartir à neuf» en «refus(ant) les vagues notions de supériorité, infériorité, égalité». Consciente toutefois qu’on «a déjà fait quantité de réponses» à des «questions (qui) sont loin d’être neuves», elle considère son livre comme «une tentative parmi d’autres pour faire le point», ayant pour ambition d’«élucider la situation de la femme». Elle s’estime légitime dans sa démarche, dans la mesure où elle fait partie de ces femmes privilégiées qui par «leur situation» ont, dit-elle, «eu la chance de se voir restituer tous les privilèges de l’être humain» sans avoir à «éprouver leur féminité comme une gêne ou un obstacle» (cf. supra) et qui, de ce fait, «peuvent s’offrir le luxe de l’impartialité». Ainsi elle pourra faire preuve de «ce détachement» qui, dit-elle, «nous permet d’espérer que notre attitude sera objective», tout en ayant «une connaissance plus intime que les hommes du monde féminin». Il s’agit d’allier objectivité et subjectivité, rigueur et authenticité. Ce souci d’équilibre est déjà perceptible dans les titres des deux tomes: T. I. Les faits et les mythes / T. II. L’expérience vécue. Notons l’emploi exceptionnel du «nous» qui se justifie ici pour désigner l’appartenance de l’auteur à ce groupe de femmes intellectuelles libérées. Dans le reste de l’essai, les femmes seront quasiment toujours désignées à la troisième personne, soulignant ainsi la distance entre les femmes asservies et la femme émancipée. Quant aux écrits des hommes sur la condition féminine, S. de Beauvoir les accueille avec le plus grand discernement. Si avec le cartésien Poulain de la Barre – féministe avant l’heure – elle se méfie de «tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes /.../, car ils sont à la fois juge et partie», elle sait cependant reconnaître «des hommes profondément démocrates (qui) envisagent la question avec objectivité». Elle pense notamment à des auteurs du XVIIIe siècle comme Diderot et Stuart Mill (De l’assujettissement des femmes, 1869) qui s’attachent «à démontrer que la femme est comme l’homme un être humain». Le parrainage masculin du Deuxième Sexe procède du même esprit : en épigraphe, une citation de Sartre, l’instigateur de l’ouvrage et une dédicace à Jacques Bost qui avait trouvé le bon titre – l’amant dont S. de Beauvoir disait qu’il était « moins machiste de tous les hommes qu’elle avait connus». C’est dans ce courant philosophique universaliste, issu des Lumières que s’inscrit l’auteur du Deuxième Sexe.

Penser la condition féminine en philosophe

Rigoureuse dans son approche de la condition féminine, S. de Beauvoir affiche clairement son choix philosophique, dès la fin de l’introduction générale de son ouvrage: «La perspective que nous adoptons est celle de la morale existentialiste», selon laquelle l’être humain ne s’accomplit que dans l’exercice de la liberté, la question fondamentale étant la suivante : «Comment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ?» étant entendu que «tout être humain est une liberté autonome». C’est donc bien «en termes de liberté» et non «en termes de bonheur» que la philosophe envisage la condition féminine : il n’y a de bonheur authentique que dans la liberté. Telle est l’assise philosophique explicite du Deuxième Sexe (cf. Citations et extraits in Documents annexes).

S. de Beauvoir semble ici faire acte d’allégeance à l’existentialisme sartrien qu’on présente habituellement comme «un absolutisme de la liberté», mais ne nous fions pas trop aux apparences : elle n’est pas une disciple de Sartre, encore moins son ombre «la grande Sartreuse» moquée par ses ennemis. L’auteur du Deuxième Sexe, comme nous le verrons, fera œuvre originale, adaptant habilement l’appareil conceptuel de l’existentialisme sartrien en fonction de ses lectures attentives de Hegel et de Marx entreprises dès 1940, avant Sartre pour pouvoir penser d’une façon toute personnelle l’oppression des femmes1. Revenant à la fin de sa vie sur Le Deuxième Sexe avec la journaliste Alice Schwarzer, la philosophe féministe n’hésite pas à affirmer son originalité, tout en assumant sa dépendance par rapport à l’existentialisme sartrien :

«Même Le Deuxième Sexe qui a un arrière-fond philosophique l’existentialisme sartrien – est une création totale : il reflète ma vision des femmes. C’est ainsi que moi je l’ai ressentie» (S. de Beauvoir aujourd’hui, 6 entretiens, 1984).

1. Cette synthèse originale de l’existentialisme sartrien, de l’hégélianisme et du marxisme a été bien mise en évidence par la philosophe Eva Gothlin dans son essai Sexe et existence, la philosophie de S. de Beauvoir (traduit en 2001).

«Faire le point» sur la condition féminine, sous la forme d’un essai encyclopédique

Le Deuxième Sexe est un ouvrage qui frappe d’emblée le lecteur par son ampleur : un bon millier de pages en édition de poche. Un rapide coup d’œil sur la table des matières (cf. Documents annexes) permet déjà d’en percevoir la dimension encyclopédique. Au-delà de la trame philosophique, on peut voir que l’auteur emprunte aussi bien à la biologie qu’à la psychanalyse ou encore à l’histoire et à la littérature, sans compter l’expérience personnelle susceptible d’affleurer dans le T. II. L’expérience vécue. Après lecture, on pourrait encore y ajouter d’autres domaines du savoir comme le droit, la sociologie, l’ethnologie la médecine et la sexologie. On ne peut également qu’être impressionné par l’amplitude historique de ce tableau de la condition féminine : de la Préhistoire à 1940 ! En outre, dans un réel souci d’exhaustivité, l’auteur s’attache à décrire toutes les facettes de la condition féminine, y compris les plus marginales, comme la prostitution et l’homosexualité, examinant systématiquement les phases-clés de la vie d’une femme, de l’enfance à la vieillesse en passant par la puberté, le mariage et la maternité. Elle va même dans le T. II jusqu’à brosser une série de portraits emblématiques de femmes en quête d’accomplissement : «La narcissiste/ L’amoureuse/ La mystique/ La femme indépendante» cette dernière étant la seule à être sur le chemin d’une authentique libération.

A l’évidence, un tel ouvrage a nécessité une somme considérable de lectures dont S. de Beauvoir dresse le programme dans une lettre du 2 janvier 1947 à son amant américain : «Une masse de lectures me seront nécessaires : psychanalyse, sociologie, droit, histoire, etc. mais ça ne me fait pas peur». Au cours de ces années de préparation, elle fréquentera assidûment la Bibliothèque nationale et celle du Musée de l’Homme. Elle va ainsi se réapproprier de façon magistrale une documentation d’une richesse inouïe, dans deux domaines en particulier : la psychanalyse avec ses nombreuse études de cas (Freud, La psychologie des femmes de Hélène Deutsch, La femme frigide de Stekel et Adler, dans une moindre mesure) et la littérature, privilégiant les romans, les journaux intimes et les correspondances d’auteurs féminins (surtout de langue anglaise/ Mme de Staël, G. Sand, Colette, Violette Leduc entre autres), sans oublier de grands romanciers comme Balzac, Stendhal, Tolstoï. L’expérience personnelle qui s’appuie sur des témoignages et de nombreuses observations, vient toujours à point nommé compléter cette riche documentation, particulièrement présente dans le T. II.

Malgré l’hétérogénéité de sa documentation, la «narratrice-philosophe» (Eliane Lecarme-Tabone) a réussi à harmoniser l’ensemble de façon cohérente, n’hésitant pas au besoin à démontrer en recourant aux procédés du roman. Le Deuxième Sexe n’est pas un traité philosophique, encore moins un ouvrage scientifique. Son auteur le désigne toujours comme «mon essai sur la condition féminine» (ou «sur la femme»). Il en a effectivement la vivacité et la liberté (de ton et d’écriture). L’auteur ne s’embarrasse guère d’un appareil critique pesant – les sources ne sont pas toujours indiquées dans les reformulations, certaines citations sont parfois approximatives. Alliant avec brio rigueur argumentative et subjectivité du vécu, cet essai encyclopédique, à l’exception toutefois de l’introduction générale et de la première partie du T. I, se révèle finalement d’une lecture relativement aisée, tout particulièrement dans le T. II.

Après avoir accompli sa propre émancipation tant sur le plan personnel que sur le plan philosophique, S. De Beauvoir était en mesure d’écrire Le Deuxième Sexe, dont on a pu dire, à juste titre, qu’il était, dans une large mesure, «la théorisation rétrospective de choix et de refus personnels, assumés dans un premier temps de manière individualiste et sans conscience féministe» (E. Lecarme-Tabone).

Un essai philosophique fondateur sur la condition féminine

«Penser l’oppression des femmes dans toute son ampleur ontologique» (D. Sallenave)

Le grand mérite de la philosophe est d’avoir pensé la condition féminine en termes d’oppression masculine et d’en avoir éclairé la spécificité en l’appréhendant sur un plan existentiel, et même ontologique.

La condition féminine : un objet d’étude problématique

La philosophe part d’un constat simple : l’objet même de la condition féminine fait problème. Il est en effet significatif, à ses yeux, qu’«un homme n’aurait pas l’idée d’écrire un livre sur la situation singulière qu’occupe dans l’humanité les mâles» parce qu’«un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme, cela va de soi». Il « représente à la fois le positif et le neutre», le mot désignant à la fois l’être de sexe masculin et l’être humain, alors que «la femme apparaît comme le négatif» désignant seulement l’être de sexe féminin. Sa parole est a priori suspecte aux yeux des hommes qui lui disent facilement : «Vous pensez telle chose parce que vous êtes une femme». Ainsi l’homme se trouve de plein pied dans l’Humanité, dans l’Universel, quand la femme est marquée par la singularité de son sexe. Explicitant ces différences de situation, S. de Beauvoir en vient à définir la femme par son altérité : la femme est «l’Autre» de l’homme, car «elle se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu ; elle est l’Autre». C’est dire qu’«elle n’est pas considérée comme un être autonome». Ontologiquement parlant, en la considérant comme un être relatif, on lui refuse sa pleine qualité d’être humain. Voilà ce qui, selon la philosophe, fonde l’oppression des femmes.

Illustration : l’oppression des femmes telle qu’elle est vécue dans l’altérité

Pour bien comprendre ce «drame» de l’oppression des femmes qui naît de «ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle» (Introduction générale), arrêtons-nous sur l’exemple de la situation amoureuse (cf. T. II, La jeune fille) que la philosophe analyse selon sa thèse de l’altérité. Ainsi pour le jeune homme, écrit-elle, «la vocation d’être humain et de mâle ne se contrarient pas /.../: c’est en s’accomplissant comme indépendance et liberté qu’il acquiert sa valeur sociale et concurremment son prestige viril /.../, tel l’ambitieux Rastignac» qui conquiert «d’un même mouvement la gloire et les femmes». En tant que que mâle, il reste pleinement sujet. A l’inverse, «pour la jeune fille, il y a divorce entre sa condition proprement humaine et sa vocation féminine». Celle-ci a beau «se saisi(r) spontanément comme l’essentiel», pour être pleinement reconnue comme femme, il lui faut «se résoudre à devenir l’inessentiel», c’est-à-dire qu’il lui faut plaire, en se montrant «futile, passive, docile». En d’autres termes, elle doit renoncer à s’accomplir comme sujet libre, pour se faire objet : «afin de prendre», dit la philosophe, elle se fera «proie».

«D’où vient en la femme cette soumission ?»

La philosophe ne peut assigner une origine claire à cette relation de dépendance : «aussi loin que l’histoire remonte, écrit-elle dans l’introduction générale, (les femmes) ont toujours été subordonnées à l’homme : leur dépendance n’est pas la conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée /.../ l’altérité apparaît ici comme un absolu». En effet, «la catégorie de l’Autre est aussi originelle que la conscience elle-même». L’oppression de la femme par l’homme est bien spécifique. Elle ne répond, pour la philosophe, que partiellement à la dialectique du maître et de l’esclave, selon Hegel, car l’affrontement originel des consciences («Le sujet ne se pose qu’en s’opposant : il prétend s’affirmer comme l’essentiel et constituer l’autre en inessentiel, en objet») ne se dénoue pas en «un processus de reconnaissance», faute de «réciprocité entre les sexes». La femme, à la différence de l’esclave, fait couple avec son oppresseur en raison d’une nécessité biologique : «elle est l’Autre au cœur d’une totalité dont les deux termes sont nécessaires l’un à l’autre». Si elle ne parvient pas à briser cette dépendance, en obtenant la reconnaissance, elle reste condamnée à intérioriser cette oppression.

Reste à comprendre comment cette oppression a pu s’installer durablement dans la société, au point de transformer la différence des sexes en une hiérarchie des sexes imposant la domination masculine. Tel va donc être l’objet de la réflexion de l’auteur du Deuxième Sexe.

Trois discours de justification de l’oppression des femmes

Cherchant à comprendre le processus de hiérarchisation des sexes, S. de Beauvoir examine successivement, dans la première partie du T. I, les explications que proposent la biologie, la psychanalyse et le matérialisme dialectique, pour en montrer les limites. Les données de la biologie sont certes importantes, puisque, dit-elle, «le corps est l’instrument de notre prise sur le monde», mais elles ne sauraient «constituer pour la femme un destin figé». Il s’agit avant tout de «savoir ce que l’humanité a fait de la femelle humaine», au sein de la civilisation. Quant à la psychanalyse, si elle a le mérite de décrire «le corps vécu par le sujet», elle n’en offre pas moins une vision phallocentrée de la sexualité féminine expliquée par «l’envie du pénis». Cette conception par trop réductrice enferme la femme dans la catégorie de l’Autre (cf. Freud : «L’anatomie, c’est le destin.»). Enfin le discours du matérialisme dialectique selon Engels, dans L’Origine de la famille, 1884, est tout aussi réducteur. Il «ne rend pas non plus compte du caractère singulier de cette oppression». En effet, «la découverte de l’outil de bronze» à l’origine de la division du travail par sexe, et partant, de la famille patriarcale fondée sur la propriété privée «n’aurait pu entraîner l’oppression de la femme» à elle seule. Celle-ci n’a été rendue possible que parce qu’ il y avait en la conscience humaine «la catégorie originelle de l’Autre et une prétention originelle à la domination de l’Autre» (cf. la thèse hégélienne).

Selon la philosophe, il manque en définitive à ces trois discours «une infrastructure existentielle» qui permettrait de prendre en compte la totalité de l’expérience humaine :

«/.../ le corps, la vie sexuelle, les techniques n’existent concrètement pour l’homme qu’en tant qu’il les saisit dans la perspective globale de son existence. La valeur de la force musculaire, du phallus, de l’outil ne saurait se définir que dans un monde de valeurs : elle est commandée par le projet fondamental de l’existant se transcendant vers l’être.»

Ainsi, par exemple, comme elle le rappelle, à plusieurs reprises au cours de l’essai, la valeur de pouvoir attachée au pénis est toute relative : il ne «tire sa valeur privilégiée» que «du contexte social».

S. de Beauvoir ne peut donc que récuser ces trois discours qui, en cherchant à expliquer l’oppression de la femme, ne font finalement que la justifier, en l’enfermant dans son altérité (Le titre choisi pour cette première partie du T. I, Destin, est tout à fait éloquent).

L’histoire «à la lumière de la philosophie existentielle»

Pour «comprendre comment la hiérarchie des sexes s’est établie», la philosophe va «montrer positivement comment «la réalité féminine» s’est constituée, en tant qu’«Autre de l’homme» au cours de l’histoire, «en reprenant à la lumière de la philosophie existentielle les données de la préhistoire et de l’ethnographie». Relisant l’histoire dans cette perspective philosophique, elle constate que les hommes ont eu généralement le privilège d’exprimer leur transcendance de sujet à travers des projets, témoignant par là de leur liberté de conception et de création tandis que les femmes ont été contraintes le plus souvent à la vie répétitive et peu créative de l’immanence, rivées qu’elles étaient au donné, à leur facticité. Il en est ainsi dès l’aube de l’humanité. La femme, condamnée à engendrer et à allaiter (des «fonctions naturelles» et non des «activités») «subit passivement son destin biologique» : «les travaux domestiques /.../, seuls conciliables avec les charges de la maternité, l’enferment dans la répétition et dans l’immanence». Au contraire, l’homo faber (qui fabrique des outils), par ses actes d’inventeur, «transcende sa condition animale» et «se réalise comme existant», c’est-à-dire en tant que sujet. C’est ainsi qu’est née la suprématie masculine. Avec l’invention de l’outil, c’est «l’activité mâle qui créant des valeurs a constitué l’existence elle-même comme valeur». Confinée dans son rôle biologique, la femme s’est trouvée ainsi exclue du monde des valeurs créées par les hommes, plus libres dans leurs corps.

L’enquête historique se révèle accablante : pour la philosophe, «ce monde a toujours appartenu aux hommes». Les rares réussites des femmes sont d’autant plus remarquables. Certaines reines comme Isabelle la Catholique, Elizabeth d’Angleterre, Catherine de Russie ou certaines saintes comme Catherine de Sienne ou sainte Thérèse d’ Avila «ont accompli des œuvres comparables à celles des hommes», parce que «la force des institutions sociales (les) avait exaltées au-delà de toute différenciation sexuelle». C’est la preuve que la féminité, quand elle est «socialement abolie», «ne constitu(e) plus une infériorité». De tels accomplissements, si exceptionnels soient-ils, prouvent «avec éclat qu’une femme peut s’élever aussi haut qu’un homme quand par un hasard étonnant, les chances d’un homme lui sont données». N’étant plus exaltée dans sa seule féminité, elle retrouve sa pleine humanité de sujet.

Tout le sens de l’entreprise philosophique de l’auteur du Deuxième Sexe va consister dans la suite de l’ouvrage à déconstruire «la réalité féminine» élaborée par la société patriarcale, pour permettre aux femmes de se libérer de l’oppression masculine, afin de s’accomplir pleinement en tant qu’êtres humains.

Penser la féminité comme construction culturelle (historique et sociale)

Déconstruction du féminin dans les mythes

Rappelons que c’est en explorant les mythes de la féminité que S. de Beauvoir a commencé à prendre conscience de sa féminité, plus précisément de la manière dont celle-ci avait été modelée à son insu par des «mythes forgés par les hommes». C’est dire l’importance de cette Troisième partie : Mythes, dans laquelle elle entreprend de déconstruire «la réalité féminine» telle qu’elle a été élaborée au cours de l’histoire, à travers les mythologies et la littérature. Ces mythes qui donnent à voir la femme, «telle que les hommes la rêvent», constituent «un des facteurs essentiels de sa condition concrète» – «son être-pour-les hommes» –, puisqu’ils contribuent à la façonner dans son altérité :

«Trésor, proie, jeu et risque, muse, guide, juge, médiatrice, miroir, la femme est l’Autre dans lequel le Sujet se dépasse sans être limité, qui s’oppose à lui, sans le nier ; elle est l’Autre qui se laisse annexer sans cesser d’être l’Autre.»

Autant de figures de l’imaginaire masculin constituant l’altérité féminine. Qu’elle soit «vierge, mère, épouse, sœur, servante, amante, farouche vertu, souriante odalisque», il n’est «aucune figure féminine» qui «ne soit susceptible de résumer les ondoyantes aspirations des hommes». Ces représentations de «l’éternel féminin» dans toute sa diversité ne peuvent être qu’aliénantes pour les femmes, qui risquent de se laisser piéger dans cet «être pour autrui», en se faisant objet pour les hommes qui eux, se voient ainsi confortés dans leur être, dans leur statut de sujet.

Malgré l’évolution des mœurs et des canons de la féminité, S. de Beauvoir constate que ces stéréotypes de «l’éternel féminin», plus ou moins intériorisés, même s’ils commencent à s’estomper, continuent encore à hanter l’imaginaire amoureux aussi bien des hommes que des femmes. Ainsi, écrit-elle, «la duplicité des hommes crée chez la femme un déchirement douloureux»: comment être à la fois un individu autonome et une «vraie femme» (avatar de «l’éternel féminin») aux yeux des hommes qui, s’ils « cceptent dans une grande mesure une égale», continuent cependant à rêver, en exigeant de leur compagne qu’elle se conforme à l’image de «la vraie femme ?». Pour l’auteur du Deuxième Sexe, ces mythes tant qu’ils perdurent, en confirmant la femme dans son altérité, ne peuvent que perpétuer l’inégalité homme-femme.

«On ne naît pas femme : on le devient»

Les mythes de la féminité, participant de l’idéologie de la domination masculine, ne font que conforter l’inégalité homme-femme : ils ne la créent pas. Celle-ci, en fait, prend naissance, selon la philosophe, très tôt au sein de la société, au cours du processus de différenciation sexuelle qui, en construisant le féminin, l’infériorise au profit du masculin. «Oui, écrit-elle dès l’introduction, les femmes dans l’ensemble sont aujourd’hui inférieures aux hommes». Mais il ne faudrait pas se méprendre «sur la portée du mot être», en lui donnant «une valeur substantielle  alors qu’il a le sens dynamique hégélien : être, c’est être devenu, avoir été fait tel qu’on se manifeste». La femme n’est pas «le deuxième sexe» : elle l’est devenue en raison de sa «situation qui lui ouvre de moindres possibilités». Telle est la thèse centrale du Deuxième Sexe que l’auteur reprend dans cette formule-choc passée à la postérité, qui ouvre le T. II, au chapitre Enfance  :

«On ne naît pas femme : on le devient»

Décalque de la célèbre formule d’Érasme : «On ne naît pas homme, on le devient» (L’Éducation des enfants). Pour l’humaniste, l’homme ne saurait s’accomplir sans l’éducation. Par analogie, on pourrait affirmer avec S. de Beauvoir que le féminin ne s’accomplit que dans l’éducation au sein de la société. En d’autres termes, cela signifie qu’il n’y a pas de «nature féminine» définie physiologiquement, la femme ne se réduisant pas à son rôle de femelle. Sans vouloir nier les différences sexuelles, l’auteur soutient dans La Force des choses I que ces «dissemblances» sont «d’ordre culturel et non pas naturel1». Pour la philosophe existentialiste (cf.«L’existence précède l’essence.»), «la réalité féminine» n’est pas un donné originel immuable, c’est le produit d’une situation donnée à un moment donné de l’histoire «un produit élaboré par l’ensemble de la civilisation» :

«Quand j’emploie les mots femme ou féminin je ne me réfère évidemment à aucun archétype, à aucune immuable essence ; après la plupart de mes affirmations il faut sous-entendre dans l’état actuel de l’éducation et des mœurs.» (T. II, Introduction).

On pourra donc définir la féminité, selon S. de Beauvoir, comme une construction culturelle (sociale et historique) présentée comme naturelle pour justifier la domination masculine. Dans cette thèse qu’on qualifiera de culturaliste, on peut reconnaître une vision marxisante qui, en soulignant l’importance des effets de situation sur la liberté, module de façon significative l’existentialisme sartrien.

1. En distinguant ainsi le sexe biologique du sexe socialement et historiquement construit, S. de Beauvoir ouvrait la voie aux gender studies fondées sur l’opposition entre sexe et genre. Judith Butler, l’auteure de Trouble dans le genre (1990) a d’ailleurs reconnu très tôt sa dette envers l’auteur du Deuxième Sexe. (cf. Dates et repères-clés in Documents annexes).

La fabrication du féminin

Dans la première partie du T. II, entièrement consacrée à la formation de la fille, S. de Beauvoir va analyser minutieusement cette construction du féminin par l’éducation et la société, de l’enfance à l’âge adulte, en s’arrêtant sur les moments-charnières de la puberté et de l’initiation sexuelle. Le chapitre Enfance décrit ainsi comment à partir d’un tronc commun indifférencié (jusqu’à 12 ans), la société fabrique la spécificité et la hiérarchie des sexes, en conditionnant très tôt la petite fille à ses futurs rôles d’épouse et de mère (cf. l’extrait «On ne naît pas femme : on le devient» in Documents annexes). On y montre en particulier comment on dresse la fillette à devenir «une vraie femme», c’est-à- dire «une poupée vivante» destinée à plaire et une parfaite ménagère pour son futur mari, bref à devenir «comme ses aînées, une servante1 et une idole». Très tôt, en effet, la petite fille, en s’initiant à son rôle féminin à travers des jeux et des tâches familiales spécifiques, fait l’apprentissage de la «passivité» quand le garçon, au contraire, «fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde». S. de Beauvoir souligne avec force que ce trait «qui caractérisera essentiellement la femme féminine» n’est en rien «une donnée biologique», mais «un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société». Dans cette fabrication du féminin, le rôle de la mère se révèle particulièrement nocif, car «elle entend intégrer la fille au monde féminin, /.../ imposant à la fille sa propre destinée». Quant au contraire, celle-ci reçoit «une formation virile», nous dit l’auteur, elle a la chance «d’échapper en grande partie aux tares de la féminité», que sont notamment la passivité, la résignation et le narcissisme. En fait, c’est moins «la situation biologique de la femme (qui) constitue pour elle un handicap» que «la perspective dans laquelle elle est saisie». Ainsi par exemple, c’est bien «le contexte social qui fait de la menstruation une malédiction». Comme le constate l’auteur, celle-ci n’est plus vécue comme un handicap par rapport à l’homme, chez des femmes actives comme par exemple «les sportives positivement intéressées à leur propre accomplissement».

Cette dernière observation confirme que la féminité n’a rien d’immuable : la «réalité féminine» est toute relative : elle peut se modifier en fonction des situations, en fonction du contexte familial ou social. Cela signifie donc que le féminin peut-être reconstruit sur des bases nouvelles qui puissent libérer la femme de l’oppression masculine.

1. Un exemple révélateur de l’empreinte de l’idéologie patriarcale dans la langue allemande : la fille se dit das Mädchen qui littéralement signifie petite servante.

Fonder ainsi un discours libérateur audacieux

Cherchant à réintégrer pleinement la femme dans son humanité de sujet, S. de Beauvoir va dénoncer toutes les situations qui enferment la femme dans une altérité dévalorisante, tout particulièrement le mariage et la maternité qui sont habituellement des figures imposées de l’idéologie patriarcale.

Dans le chapitre La femme mariée, elle s’en prend vivement au mariage traditionnel qui, à l’époque du Deuxième Sexe, est encore la destination sociale privilégiée d’un grand nombre de femmes qui ne bénéficiaient ni de l’égalité économique ni de la liberté sexuelle. Elle démystifie ainsi la situation conjugale, en la «défini(ssant) essentiellement» en termes de service : «le service du lit» et «le service du ménage». L’épouse qui «ne trouve sa dignité que dans sa vassalité» ne peut donc qu’être mutilée dans son être de femme. «Vouée à la répétition et à la routine», «aliénée dans sa liberté», celle-ci connaît rarement l’épanouissement sexuel, «le devoir conjugal tendant à faire de l’épouse une prostituée légitime. A cette réalité dégradante du mariage traditionnel, l’auteur oppose l’idéal d’un couple équilibré, fondé sur la reconnaissance de deux libertés qui serait source d’épanouissement mutuel. Il pourrait se vivre, «parfois dans le cadre du mariage, le plus souvent au dehors», «la condition sine qua non pour qu’il y ait entre époux loyauté et amitié» étant «qu’ils soient tous deux libres à l’égard l’un de l’autre et concrètement égaux». Cette nouvelle conjugalité qui repose sur la liberté sexuelle qui n’exclut pas toutefois la fidélité à un engagement plus fort qui «dépasse l’instant» et l’autonomie économique présenterait aussi un autre avantage, aux yeux de l’auteur : celui de libérer l’homme en même temps que la femme du «code masculin» régissant le modèle patriarcal: «l’homme se délivrera en la délivrant, c’est-à-dire en lui donnant quelque chose à faire en ce monde». Cet idéal de couple équilibré, libre et ouvert, d’une loyauté fidèle, S. de Beauvoir l’assumera courageusement toute sa vie avec Sartre, non sans déchirements, comme nous l’avons vu.

E. Badinter voit dans le chapitre sur la mère «un des moments les plus forts de son livre, l’élément-clé de sa démonstration». La «vocation maternelle» de la femme constitue, en effet, la pièce maîtresse de l’idéologie patriarcale qui, «assujettissant la femme à l’espèce», permet de lui assigner une fois pour toutes, une place déterminée et (subalterne) dans la société. Certes, S. de Beauvoir reconnaît que «c’est par la maternité que la femme accomplit intégralement son destin physiologique : c’est là sa vocation «naturelle» à savoir «la perpétuation de l’espèce». Mais comme «la société humaine n’est jamais abandonnée à la nature», la femme ne saurait se définir par son destin biologique. Le postulat de «l’instinct maternel» par lequel on justifie la vocation «naturelle» de la femme est, comme elle le constate, déjà largement démenti par les faits : on recourt depuis longtemps et quasiment dans toutes les sociétés à diverse formes de contraception et à l’avortement (en France, une pratique massive, mais toujours illégale à l’époque du Deuxième Sexe). Elle ne peut donc que le réfuter avec force : «il n’y a pas d’instinct maternel : le mot nes’applique en aucun cas à l’espèce humaine. L’attitude de la mère est définie par l’ensemble de sa situation et par la manière dont elle l’assume». La grande diversité des réactions féminines face à la grossesse, à l’accouchement et à l’allaitement, la fréquence des sentiments négatifs (angoisse, déception, indifférence, voire hostilité) prouvent, s’il en était besoin, qu’il n’existe pas d’attitude-type relevant d’un quelconque instinct et qui serait commun à toutes les femmes. Chacune réagit en fonction de son histoire personnelle et de sa situation économique et morale. La maternité ne va donc pas de soi pour une femme. Épousant le point de vue de la psychanalyste Hélène Deutsch, S. De Beauvoir appelle de ses vœux «une maternité librement assumée et sincèrement voulue» notamment, grâce à la contraception – où la femme puisse «s’accomplir totalement», de manière à pouvoir jouer un rôle dans la vie économique, politique, sociale, si elle le souhaite. Pour Danièle Sallenave, l’auteur du Deuxième Sexe a incontestablement «rendu aux femmes leur liberté», en «sépar(ant) leur destin individuel de leur destin physiologique (Castor de guerre).

En 1949, la libération de la femme est en marche, mais S. de Beauvoir est bien consciente qu’il reste encore du chemin à parcourir : n’a-t-elle pas choisi d’intituler la dernière partie de son ouvrage : Vers la libération ? Si pour elle, la libération de la femme passe indéniablement par le travail qui «peut seul lui garantir une liberté concrète», il ne lui assure pas pour autant l’égalité avec les hommes. Effectivement, elle constate que «la majorité des femmes qui travaillent ne s’évadent pas du monde féminin traditionnel». Comment pourraient-elles «devenir concrètement les égales des hommes» alors qu’ «elles ne reçoivent pas de la société ni de leur mari, l’aide qui leur serait nécessaire pour devenir les égales des hommes» ? Cela supposerait déjà l’égalité salariale et un véritable partage des tâches familiales au sein du couple… Mais, selon la philosophe, même la minorité de femmes privilégiées qui trouvent dans leur profession une autonomie économique et sociale ne sont pas encore les égales des hommes. La femme indépendante (titre du dernier chapitre) vit le plus souvent sa condition de femme dans le déchirement, partagée qu’elle est d’une part, entre le désir d’ «accomplir sa féminité/.../ en demeurant une vraie femme», conforme dans son apparence aux canons de la féminité édictés par la société et d’autre part, son aspiration à pouvoir exprimer en toute liberté «ses revendications de sujet souverain». Situation des plus inconfortables bien perçue par S. de Beauvoir car «renoncer à sa féminité, c’est renoncer à son humanité.» Quant à sa vie sexuelle, il lui est encore plus difficile de la vivre harmonieusement dans une parfaite égalité avec l’homme, en raison à la fois de codes sociaux contraignants «on confond, écrit-elle, femme libre et femme facile» et de «la nature singulière de l’érotisme féminin» (lien entre sexualité et sentiment). «Il faudrait, dit-elle, que la femme pût être amoureuse à la manière d’un homme, c’est-à-dire sans mettre son être même en question, dans la liberté, il faudrait qu’elle se pensât son égale, qu’elle le fût concrètement». Pour S. de Beauvoir, la femme indépendante de 1949 n’est pas encore vraiment libérée : elle reste «divisée entre ses intérêts professionnels et les soucis de sa vocation sexuelle» et «peine à trouver son équilibre».

Dans sa conclusion, l’auteur du Deuxième Sexe ne peut imaginer l’avènement de la femme nouvelle, sans de profondes transformation socio-culturelles, en particulier dans le domaine de l’éducation (cf. l’extrait Conclusion in Documents annexes). Celle-ci devrait être égalitaire et mixte aussi bien dans la famille qu’à l’école, de façon à ce que la fille sente autour d’elle, dès son plus jeune âge, «un monde androgyne et non un monde masculin». Dans le même temps, selon l’auteur, cela aurait pour effet de modifier les comportements du garçon qui, une fois débarrassé de son «complexe de supériorité» pourrait «estim(er) les femmes autant que les hommes». Se reconnaissant enfin libres et égaux, participant de la même condition humaine, «hommes et femmes, par-delà leurs différenciations naturelles», pourraient «affirmer sans équivoque leur fraternité». Profession de foi on ne peut plus républicaine !

Féministe universaliste, S. de Beauvoir prône donc la réconciliation des sexes par la libération des femmes dans une société idéalement «socialiste» (!), mais n’envisage pas encore de luttes féministes spécifiques pour accélérer ces transformations socio-culturelles qui permettraient l’émancipation des femmes.

Le trajet thématique que j’ai choisi de l’oppression des femmes à leur libération – reflète bien évidemment celui du Deuxième Sexe, mais laisse dans l’ombre l’unité thématique de l’ouvrage, suggérée dans l’introduction générale. Celui-ci se présente, en effet, sous la forme d’un diptyque sur la condition féminine : le T. I. Les faits et les mythes présente «la réalité féminine» (en tant que sexe inférieur) telle qu’elle a été justifiée par les hommes au cours de l’histoire et à travers les mythes, tandis que le T. II. L’expérience vécue présente cette même «réalité féminine» telle qu’elle a été vécue, intériorisée par les femmes et dont celles-ci doivent se libérer. En fait, ces deux tomes constituent deux volets complémentaires d’une même réalité : «l’oppression masculine, comme vérité de la condition féminine» (D. Sallenave).

 

 

 

Comment le Deuxième Sexe est-il devenu la bible du féminisme moderne ?

Le scandale du Deuxième Sexe

En juin 1949, le retentissement de l’ouvrage est immense : 22000 exemplaires du T. I sont vendus en une semaine. Un énorme succès de librairie qui tient largement au scandale suscité par la prépublication, un mois plus tôt, dans Les Temps modernes d’un chapitre du T. II, L’initiation sexuellede la femme. Mauriac s’indigne : «Nous avons littérairement atteint les limites de l’abjection.» / «Le sujet traité par S. de Beauvoir /.../ est-il à sa place au sommaire d’une grave revue philosophique et littéraire ?». La publication du T. II ravive la polémique : S. de Beauvoir est l’objet d’un «festival d’obscénités» (La Force des choses I). Qu’une femme, fût-elle philosophe, puisse parler si librement de sexualité, voilà ce qui choque ! Le contenu scandalise également : la désacralisation de la maternité, le plaidoyer en faveur de l’avortement et de la contraception, l’affirmation pour la femme du droit au plaisir, heurtent les convictions tant des chrétiens que des communistes. Le Vatican mettra même l’ouvrage à l’index en 1956. Et puis, il y a aussi ces séducteurs que S. de Beauvoir avait blessés dans leur honneur : Camus en tête qui déclare que le livre est «une insulte au mâle latin» !

Il y a aussi des lecteurs plus éclairés. Citons par exemple, J. Gracq qui salue «le courage» de l’auteur du Deuxième Sexe, le philosophe personnaliste E. Mounier qui, tout en signalant ses convergences de vue avec l’auteur, souligne l’originalité de la démarche de la philosophe «l’éclairage existentialiste qui est donné à ces faits et à ces mythes». Mais c’est peut-être l’éminent critique M. Nadeau qui a le mieux saisi l’audace novatrice de l’ouvrage : «Pour la première fois, s’évadant de la confession, du roman, du témoignage de pure revendication, une femme brosse de la condition de la femme, un tableau complet, vivant et qui vise à l’impartialité.» (Mercure de France, septembre-décembre 1949).

La consécration américaine

Traduit aux E.U. en 1953 – pourtant bien mal traduit par un zoologiste qui condense l’ouvrage, en l’amputant de sa dimension philosophique , Le Deuxième Sexe rencontre un écho très favorable chez les féministes américaines. En 1963, paraît la Femme mystifiée (avec une dédicace à S. de Beauvoir) de Betty Friedan qui analyse le mal-être de la ménagère américaine à la lumière du Deuxième Sexe. En 1966, celle-ci fonde le premier mouvement de libération de la femme, le N.O.W. (National Organisation for Women), voué à la lutte pour l’égalité des chances, qui sera bien vite dépassé par un mouvement plus radical et de plus grande ampleur, le Women’s Lib, apparu en 1968. En 1970, Kate Millet publie La Politique du mâle, un essai capital dans lequel, selon Ingrid Galster, on «retrouve la structure du livre de S. de Beauvoir» (La consécration américaine in Le Magazine littéraire, janvier 2008), alors que celui-ci n’est jamais cité. Ce sont précisément ces deux essais qui, toujours selon I. Galster, «ont eu le plus grand impact, au niveau mondial pour la diffusion du féminisme». Mais, ce n’est qu’en 1999 que K. Millet reconnaîtra publiquement ce qu’elle doit au Deuxième Sexe, déclarant :«Ce livre fut une révélation : comment aurait-il pu être une source ?» (ibid.). Certes, une reconnaissance, mais pour le moins équivoque.

Ce sont les féministes américaines qui vont, à leur tour, influencer les féministes françaises au début des années 70. S’il y a bien eu des prises de conscience individuelles, il semble, en effet, difficile, d’après I. Galster, d’établir un rapport direct entre la réception du Deuxième Sexe et la création du M.L.F. Comme se souvient l’historienne Michelle Perrot : «C’est le féminisme américain qui nous a ramené Le Deuxième Sexe comme grand livre, comme précurseur et fondamental pour la pensée féministe» (ibid.). L’essai de S. de Beauvoir est enfin redécouvert en France. Les chapitres qui avaient scandalisé en 1949 annonçaient finalement les grands thèmes de revendication du M.L.F. : le droit à la contraception, le droit à l’avortement, la revendication d’une sexualité librement choisie, la normalisation de l’homosexualité. Le Deuxième Sexe allait leur donner un fondement théorique, comme le constate S. de Beauvoir dans une interview en 1976 : «C’est une fois que le mouvement existe que le livre trouve une certaine valeur». Ainsi c’est bien la consécration américaine qui a fait du Deuxième Sexe la bible du féminisme moderne.

L’engagement féministe de S. de Beauvoir

S. de Beauvoir qui avait toujours refusé le féminisme militant accepte à partir de 1970 de s’engager aux côtés du M.L.F. Elle a pris conscience de l’urgence qu’il y avait à «se battre pour des revendications proprement féminines parallèlement à la lutte des classes» (Tout compte fait, 1972), et fait son autocritique, en rectifiant une affirmation hâtive qu’elle avait exprimée dans l’introduction du Deuxième Sexe : «Non, nous n’avons pas gagné la partie : en fait depuis 1950 nous n’avons quasi rien gagné» (ibid.). C’est ainsi qu’elle signe en avril 1971 dans Le Nouvel Observateur le Manifeste des 343 salopes (celles qui reconnaissaient avoir avorté quand l’avortement était encore une infraction sévèrement punie par la loi), participe à un certain nombre de manifestations féministes et cofonde en 1977 la revue Questions féministes. Si elle reconnaît avoir «modifié (s)a position sur le plan pratique et tactique», «théoriquement, (elle) demeure sur les mêmes positions» (ibid.). Face à la montée au sein du M.L.F. d’un néo-féminisme différentialiste, issu de la psychanalyse (Antoinette Fouque, figure historique du M.L.F., Luce Irigaray et Hélène Cixous) qui pense que l’infériorisation des femmes est due à une méconnaissance de leur vraie nature qu’il s’agit de redécouvrir dans sa spécificité et dans sa valeur, S. de Beauvoir défend fermement un féminisme universaliste, seul capable à ses yeux de libérer les femmes de l’oppression masculine. Tout au plus accepte-t-elle de nuancer certains propos du Deuxième Sexe, en adoucissant par exemple sa vision de la maternité et de la vieillesse et en rééquilibrant son androcentrisme (on lui reprochait sa dévaluation du féminin). Mais les rectifications qu’elle apporte vont plutôt dans le sens d’une radicalisation de son féminisme. Elle souhaitait par exemple compléter sa formule célèbre par son corollaire : «On ne naît pas mâle : on le devient» ce qu’ E. Badinter entreprendra de démontrer en 1992 dans son essai XY, de l’identité masculine.

*

Le Deuxième Sexe a fait son chemin dans la conscience d’un immense lectorat féminin auquel il a ouvert un monde de possibles, chaque lectrice prenant conscience de la généralité de ses problèmes. Ces milliers de lettres éplorées de gratitude que S. de Beauvoir a reçues jusqu’à sa mort témoignent à l’évidence de la puissance de rayonnement de ce grand livre d’émancipation des femmes qui fera dire à E. Badinter, lors des obsèques de S. de Beauvoir : «Femmes, vous lui devez tant !1 ».

Même si certaines pages du Deuxième Sexe (notamment sur le mariage traditionnel) peuvent nous paraître aujourd’hui datées, voire caduques, compte tenu de l’évolution des mœurs en Occident – toute relative quand on pense, par exemple à ces 213 000 femmes encore victimes de violences conjugales, en France, en 2018 , l’essentiel de l’essai n’a rien perdu de son pouvoir de subversion. Sa puissance émancipatrice reste encore intacte dans ces pays où les femmes sont toujours sous le joug du patriarcat. A ce titre, pour le philosophe Michel Kaïl, celle qui n’a jamais « donné aucun gage à la légitimation de l’oppression mériterait le titre de «grande philosophe» (Simone de Beauvoir philosophe).

Traduite en une multitude de langues, dans tous les continents (en tamoul récemment), de plus en plus retraduite depuis les année 1990 (au Japon, en Espagne, aux E.U.), l’œuvre fondatrice du féminisme moderne peut désormais «brûler dans des millions de cœurs» (Mémoires d’une jeune fille rangée), accomplissant ainsi le vœu le plus cher de l’adolescente Simone de Beauvoir qui rêvait de devenir plutôt une romancière célèbre.

1. Antoinette Fouque aura, au contraire, ces mots terribles, au lendemain de la mort de S. de Beauvoir : «Cette mort n’est pas un événement. C’est une péripétie qui va peut-être accélérer l’entrée des femmes dans le XXIe siècle». Jugement haineux, des plus hâtifs, auquel l’Histoire a donné tort.

 

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Éléments de bibliographie

Œuvres de Simone de Beauvoir

- Le Deuxième Sexe (I, II), 1949, Folio

- Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958, Folio

- La Force des choses, 1963, Folio

- Tout compte fait, 1972, Folio

- Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique 1947-1964, 1997, Folio

Sur Simone de Beauvoir et Le Deuxième Sexe

- Castor de guerre, Danièle Sallenave, 2008, Folio

- Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, Éliane Lecarme-Tabone, 2008, Folio

- Simone de Beauvoir philosophe, Michel Kaïl, 2006, PUF

- Simone de Beauvoir, la passion de la liberté, Le Magazine littéraire, janvier 2008

Sur le féminisme

- Homme, femme… Les lois du genre, Le Point-Références, juillet-août 2013

- 30 ans après Beauvoir : où en sont les féministes ?, Le Magazine littéraire, avril 2016

- Féminismes, Le Point-références, mai-juin 2018

Documents annexes à consulter ci-dessous :

- La table des matières du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir

- Citations et extraits du - - - - - -

- Dates et figures-clés de l’histoire de l’émancipation des femmes en Occident

 

 

Hubert Bricaud, 12 décembre 2019

 

 

 

 

 

Table des matières du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (1908-1986)

 

T. I : Les faits et les mythes

Introduction

Première partie : Destin

I. Les données de la biologie

II. Le point de vue psychanalytique

III. Le point de vue du matérialisme historique

Deuxième partie : Histoire

I. Préhistoire

II. Protohistoire

III. Antiquité

IV. Du Moyen Âge à l’Ancien Régime

V. De la Révolution à 1940

Troisième partie : Mythes

I. Mythes collectifs

II. Mythes et littérature :

II. 1. Montherlant ou le pain du dégoût

II. 2. D.H. Lawrence ou l’orgueil phallique

II. 3. Claudel ou la servante du Seigneur

II. 4. Breton ou la poésie

II. 5. Stendhal ou le romanesque du vrai

II. 6. Conclusion

III. Le mythe de la femme dans la vie quotidienne

 

T. II : L’expérience vécue

Introduction

Première partie : Formation

I. Enfance

II. La jeune fille

III. L’initiation sexuelle

IV. La lesbienne

Deuxième partie : Situation

V. La femme mariée

VI. La mère

VII. La vie de société

VIII. Prostituées et hétaïres

IX. De la maturité à la vieillesse

X. Situation et caractère de la femme

Troisième partie : Justifications

XI. La narcissiste

XII. L’amoureuse

XIII. La mystique

Quatrième partie : Vers la libération

XIV. La femme indépendante

Conclusion

 

N.B. Les titres de chapitres en italiques ne sont pas de Simone de Beauvoir. Je me suis permis de les ajouter pour indiquer le contenu de chapitres sans titre, en me référant à l’analyse d’Ėliane Lecarme-Tabone (cf. bibliographie).

 

 

Citations et extraits du Deuxième Sexe (1949)

 

 

Quelques exemples de sexisme philosophique, selon S. de Beauvoir

« Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme et un principe mauvais qui a cré le chaos, les ténèbres et la femme. » Pythagore (I, 1)

« La femelle est femelle en vertu d’un certain manque de qualités. »

« Nous devons considérer le caractère des femmes comme souffrant d’une défectuosité naturelle. » Aristote (I, 17)

La femme est « un homme manqué », un être « occasionnel ». Saint Thomas d’Aquin (I, 17)

 

La perspective existentialiste (I, 33-34)

La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. Tout sujet se pose concrètement à travers des projets comme une transcendance ; il n’accomplit sa liberté que par son perpétuel dépassement vers d’autres libertés ; il n’y a d’autres justifications de l’existence présente que son expansion vers un avenir infiniment ouvert. Chaque fois que la transcendance retombe en immanence il y a dégradation de l’existence « en soi », de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet ; si elle lui est infligée, elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu. Tout individu qui a le souci de justifier son existence éprouve celle-ci comme un besoin indéfini de se transcender. Or, ce qui définit d’une manière singulière la situation de la femme, c’est que étant comme tout être humain, une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer comme l’Autre : on prétend la figer en objet et la vouer à l’immanence, puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle. Comment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles aboutissent à des impasses ? Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? Ce sont là des questions fondamentales que nous voudrions élucider. C’est dire que nous intéressant aux chances de l’individu, nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté.

« On ne naît pas femme : on le devient » (II, 13-14)

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi l’enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d’abord le rayonnement d’une subjectivité, l’instrument qui effectue la compréhension du monde : c’est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu’ils appréhendent l’univers. /.../Jusqu’à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n’y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n’est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c’est que l’intervention d’autrui dans la vie de l’enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement soufflée.

 

Conclusion (II, 645-646)

 

Si dès l’âge le plus tendre, la fillette était élevée avec les mêmes exigences et les mêmes honneurs, les mêmes licences que ses frères, participant aux mêmes études, aux mêmes jeux, promise à un même avenir, entourée de femmes et d’hommes qui lui apparaîtraient sans équivoque comme des égaux, le sens du « complexe de castration » et du « complexe d’Œdipe » seraient profondément modifiés. Assumant au même titre que le père la responsabilité matérielle et morale du couple, la mère jouirait du même durable prestige ; l’enfant sentirait autour d’elle un monde androgyne et non un monde masculin ; fût-elle affectivement plus attirée par son père – ce qui n’est pas même sûr – son amour pour lui serait nuancé par une volonté et non par un sentiment d’impuissance : elle ne s’orienterait pas vers la passivité ; autorisée à prouver sa valeur dans le travail et le sport, rivalisant activement avec les garçons, l’absence de pénis compensée par la promesse de l’enfant – ne suffirait pas à engendrer un « complexe d’infériorité » ; corrélativement, le garçon n’aurait pas spontanément un « complexe de supériorité » si on ne le lui insufflait pas et s’il estimait les femmes autant que les hommes1.

 

 

 

1. Je connais un petit garçon de huit ans qui vit avec une mère, une tante, une grand-mère, toutes trois indépendantes et actives, et un vieux grand-père à demi impotent. Il a un écrasant « complexe d’infériorité » à l’égard du sexe féminin, bien que sa mère s’applique à le combattre. Au lycée il méprise camarades et professeurs parce que ce sont de pauvres mâles.

 

 

 

 

 

N.B. Édition de référence : Folio.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dates et figures-clés de l’histoire de l’émancipation des femmes en Occident

 

Le féminisme d’avant le féminisme

 

1405. Le Livre de la Cité des dames de Christine de Pizan, considéré comme le premier ouvrage féministe, « où l’on réfute ceux qui affirment qu’il n’est pas bon que les femmes fassent des études ».

1622. L’Égalité des hommes et des femmes de Marie de Gournay, l’amie de Montaigne.

1673. De l’égalité des deux sexes, François Poulain de la Barre. Selon ce philosophe cartésien, « les femmes sont propres à tout » : capables des dignités ecclésiastiques comme des charges de judicature, elles peuvent être aussi bien reines que générales d’armée. C’est une citation de Poulain de la Barre « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie » qui sert d’épigraphe au T. I. du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.

Première vague du féminisme moderne

1789. Révolution française. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

1790. Sur l’admission des femmes au droit de cité, Nicolas de Condorcet.

- « L’infériorité et la supériorité se partagent également entre les deux sexes. »

- « Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer les droits de cité. »

1791. Olympe de Gouges publie la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne :

- « Article Ier. La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. /.../ »

- « Article X. /.../ La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune, /.../ »

1792. En Angleterre, Défense des droits de la femme, Mary Wollstonecraft.

- « /.../ si la femme n’est pas préparée à devenir la compagne de l’homme, elle arrêtera le progrès du savoir et de la vertu ; car la vérité doit appartenir à tous, sinon elle n’aura aucune influence dans la vie courante. »

D’où la nécessité d’une éducation égalitaire, publique et mixte.

1804. Promulgation du Code civil par Napoléon Ier : la femme est une mineure soumise à l’autorité de son père ou de son mari.

1808. Théorie des quatre mouvements du socialiste utopiste Charles Fourier.

- « Les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté. »

- « Le bonheur de l’homme, en amour, se proportionne à la liberté dont jouissent les femmes. »

1833. G. Sand fait scandale avec son roman Lélia. L’héroïne en proie à la révolte, à l’angoisse et au doute, avoue sa frigidité et son désespoir.

- « Quel est donc ce crime contre nature de tenir une moitié du genre humain dans une éternelle enfance ? »

1840. Flora Tristan publie Promenades dans Londres où elle défend les femmes exploitées et tout particulièrement les prostituées qui vivent dans l’abjection suprême, le dernier degré de la servitude capitaliste.

1848. En France, révolution de février, suivie en juin d’une insurrection ouvrière.

Publication du Manifeste du parti communiste par Friedrich Engels et Karl Marx.

1849. Création en Allemagne du Frauen-Zeitung (Journal des femmes), par Louise Otto-Peters : le premier journal germanophone à ancrer la légitimité d’une parole politique des femmes.

1864. Fondation de la Ire Internationale ou Association internationale des travailleurs (AIT), qui entend unir les travailleurs de tous les pays pour leur émancipation.

1866. L’AIT vote contre le droit au travail des femmes.

1869. De l’assujettissement des femmes, John Stuart Mill.

- « Je crois que c’est pour les maintenir en sujétion dans la vie domestique qu’on insiste sur les incompétences des femmes dans d’autres domaines. »

1871. Louise Michel participe activement au soulèvement prolétarien de la Commune de Paris, de mars à mai.

- « Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine. » (Mémoires écrits par elle-même, 1886)

1879. La femme dans le passé, le présent et l’avenir, August Bebel. Pour celui qui deviendra en 1890, le président du parti social-démocrate allemand, la femme ne sera l’égale de l’homme qu’avec l’avènement du socialisme.

1881. Hubertine Auclert fonde le journal, La Citoyenne, en vue « d’abroger les lois qui infériorisent et asservissent les femmes ».

En France, l’enseignement primaire devient obligatoire pour les filles comme pour les garçons.

1889. Création de la IIe Internationale, fondée par les partis socialistes et ouvriers d’Europe.

1891. Publication de Ève dans l’humanité, un recueil de conférences de Maria Deraismes, une intellectuelle d’une grande rigueur philosophique qui fondera avec le Dr Georges Martin la première loge maçonnique mixte, Le Droit Humain, en 1893.

- « L’infériorité des femmes n’est pas un fait de nature, /.../, c’est une invention humaine, une fiction sociale. »

1903. En Grande Bretagne, création de l’union sociale et politique des femmes (Women’s Social and Political Union), qui défend le vote des femmes, d’où le nom de suffragette donné à ses membres.

1907. En France, les femmes mariées peuvent percevoir leur salaire.

1914. L’Éducation féministe des filles de Madeleine Pelletier, devenue en 1904, la première femme psychiatre.

- « /.../, c’est la mère qui commence à créer le sexe psychologique et le sexe psychologique féminin est inférieur./.../ On proscrira les poupées, les petits mobiliers, les fourneaux de cuisine qui enseignent dès le berceau à la petite fille qu’elle sera une ménagère. »

1917. En Russie, la Révolution bolchévique.

La Voie féministe, Hélène Brion. Pour cette militante de gauche, la domination masculine n’est pas soluble dans la lutte des classes et la révolution :

- « Les femmes sont plus exploitées encore par la collectivité masculine en tant que femmes qu’elles ne le sont par le capital en tant que productrices. »

1918. En Russie soviétique, Alexandra Kollontaï, devenue commissaire du peuple à l’Assistance publique, promulgue un nouveau Code de la famille, qui autorise le divorce et institue le droit à l’avortement.

1928. Les Anglaises obtiennent le droit de vote.

1929. Dans son essai, Un lieu à soi, la grande romancière anglaise Virginia Woolf montre tout ce qui a fait obstacle à la créativité des femmes et à leur reconnaissance dans l’histoire :

- « /… / la littérature est appauvrie au-delà de toute mesure par les portes qui ont été fermées aux femmes. »

1944. Les Françaises majeures obtiennent le droit de vote.

1946. Début de la IVe République, dont la constitution « garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».

1947. Germaine Poinsot-Chapuis (1901-1981) devient la première femme ministre de plein exercice dans l’histoire de la République.

Deuxième vague du féminisme moderne

1949. Le Deuxième Sexe , Simone de Beauvoir.

1963. Aux États-Unis, La Femme mystifiée de Betty Friedan.

- « Des mesures énergiques s’imposent dès maintenant pour rééduquer les femmes leurrées, bernées par la mystique féminine. »

1965. La Française a le droit d’exercer une profession sans le consentement de son époux.

Création du planning familial.

1967. La loi Neuwirth légalise l’usage de la pilule contraceptive.

1968. Aux États-Unis, fondation du Women’s Lib.

1970. En France, fondation du Mouvement de Libération des femmes (MLF).

Aux États-Unis, La Politique du mâle de Kate Millet : en finir avec le patriarcat.

1971. Le « Manifeste des 343 salopes » qui revendiquent avoir avorté, paraît dans Le Nouvel Observateur.

1973. Aux États-Unis, création de la National Black Feminist Organization.

1975. La loi Veil autorise l’interruption volontaire de grossesse (IVG).

1981. La loi Roudy sur la parité impose l’égalité professionnelle hommes-femmes.

1984. Aux États-Unis, De la marge au centre. Théorie féministe de bell hooks (écrit sans les majuscules), nom de plume de Gloria Watkins. La fondatrice du black feminism met en évidence « l’interconnexion entre les oppressions de sexe, de race et de classe ». Essai capital qui donnera naissance au concept d’« intersectionnalité » des discriminations, forgé plus tard par la juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw.

Troisième vague du féminisme moderne

1990. Aux États-Unis, Trouble dans le genre de Judith Butler.

- « /.../ pour Beauvoir, le sexe relève du fait immuable, le genre est acquis./.../ La théorie de Beauvoir a des conséquences, semble-t-il radicales qu’elle-même n’arrivait pas à imaginer. Par exemple, si le sexe et le genre sont parfaitement distincts, cela implique qu’on peut-être d‘un certain sexe, mais prendre le genre opposé ; autrement dit le terme « femme » n’a pas besoin de renvoyer à la construction culturelle du corps féminin comme le terme « homme » n’a pas besoin de traduire des corps masculins ; formulée aussi radicalement, la distinction sexe/genre suggère que les corps sexués permettent toutes sortes de genres différents ; de plus cela implique que les genres ne doivent pas nécessairement se limiter au nombre de deux. »

1992. En France, vote de la loi contre le harcèlement sexuel sur les lieux de travail.

2000. En France, loi de parité hommes-femmes pour l’accès aux fonctions politiques et administratives.

2003. En France, fondation par Fadela Amara du mouvement Ni Putes ni Soumises, après la Marche des femmes des quartiers pour l’égalité et contre les ghettos.

2008. Inscription dans la Constitution de la Ve République du principe de l’égalité homme-femme.

Création à Kiev (Ukraine) du mouvement des Femen.

2013. La loi Taubira sur le mariage pour tous autorise le mariage pour les couples homosexuels.

2017. Aux États-Unis, la campagne Me Too, initiée en 20077 par l’activiste Tarana Burke, est relancée sous forme du hashtag #Me Too par l’actrice Alyssa Milano. Elle inspire, en France, #BalanceTonPorc

N. B. Tableau synthétique élaboré à partir de tableaux chronologiques et de citations extraites de deux numéros de Point-Références consacrés aux féminismes et aux lois du genre (cf. bibliographie).

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commentaires

B
Intéressante leçon mais un peu longue, j'ai décroché avant la fin comme à la lecture du "Deuxième sexe" : la terminologie philosophique et l'ampleur de cet ouvrage me l'a rendu indigeste. Quant à la vie personnelle de Simone de Beauvoir, elle n'est pas plus enthousiasmante et ne m'inspire pas de sympathie : bisexualité, amours licencieuses, comportement pendant la guerre à la limite de la collaboration.<br /> <br /> > Seule chose positive le "Deuxième sexe" a constitué certainement pour les femmes un ouvrage essentiel dans leur lutte pour s'extraire de la domination masculine et œuvrer à leur émancipation.<br /> <br /> >
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