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22 mai 2010 6 22 /05 /mai /2010 10:19

 

 



Nous avons tous fait l’expérience de la colère. Comme spectateurs voire comme victimes : nous avons assisté à la colère d’un autre ou nous l’avons subie. Celle d’un proche, d’un collègue de travail, d’un supérieur hiérarchique… Nous avons été alors, soit ce spectateur impuissant, effaré peut-être, gêné, ne sachant trop quoi dire ni quoi faire, soit encore ce spectateur ravi, jouissant notamment de voir l’autre perdre ses moyens, se donner en spectacle, d’exhiber devant nous ses faiblesses.
Notre expérience de la colère, c’est aussi nous-mêmes, comme acteurs de nos propres colères, éprouvant cette souffrance physique née d’une tension extrême de tout le corps, cette souffrance morale aussi accompagnant la honte de nous être rendus si ridicules. Mais peut-être avons-nous éprouvé aussi, dans cette colère elle-même, cette jouissance d’être quelqu’un, celle d’écraser l’autre, de lui faire peur, de l’humilier.
Mais il se pourrait que nous ayons rencontré certaines personnes qui, apparemment, ne se mettent jamais en colère. Peut-être dans ce cas nous sommes-nous demandés si cette absence était signe de maîtrise de soi, de sagesse, ou bien simple indifférence voire impuissance à réagir. Est-il normal de ne jamais se mettre en colère ?
Nous nous sommes aussi rendu compte, dans cette expérience de la colère, de la proximité voire de l’intimité entre ce que nous appelons le corps et ce que nous appelons l’esprit. Un simple mot, une simple idée peuvent déclencher une colère ce qui nous conduit peut-être à penser que «c’est dans la tête» que cela se passe. Mais nous savons que la colère c’est aussi tout un registre de manifestations somatiques : la colère se donne à voir, à entendre. Le corps s’y met généreusement en scène. Encore que cela demande à être nuancé : il y a aussi des colères rentrées, des colères froides, des colères qui n’éclatent pas. Mais faut-il encore parler de colères dans ce cas ?
Nous avons, à travers nos lectures, nos conversations, rencontré des opinions diamétralement opposées sur la colère. Les unes la condamnent sévèrement, allant jusqu’à lui donner le statut de péché capital. D’autres la condamnent au nom d’un idéal moral de maîtrise de soi. D’autres opinions défendent au contraire la colère voire l’exaltent. Qu’on songe à l’Iliade et à son héros, le bouillant Achille dont la colère nourrit l’héroïsme guerrier. Dans la Bible elle-même Dieu se laisse aller à la colère contre le peuple qu’il vient d’arracher à l’exode. Sainte colère !
Mais la colère n’est pas le seul fait d’un individu, puisse-t-il être un dieu, un héros. Elle peut s’emparer d’un groupe, d’un peuple. C’est la colère qui peut mettre les foules dans la rue, c’est elle qui aliment les protestations, les révoltes, les révolutions. Ces colères de la foule peuvent être spontanées ou bien provoquées, déclenchées par un meneur, un orateur dont la colère même est communicative ; on pense à l’exemple d’Hitler.
Avec la colère en somme, il semble que nous soyons en face d’une réalité complexe, une sorte de bloc en face duquel la réflexion se trouve d’abord embarrassée, ne sachant au juste par quel bout la prendre : réalité PSYCHIQUE et en même temps PHYSIOLOGIQUE. Réalité INDIVIDUELLE et en même temps RELATIONNELLE (voire SOCIALE). Réalité CONDAMNABLE mais aussi JUSTIFIABLE, PASSIVE et ACTIVE, DOULOUREUSE et JOUISSIVE, MAGIQUE et EFFICACE…

C’est par le biais d’une série de questions que nous chercherons à y voir un peu plus clair :
a) questions concernant sa DEFINITION : est-elle commune aux animaux et aux hommes ou est-elle propre à l’homme ? Si elle est humaine, est-elle le fait de quelques hommes qui en auraient pour ainsi dire le privilège ou bien est-elle une sorte de droit pour tous ? Où situer les limites entre la simple irritation, la colère, la fureur, la haine ? Relève-t-elle de l’émotion ou de la passion ?
b) Questions concernant sa MANIFESTATION : de quelles modifications du corps s’accompagne-t-elle mais aussi de quelles modifications psychiques ? Quels effets produit-elle sur celui qui est en colère et sur ceux qui subissent cette colère ?
c) Questions concernant son SENS. Qu’est-ce qui déclenche un mouvement de colère, quel type d’événement ? Que cherchons-nous en consentant à la colère ? Qu’est-ce que se joue d’important dans l’homme au travers de ses colères ?
d) Questions concernant sa VALEUR : est-elle condamnable, et si oui, au nom de quoi ? Ou bien est-elle au contraire défendable ? Dans ce cas qu’est-ce qui fonderait sa légitimité?

A LA RECHERCHE D’UNE DEFINITION

Tout le monde semble savoir de quoi il parle quand il énonce : «je suis en colère» ou bien : «il était dans une de ces colères !» Qu’on en vienne maintenant à nous demander ce que nous entendons au juste par «colère», nous sommes un peu dans l’embarras : à partir de quand l’irritation devient-elle colère ? Où s’arrête la colère, où commence la fureur ? Voyons donc ce qu’il est possible de définir concernant la colère.

Animale et humaine ou seulement humaine ?

Nous serions d’abord tentés d’affirmer que la colère est aussi bien animale qu’humaine. Pourquoi ? Partant de cette ressemblance entre les conduites agressives de nombreux animaux et ce que nous nommons «colère» chez l’homme, nous sommes frappés parce qui, chez l’un comme chez l’autre, se manifeste alors. La simple observation des manifestations de l’agressivité animale (respiration haletante, gueule qui se contracte et forme un rictus, poil qui se hérisse, manifestations vocales, pour ne prendre que l’exemple des mammifères) et la comparaison que nous pouvons en faire avec ce que donne à voir, avec son corps, l’homme en colère, nous conduisent à conclure (un peu vite sans doute) que colère humaine et agressivité animale sont tout à fait assimilables.
Nous tournant maintenant vers les causes de la colère ou de l’agressivité animale, nous sommes tentés d’affirmer que les deux phénomènes relèvent du mécanisme frustration/agression. Nombre d’animaux sont en effet dotés d’un montage leur permettant de réagir à des situations de frustration par des comportements stéréotypés d’agression. Or la colère ne relèverait-elle pas d’un même mécanisme comme nous le constatons notamment dans le cas de la colère du nourrisson ?
Dans la colère enfin, l’homme ne régresse-t-il pas vers l’animalité ? Emporté par la colère, «hors de lui», il semble avoir passagèrement perdu toute raison, en particulier la puissance de bien juger qui caractérise l’homme. Pris dans et par sa colère l’homme semble alors plus proche de l’animal que de l’homme véritable.
Pourtant, malgré ces ressemblances de surface, et bien qu’il faille reconnaître probablement des racines communes à l’agressivité animale et à la colère, il semble toutefois difficile de réduire celle-ci à une réaction mécanique, fut-elle complexe. D’abord parce qu’elle requiert en partie la raison, ne serait-ce que pour identifier et comprendre –bien ou mal certes– l’offense qui nous a été faite, source de notre comportement coléreux. C’est ce qui fait dire à Sénèque dans son de Ira que : «la colère est inconnue des bêtes sauvages et de tous les êtres à l’exception de l’homme». D’autre part parce que (ce point sera plus précisément examiné dans la troisième étape) la colère est affirmation de soi et suppose donc une conscience de soi difficilement attribuable à l’animal. D’où l’idée que s’il faut bien reconnaître les racines animales pouvant expliquer en partie le comportement humain appelé «colère», il est toutefois difficile de parler en toute rigueur de colère animale, sinon peut-être, comme on la fait souvent, par anthropomorphisme, lequel va même jusqu’à attribuer la colère aux manifestations météorologiques ! La colère serait de ce fait le propre de l’homme.

Tous les hommes ou quelques-uns ?

La colère concerne l’homme, c’est entendu. Mais les concerne-t-elle tous pour autant ? Ici deux questions se posent, l’une touchant le fait, l’autre le droit. Autrement dit, à côté d’individus particulièrement prompts à la colère existeraient d’autres individus qui ne connaissent peu, voire pas du tout cet état. Mais aussi, certains individus auraient «droit» à la colère, d’autres non.
Pouvoir/ ne pas pouvoir se mettre en colère :
On peut penser au «colérique», à l’irascible, soit au tempérament de qui s’irrite aisément, se mettant de ce fait plus vite et plus facilement en colère que d’autres. Nous connaissons sans doute de ces personnes promptes à réagir vivement ou à se mettre «dans tous leurs états» face à des situations ressenties comme autant d’agressions. En revanche, face aux mêmes situations, d’autres personnes ne manifesteront pas les mêmes réactions, garderont leur calme. Pas facile dés lors de déclencher la colère de telles personnes. Mais il reste peu convaincant de réduire tout cela à une simple question de «tempérament». Ceux qui s’irritent facilement ne vivent pas pour autant en permanence en état de colère. Ils s’irritent, réagissent vivement aux situations et aux propos, soit, mais il s’agit là de sortes de colères initiales qui ne vont pas bien loin. A l’inverse, quelqu’un qui ne s’irrite pas facilement pourra, dans certaines circonstances, faire une terrible colère. Colère ponctuelle, exceptionnelle certes, mais de loin beaucoup plus violente que celles, nombreuses voire chroniques, qui agitent régulièrement le colérique ou la «grande gueule».
Remarquons aussi que le déprimé, l’indifférent, ne sont guère sensibles à la colère, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils en seraient incapables, en d’autres circonstances. L’aptitude à la colère est chez l’homme universelle, même si elle trouve chez certains un «terrain» (physiologique ? Psychique ?) plus favorable pour se manifester. Encore faut-il tenir compte de ceux chez qui les colères n’éclatent pas, colères dont les manifestations, toute intérieures, empêchent que nous les identifions comme telles. Colères «rentrées», ressassements, ruminations, comme des sortes d’implosions à l’opposé des plus classiques explosions de colère. Serait-ce que de telles personnes n’osent pas manifester leur colère ou ne s’en sentent pas le droit ?

Droit/ non-droit de se mettre en colère :


Ce constat d’une aptitude à la colère partagée par tous les hommes, encore que selon des intensités et des formes différentes, appelle une autre question, celle-ci d’ordre social.
Si des personnes semblent en effet se mettre moins en colère que d’autres, c’est peut-être qu’elles ne s’en sentent pas le droit. La colère en effet n’est pas complètement étrangère aux hiérarchies sociales. Cela est d’autant plus manifeste dans les sociétés très structurées sur le plan hiérarchique. On peut penser aux sociétés traditionnelles, celles de l’Antiquité notamment. Dans celles-ci, ni les esclaves, ni les femmes n’ont droit à la colère. Celle-ci est le privilège de ceux qui, exerçant le pouvoir, sont donc les plus haut placés dans la hiérarchie sociale. Ainsi l’Iliade, poème de la colère, celle d’Achille puis, par ricochet, de ses ennemis, met-elle la colère du côté des dieux, des héros, des rois.
Qu’en est-il en revanche de la colère dans les sociétés modernes fondées sur le principe égalitaire ? Colère pour tous. Tout le monde a droit à la colère. C’est cette colère «démocratique» que nous voyons souvent signifiée par les médias rapportant toutes sortes de manifestations : routiers en colère, usagers en colère… A noter que dans ces «colères» accessibles à tous, nous avons parfois un peu de mal à retrouver ce qui caractérise vraiment la colère. Ne s’agirait-il pas plutôt d’indignation collective ? Nous verrons un peu plus loin ce qui distingue l’une et l’autre.
Reste que même dans une société a priori égalitaire des hiérarchies subsistent. Leur existence peut nous aider à comprendre pourquoi d’aucuns se mettraient moins facilement en colère que d’autres. Ainsi le subalterne (ouvrier, employé…) ayant pourtant peut-être de sérieux griefs contre son supérieur, ne se sentira-t-il pas le droit d’exploser face à lui, à moins que ce ne soit la prudence ou l’intérêt qui dicte sa conduite. Ce qu’il n’osera pas faire à titre individuel, il se le permettra peut-être en revanche, collectivement. Par où l’on voit que la colère n’est pas totalement étrangère aux rapports de force. Il existe à l’inverse des supérieurs hiérarchiques (grands patrons ou petits chefs) qui usent voire abusent de la colère, faisant d’elle une sorte de méthode de gouvernement. Il s’agit en somme pour eux d’impressionner leurs subalternes pour leur faire reconnaître leur autorité. On peut songer, dans cette perspective, au sergent-instructeur du film de S.Kubrick -Full metal jacket-, paradigme de tous les autoritarismes, exerçant son pouvoir sur les jeunes recrues par une sorte de colère permanente. Colère pédagogique peut-être au départ mais qui finit par être véritable et sérieuse.

La colère est humaine ; elle est universelle mais dépend en partie du type de relations sociales dans lesquelles sont insérés les hommes. Mais savons-nous encore pour autant ce qu’est la colère ?

Où commence la colère ? Où finit-elle ?

Jusqu’à maintenant nous avons usé voire abusé du mot « colère », comme si le sens de ce mot était évident pour tous. Or il suffit de poser ce mot à côté d’autres comme «mécontentement», «irritation», «indignation», «fureur», «rage», «haine» pour ressentir un certain embarras. Tous ces mots ne désignent-ils en effet que les divers degrés d’une même réalité, celle de la colère ?
Dans ce cas nous voici confrontés à la difficulté d’appréhender précisément les seuils séparant les divers moments d’un même processus. Ou bien tous ces mots désignent-ils des expériences spécifiques, bien que proches ? Dans ce cas nous nous heurtons à la difficulté de saisir ce qui est propre à la colère et la distingue des autres expériences voisines.

Mécontentement, irritation, colère :
Le mécontentement c’est le déplaisir ressenti du fait d’une insatisfaction, d’une contrariété. Exemple : un élève reçoit d’un professeur sa copie corrigée. La note obtenue n’est pas à la hauteur de ce qu’il espérait. Il en éprouve du mécontentement. Cette insatisfaction peut l’attrister, le décevoir, mais ne provoque pas la colère. Heureusement car sinon les professeurs s’exposeraient souvent à la colère de leurs élèves !
Reprenons le même exemple, en le modifiant très légèrement. Même situation mais cette fois-ci le professeur ajoute sur un ton ironique : «comme d’habitude ! ». L’élève peut ressentir dans ce cas de l’irritation, d’autant que pour ce devoir, il aura travaillé beaucoup plus que d’habitude. Il ressent le commentaire du professeur comme une injustice, une blessure et cette blessure l’irrite. Il y a dans l’irritation cette soudaineté qui nous surprend nous-mêmes et qui relève du caractère fugace de l’émotion. Nous sommes soudainement déstabilisés. Un désordre s’installe en nous qui à la fois nous impressionne et s’exprime par des mouvements du corps. Pouvons-nous déjà parler de colère ? Celle-ci n’est pas loin sans doute mais elle reste intériorisée même si quelques signes extérieurs en annoncent l’imminence ou la possibilité. Dans l’existence, bien des choses peuvent nous irriter sans que cette irritation débouche toutefois sur la colère. La colère gronde, elle somnole pour ainsi dire mais n’éclate pas.
Il semble en effet qu’en passant de l’irritation à la colère, je franchisse un seuil, je passe à un autre état. Comme si mon irritation se mettait en scène (cf. l’expression : faire une scène à quelqu’un) et que je n’étais pas tout à fait étranger à cela. «Je me suis mis en colère» (comme on dit «se mettre en route», «en train»…) : expression peut-être significative du rôle que je joue dans la colère, du fait que «je» y joue un rôle, actif, décisif. L’activité, la décision consistant ici à laisser aller ce qui était, dans l’irritation, de l’ordre du simple frémissement. Se mettre en colère, c’est aller au bout de son irritation, c’est accomplir ce qui, en elle, restait silencieux. C’est décider en somme de lâcher la bride à l’émotion, d’en amplifier les caractéristiques aussi bien psychiques que corporelles. C’est se jouer à soi-même et devant les autres la «grande scène» de celui qui, blessé, humilié, veut non seulement le donner à voir et à entendre (ne crie pas si fort, les voisins vont entendre !) mais veut aussi faire payer l’offenseur, s’en venger.
Pour résumer : la colère a en commun avec le mécontentement et l’irritation, le sentiment d’une insatisfaction. Mais elle se démarque du premier par la cause de l’insatisfaction. C’est le sentiment d’une injustice qui à la fois m’irrite et peut me mettre en colère. La colère se distingue pourtant de l’irritation par le consentement auquel je sacrifie à exprimer haut et fort et l’injustice dont je pense –à tort ou à raison– être victime et le désir de la réparer.

Indignation et colère :


Indignation et colère sont très proches, si proches que nous sommes souvent amenés à les confondre. Ne diffèrent-elles pas cependant par leur cause et leur orientation ?
Dans sa Rhétorique Aristote insiste tout particulièrement sur ce qui les sépare. Pour lui l’indignation suppose «l’absence de tout intérêt personnel et la seule considération du prochain». On peut dire que la colère, en revanche, s’inscrit dans une stratégie de défense d’une position individuelle. L’indignation nait en somme de la connaissance d’événements, de situations remettant en cause des valeurs sociales (justice, intérêt général, paix…) et elle est orientée vers la restauration de ces valeurs. L’indignation est inséparable d’un sens social. La colère, elle, est causée parce que l’on estime –à tort ou à raison– comme une offense personnelle, une blessure infligée à sa propre image de soi-même. De plus, elle est orientée vers une réparation de cette offense, une vengeance.
Avouons toutefois que cette distinction un peu théorique est difficile à repérer dans la réalité, celle notamment de nos sociétés où la colère, collective, se donne souvent le masque de l’indignation. Tel ou tel groupe, telle ou telle catégorie (professionnelle, d’usagers, etc.) expriment leur indignation en descendant dans la rue. A y regarder de plus près, il s’agit souvent de colère, dés lors que sont en jeu des intérêts propres au groupe plutôt que l’intérêt général. La colère brouille ici un peu les pistes, voulant faire passer pour LE droit ce qui n’est que le droit ou plutôt le privilège de quelques uns.
Colère indignée, indignation s’exprimant par la colère. Pas toujours facile d’établir clairement ce qui est motivé par l’intérêt général ou ce qui relève simplement de la crispation égoïste et autoritaire des individus.

Colère, rage, fureur, haine :


Rage ou fureur (quasiment synonymes) semblent n’indiquer qu’une monté aux extrêmes de la colère. Comme si celle-ci atteignait dans son développement plusieurs degrés supplémentaires. D’où la difficulté de repérer à quel moment précisément la colère devient rage ou fureur. On pourrait se contenter de dire que, dans ce cas, la colère est à son comble.
Il semble toutefois qu’avec la rage ou la fureur on quitte un tant soit peu la colère. Dans celle-ci en effet, malgré les excès, les débordements, la violence de ses manifestations, un certain contrôle de soi reste encore présent. L’homme en colère peut bien à l’occasion briser des objets, les lancer à la volée, il ne brise pas cependant n’importe lesquels et ne les lance pas n’importe où. Le coléreux s’emporte il est vrai mais pas au point de lancer un objet auquel il tient beaucoup contre la baie vitrée qui le protège notamment du froid glacial qui règne alors à l’extérieur de sa maison. Sa conscience est troublée, sa raison un peu défaillante, mais il garde encore en lui assez de cette conscience et de cette raison pour savoir jusqu’où aller.
Dans la rage ou la fureur au contraire, cette conscience et cette raison s’évanouissent. La rage est l’état de qui ne se contrôle plus, est «hors de lui». La violence s’empare alors totalement de l’homme. Celui-ci est prêt à tout, à n’importe quoi, au meurtre peut-être. On dira sans doute que la colère peut évoluer vers cet état, mais dans ce cas, est-elle encore de la colère ?
Quant à la colère et la haine, ce qui les sépare, c’est l’orientation, la visée. La haine vise à anéantir l’autre, à le supprimer. La colère en revanche a besoin de l’autre ; de sa présence, parce que, ce qu’elle veut, c’est que l’autre reconnaisse le tort qu’il m’a causé et, de ce fait, me reconnaisse, moi. La colère est désir de restaurer, devant l’autre, grâce à l’autre, ce que je suis ou du moins l’idée ou l’image que j’ai de moi.
Toutes ces distinctions peuvent sans doute paraître fragiles et ne recouvrir que de loin la réalité de ce champ affectif. Mais avec l’affectivité nous voici plus souvent dans les nuances, les différences de degrés plutôt que dans des réalités nettement tranchées. Pourtant un travail de définition ne saurait faire l’économie de telles distinctions.

La colère, émotion ou passion ?

Voyons pour finir si l’on peut parvenir à ranger la colère dans des catégories telles que celles, classiques, de l’affectivité. Relève-t-elle de l’émotion ou de la passion ?
Les philosophes sont, sur ce point, partagés. Sénèque dans le de Ira fait de la colère une passion. De même Aristote et plus tard Thomas d’Aquin. Mais c’est aussi le cas de Descartes dans le Traité des passions de l’âme. Sartre en revanche parle d’elle en termes d’émotion dans sa brève Esquisse d’une théorie des émotions, de même qu’un auteur comme W.James auquel il se réfère.
Qu’est-ce qui distingue classiquement l’émotion de la passion ? La première est définie comme un trouble affectif brusque, intense et passager (agréable ou pénible) provoqué par une situation inattendue et accompagné de réactions variées et confuses. Tel est le cas par exemple de la peur. La passion est en revanche moins aisée à définir. Le sens du mot se modifie au gré des philosophes et des époques. Pour les Stoïciens elle est une affection subie qui déforme ou exagère la tendance mise en chacun par la nature pour qu’il se conserve. D’où précisément le danger qu’elle représente à leurs yeux. Pour Descartes, qui ne distingue d’ailleurs guère émotions et passions, celles-ci «sont toujours bonnes par nature» et sont «excitées dans l’âme sans le secours de la volonté». Avec le romantisme au contraire cette dimension de passivité de la passion passe au second plan. La passion est moteur de l’action. La psychologie moderne considère quant à elle la passion comme une structure durable de la conscience qui envahit la personnalité et se caractérise par l’intérêt exclusif et impérieux porté à un objet : la passion du jeu par exemple. Nous ne sommes pas loin ici de l’addiction !
Pas facile en somme d’y voir clair sauf à relever quelques traits caractéristiques des ces deux régimes de la vie affective : soudaineté et brièveté de l’émotion ; caractère plus durable voire plus intense de la passion.
S’agissant maintenant de ranger la colère dans l’une ou l’autre de ces catégories, nous sommes embarrassés.
Au vu de la définition donnée plus haut de l’émotion, nous pouvons estimer que certains éléments de cette définition peuvent s’appliquer à la colère. Ainsi ces «réactions organiques brusques et variées» que nous détaillerons un peu plus loin. Pour ce qui est du «trouble affectif brusque, intense et passager», cela est moins évident, la colère ne rentrant qu’en partie dans ce cadre : si l’intensité du trouble caractérise bien la colère, son caractère brusque et passager est en revanche plus discutable. Une colère peut être en effet longue à se déclencher. Ce qui est brusque et passager c’est plutôt l’irritation, laquelle, nous l’avons vu, ne débouche pas nécessairement sur la colère qui, elle, peut avoir besoin de temps pour se déployer. L’irritation relèverait donc de l’émotion, la colère de la passion. L’émotion est momentanée, irréfléchie, brute. La passion est plus durable, mais aussi plus réfléchie, moins univoque que l’émotion. Cette ambiguïté propre à la passion se retrouve ainsi dans la colère : l’homme en colère craint la répartie mais en même temps l’espère, sans doute pour mieux rebondir. Il y a en somme dans la passion un prolongement de l’émotion dans une sorte d’état plus complexe où sont présents des éléments comme la complaisance, le jeu et le sérieux, le vertige aussi. Ce qui nous conduit, au moins provisoirement, à ranger la colère plutôt du côté de la passion.

Conclusions.

La colère est une passion proprement humaine dont l’expression varie en fonction du «tempérament» de chaque individu mais aussi en fonction du type de société dans lequel vit cet individu. Elle se situe entre l’irritation (comme simple émotion) et la fureur (comme paroxysme, ou passion-limite).
Reste encore à préciser comment cette colère se manifeste et ce qui s’y joue.

ANALYSE DESCRIPTIVE

Pour mieux comprendre ce qu’est la colère, il parait nécessaire d’en faire une approche descriptive. Cette description concerne aussi bien les nombreuses manifestations du corps que les phénomènes psychiques qui les accompagnent. On tentera aussi de décrire les effets de la colère sur celui qui vit cette passion mais aussi sur les témoins extérieurs.

Des modifications corporelles.

La colère a à voir avec le corps, davantage sans doute que toute autre passion. Les manifestations corporelles de la colère sont de deux ordres : externe et interne.

Manifestations externes :
Montaigne dans ses Essais (II.31) donne de nombreux détails sur ces manifestations : «Vous leur voyez le feu et la rage des yeux (…) à tous une voix tranchante et éclatante». A propos d’un homme en colère il remarque aussi : «l’inflammation de son visage» et cite Ovide : «La colère gonfle son visage, le sang de ses veines est noir, ses yeux brillent d’un feu plus ardent que ceux de la Gorgone».
La colère est d’abord identifiable comme modification locale ou globale du corps : le visage et le regard ; le premier changeant de coloration mais aussi de contenance avec ces contractures faciales qui sont celles de l’homme en proie à la violence. Le second dont l’intensité et l’éclat augmentent. La gestuelle aussi, car la colère s’empare de tout le corps qu’elle agite, secoue et conduit à effectuer des mouvements saccadés et à peine contrôlés. La peau dont la surface pileuse se hérisse (cf. l’expression : «il commence à me hérisser le poil»). La respiration qui s’accélère, se fait haletante, allant jusqu’à empêcher toute possibilité d’élocution au stade dernier de la fureur. Le ton de la voix qui s’élève (cf. l’expression : « le ton monte»). A noter à ce propos la richesse et les bonheurs de la langue concernant l’expression corporelle de la colère : la moutarde me monte au nez, péter les plombs, voir rouge, se fâcher tout rouge, etc.

Manifestations internes :
Les modifications externes ne sont que les effets visibles de phénomènes internes. Cité par Montaigne le poète Juvénal parle, à propos d’un homme en colère d’«un foie brûlant de rage». L’antique théorie des humeurs faisait en effet du foie, de la bile plus particulièrement, l’organe de la colère dont le nom lui-même dérive étymologiquement du grec «khôlé» qui signifie «bile».
La physiologie moderne explique, quant à elle, par une sécrétion hormonale d’adrénaline, le mécanisme de la colère. C’est en termes de réponse à une agression externe que la colère est alors conçue, ce qui nous ramène à une origine commune homme/animal du comportement d’agression que régule un mécanisme naturel d’adaptation de l’organisme. Nous avons vu en effet auparavant qu’il était possible de souscrire pour une part à une telle affirmation mais sans oublier que la colère ne pouvait toutefois chez l’être humain, être intentionnel, se réduire à ce seul mécanisme.
Ajoutons pour finir que cette augmentation du taux d’adrénaline, aussi bien par la voie sanguine que nerveuse, produit des effets sur le rythme cardiaque, donc la circulation du sang (cf. l’expression : «prendre un coup de sang»), sur le rythme respiratoire, sur les capteurs sensitifs, les centres moteurs. D’où ces manifestations externes décrites auparavant.

La place du corps :
De telles manifestations confirment s’il en était besoin que l’homme en colère n’est pas seulement un être qui pense (bien ou mal) mais qu’il est aussi une conscience incarnée, un être de chair. Ces manifestations posent aussi la question de savoir pourquoi, dans la colère précisément, le corps est totalement investi, davantage sans doute que dans toute autre passion. Dans la colère en effet nous avons vraiment cette impression que par ce corps, vécu comme «explosif», l’homme se met en scène, il fait de son corps une scène. Cette théâtralisation est inséparable de la colère. Pas de vraie colère sans cela. L’homme en proie à la colère a besoin, plus que tout autre, de se montrer, comme s’il avait besoin d’en rajouter pour bien faire entendre ses griefs. Pourquoi ? C’est ce que nous tenterons de voir un peu plus loin lorsque nous nous interrogerons sur le sens de la colère.

Des modifications psychiques.

En même temps que des modifications du corps la colère s’accompagne de modifications psychiques.

La raison et la volonté :
Tout le monde connaît cette formule : «La colère est une courte folie». Sénèque qui la cite dans son de Ira l’emprunte lui-même à des moralistes anciens. La formule signifie semble-t-il que l’homme en colère, hors de lui, a perdu toute raison et toute volonté. Ce n’est pourtant pas tout à fait exact. Sénèque rappelle que seul un être de raison et de volonté peut se mettre en colère. Que, dans la colère, raison et volonté jouent précisément un rôle. On ne comprendrait pas sinon la perspective morale dans laquelle Sénèque traite de la colère, de la possibilité de la contrôler, de n’y point consentir. Car se mettre en colère c’est d’une certaine façon y consentir volontairement, s’y laisser aller. De ce point de vue la colère est moins cette explosion qui vous submergerait et vous serait totalement étrangère que ce mouvement auquel j’ai consenti. Le seul fait de regretter de s’être mis en colère présuppose en effet que je reconnais cette colère comme mienne.
La raison, de même, n’est pas détruite, elle est simplement défaite, entrainée. Le déclenchement même de la colère ne suppose-t-il pas un moment intellectuel par lequel je comprends qu’une offense m’a été faite ? C’est ma raison qui me permet d’identifier l’offense. Ce n’est qu’après cela que cette raison se trouble, qu’elle ne parvient plus à faire la part des choses, dominée qu’elle est par le désir de me venger.

Le désir et l’imagination :
La colère fait naître le désir de vengeance. A ce que je considère –à tort ou à raison– comme une offense grave, répond en effet un désir exclusif (d’où la colère comme passion) de réparer cette offense en humiliant le ou les coupables. Ce désir va se nourrir grâce à l’imagination. J’imagine l’offense qui m’a été faite beaucoup plus grande qu’elle n’est en réalité. Ma perception du monde, des autres, se trouve transformée, modifiée par mon imagination et me conduit peu ou prou à voir des offenseurs partout, même là où il n’y en a pas. Interprétation délirante qui, par exemple, perçoit dans le silence de qui me fait face une nouvelle offense et comme un obstacle à l’expansion de ma colère. J’aimerais tant que l’autre me réplique pour pouvoir justifier encore davantage ma colère !

Souffrance et plaisir :
Dans la colère, l’homme s’éprouve souffrant ; cela, à plusieurs titres. Souffrance liée à la blessure reçue, soit à l’offense qui m’est faite, insupportable parce que, nous y insisterons plus loin, je n’ai pas été reconnu comme j’estime devoir l’être. Souffrance aussi née de la tension de tout le corps, concentré d’énergie cherchant sur les autres ou dans l’environnement matériel immédiat de quoi se décharger. L’homme en colère se fait du mal (cf. l’expression : «tu vas te faire du mal»). Souffrance enfin, celle de la honte, quand, la colère une fois retombée, je me rends compte à quel point j’ai pu donner de moi-même un spectacle si ridicule.
A côté de cette souffrance, du plaisir également, ce qui fait toute l’ambiguïté de la colère. Il y a du plaisir à exploser, à «péter les plombs» comme on dit, à faire et à dire ce que jamais ou trop rarement nous n’avons osé faire et dire à telle ou telle personne. Depuis le temps que nous nous contenions ! Pouvoir enfin nous laisser aller à dire tout ce que nous pensons de tel ou tel. Plaisir savouré parfois d’avance : il va m’entendre ! Tu vas voir ce que je vais lui passer ! Plaisir aussi d’humilier l’autre, de lui faire payer l’offense qu’il a pu me faire. Plaisir d’en rajouter dans les mots : les plus durs, les plus violents, les plus susceptibles d’enfoncer l’offenseur présumé. Plaisir enfin d’être, par cette colère, reconnu, de me sentir pleinement exister.

Des effets.

Si la colère, on l’a vu, se joue dans le corps mais aussi «dans la tête», sa description toutefois ne serait pas complète si nous ne nous attardions pas sur les effets qu’elle produit volontairement ou involontairement, sur les autres bien sûr, mais aussi sur soi-même.

Langage et lyrisme :
La colère peut rendre lyrique, épique. L’épopée est le genre littéraire qui s’accorde bien à la colère. Cf. le premier vers de l’Iliade : «Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée…». Il en est de même avec le pamphlet. On pense notamment au Hugo des Châtiments ou de Napoléon le petit.
On pense aussi à la majeure partie de l’œuvre d’un Léon Bloy écrivant : «La pitié ne peut éteindre en moi la colère, parce que ma colère est fille d’un pressentiment infini. (…) Ma colère est l’effervescence de ma pitié». «Est-il croyable qu’une telle opulence de rage m’ait été octroyée pour rien ?». Chez Bloy, comme chez d’autres, la colère nourrit l’inspiration, elle rythme l’écriture, le niveau de diction. Elle produit l’excès, porte à tout exagérer pour mieux dénoncer. Bloy se décrit lui-même comme un «vociférateur», un «imprécateur».

Effets sur les autres :
Cette relation entre langage et colère a été repérée par Aristote. Ce n’est pas un hasard si celui-ci inscrit son analyse de la colère dans sa Rhétorique. Il s’agit en effet pour lui de comprendre comment la colère nous fait agir pour pouvoir, éventuellement, agir sur les autres en déclenchant leur colère contre des adversaires qu’on leur désignera. L’orateur auquel s’adresse cette Rhétorique s’apprête par exemple à parler devant les jurés d’un tribunal ou encore devant les assemblées politiques. Il lui faut donc apprendre à créer, chez ses auditeurs, par les seules ressources du langage, «ce désir de se venger». Il lui faut en somme provoquer la colère de ses auditeurs. N’est-ce pas, hélas ! ce que cherchait à produire la rhétorique hitlérienne lorsque, à Nuremberg, les vociférations du Führer étaient destinées à exciter la foule, à provoquer sa colère contre les Juifs notamment ? D’où le fait que, témoin de la colère de quelqu’un d’autre je puisse être, mimétiquement, conduit vers le même état.
Mais la colère peut aussi, plus simplement, impressionner, voire terroriser au point que face à la colère de l’autre nous nous sentons impuissants, ne sachant plus que faire ni que dire pour tenter de l’apaiser. Sans doute cette terreur, chez l’autre, est-elle assez souvent l’effet recherché par qui se met en colère. Effet en partie «magique» ainsi que l’explique Sartre dans Esquisse pour une théorie des émotions. Quand notre conscience se heurte à un monde qu’elle éprouve comme impossible à transformer, elle trouve dans la colère ce moyen d’échapper à une réalité insupportable. La colère n’est donc dans ce cas qu’une solution «magique» trouvée à notre impuissance à affronter le réel tel qu’il est. Il n’empêche que cette conduite magique peut faire mouche en inspirant aux autres la peur.
La colère, nous le voyons, est un phénomène global dés lors qu’elle «travaille» l’homme tout entier, corps et âme et davantage encore puisque, au-delà du seul individu, elle touche les relations avec les autres. Mais, que se joue-t-il véritablement derrière la colère ?

A LA RECHERCHE D’UN SENS

Il est temps maintenant d’essayer de comprendre ce qui se joue en l’homme et pour lui dans la colère. Qu’est-ce qui la provoque ? Comment est-elle vécue par celui qui s’y laisse aller ? Quels buts cherche-t-il à poursuivre par le biais de la colère ? Quelle est l’efficacité de celle-ci?

Se prendre pour un roi.

Dans son œuvre consacrée à la colère, Sénèque affirme que chacun a en lui «un cœur de roi», autrement dit que chacun a en lui le sentiment de ne pas être n’importe qui, soit le sentiment de sa propre importance. Remarquons au passage que Sénèque écrit cela à une époque où la société, la sienne, est fortement inégalitaire. Son propos semble toutefois pouvoir parfaitement s’appliquer aux individus des sociétés d’aujourd’hui.
Avoir le sentiment de sa propre importance c’est avoir le sens de ce qui nous est dû, avoir l’idée de ce qui devrait être. C’est, en somme, comme si nous portions en nous, sur un mode plus ou moins clair, l’idée d’un monde idéal, sans désagrément, sans obstacle et dont nous serions en quelque sorte les souverains. Un Moi idéal régnant sur un monde idéal. Or notre existence dans le monde et parmi les autres nous amène souvent à constater que ce monde n’est pas tel qu’il devrait être, ou du moins tel que nous estimons qu’il devrait être, et que les autres, par leurs actes, leurs paroles offensent parfois la dignité que nous nous accordons.
Il semble que c’est précisément dans la confrontation entre ce monde et ce moi idéaux d’une part et le monde et les autres tels qu’ils sont (voire le moi tel qu’il est) d’autre part que se situe le point de départ de la colère. Celle-ci nait du sentiment d’avoir reçu une blessure, blessure infligée par la réalité, l’altérité. La colère serait, de ce point de vue, la réponse d’un individu à une blessure concernant ce qu’il estime (bien ou mal) devoir être. Or cette blessure nous déstabilise, elle provoque en nous un désordre parce qu’elle trouble l’ordre et les valeurs auxquels secrètement nous tenons. Cette blessure nous conduit à perdre en partie le contrôle de nous-mêmes d’autant plus que nous nous estimions légitimés à exercer ce contrôle sur le monde, les autres et nous-mêmes. Cette blessure vient, en somme, fragiliser notre croyance en notre propre souveraineté.

Un premier exemple peut nous aider à comprendre cette naissance de la colère. Il porte sur des événements matériels : je dois partir à une réunion importante. Mon emploi du temps est chargé. Jusque là j’ai la maîtrise de chaque opération : mettre dans mon cartable stylo, papier, documents, vérifier tenue, fermer la lumière, lacer mes chaussures… C’est là précisément que les choses se gâtent. Un lacet vient à craquer ! D’où un mouvement d’impatience, voire d’irritation se traduisant par des gestes violents pour enlever ces chaussures maintenant inutiles, par des pensées peu amènes à l’égard des fabricants de lacets décidément en dessous de tout, par une légère accélération des battements du cœur et par une respiration un peu plus courte.
Je parviens cependant à surmonter l’incident. Je sors de chez moi, verrouille la porte de ma maison, démarre ma voiture et commence à m’engager sur l’itinéraire familier me conduisant à mon lieu de réunion. Je commence à me calmer et même à sourire de ce petit mouvement d’humeur de tout à l’heure. Mais un événement inattendu survient : la rue empruntée est barrée pour cause de travaux, ce qui m’oblige maintenant à faire un long détour et à courir le risque d’être en retard. C’est alors la colère qui commence à m’envahir. Mon corps est rapidement submergé par elle : je respire mal, mes gestes de conducteur se font brusques, je sens la chaleur de ma peau sur mon visage. Je commence à parler tout haut, voire à crier des choses du genre : ce n’est pas vrai. Ils le font exprès ! Trop c’est trop. Ils ont juré d’avoir ma peau ! Tout est contre moi aujourd’hui ! Il y a dans ces paroles une perte de jugement, une montée en puissance de l’imagination, une conscience «magique» par laquelle je perçois le monde qui m’entoure comme animé de mauvaises intentions à mon égard, d’une volonté de me nuire. Bref le monde est vécu comme essentiellement hostile.
Cet exemple illustre non seulement l’idée que je puis me mettre en colère à l’occasion de simples événements matériels, mais aussi et surtout l’idée que la colère est réaction à une blessure, celle-ci née d’un désordre. L’ordre dont je pensais être le roi ne m’obéit plus ; il joue contre moi, il remet en question mon sentiment de puissance face au monde. Il révèle ma fragilité ou du moins, la fragilité de ma croyance dans un ordre, quand bien même celui-ci n’est imaginaire.

Un deuxième exemple, dans le prolongement du premier, mais concernant cette fois des événements humains, relationnels, peut permettre de conduire un peu plus loin l’analyse. J’arrive effectivement en retard à la fameuse réunion. J’essaie de m’installer le plus discrètement possible à ma place. Le président de séance se tourne alors vers moi et me dit : «On a commencé sans vous, on n’allait pas vous attendre éternellement». Je bafouille quelques excuses, arguant notamment des problèmes de circulation en ville. Le président de séance enfonce le clou en ajoutant sur un ton ironique : «Avec vous, c’est presque une habitude !». Mon sang ne fait qu’un tour. Je commence à lui rétorquer qu’il est facile pour lui d’être à l’heure vu qu’il habite à deux pas du lieu de réunion. Il insiste : «Quand on a des responsabilités, il faut savoir les assumer». Je vois rouge. J’estime que ses propos sont offensants à mon égard, qu’il profite de la situation pour m’enfoncer. Je me lève de mon siège tout en tapant du poing sur la tablette devant moi, et, prenant les autres à témoin, je commence à lui crier toutes sortes de reproches sur sa manière de fonctionner, son inefficacité, son manque de clarté, etc. Ce à quoi il rétorque : « Vu la richesse de l’ordre du jour, on a autre chose à faire qu’à entendre vos jérémiades ». J’ai maintenant de la peine à articuler, hormis quelques formules inachevées. Je finis par prendre mes affaires, par quitter la salle, non sans avoir claqué la porte le plus violemment possible.
Que nous apprend ce deuxième exemple ? D’abord que la relation à autrui est pour chacun un enjeu plus important que la seule relation au monde, aux choses du monde. Que l’ordre du monde échappe à ma souveraineté, soit, cela peut être l’occasion d’une irritation plus ou moins forte. Mais quand il s’agit de moi, de l’offense faite à l’image que j’ai de moi-même, la blessure est alors beaucoup plus profonde et donne lieu de ce fait à une réaction beaucoup plus intense : la colère.
Ce qui est ici remis en cause en effet, c’est à la fois ce que je suis (pour moi) et la nécessaire reconnaissance par autrui de ce que je suis. Ce qui est nié en somme c’est ce devoir que j’attends d’autrui de me reconnaître dans ma dignité. Cette négation est vécue comme une injustice à mon égard. Notons au passage que Platon a plusieurs fois insisté sur cette proximité de la justice et de la colère. Un ordre est ici renversé. Celui des relations entre moi et autrui. Autrui ne me considère plus comme j’estime devoir être considéré. Par son attitude, ses paroles, il offense la dignité que je m’accordais : je ne suis pas celui que tu crois, je suis quelqu’un de responsable et qui ne fais pas exprès d’arriver en retard ! Autrui m’a en quelque sorte nié dans ce à quoi je tenais le plus, à savoir l’image de moi-même que je m’étais forgé. D’où précisément le rôle de la conscience dans le déclanchement de la colère. Celle-ci ne saurait en effet se réduire à une simple réaction, un automatisme. La colère suppose à la fois cette conscience que j’ai de moi-même et la conscience de cette négation de moi-même par autrui. Elle suppose qu’ait été identifiée l’offense qu’autrui me fait subir. Une fois celle-ci identifiée, se développe alors un désir de vengeance.

Le désir de vengeance.

La colère peut être une réponse à une offense à mon égard, à l’égard de ce à quoi je tiens le plus, ma souveraineté. Aussi va-t-elle se déployer comme désir de se venger. Répondre à l’offense par l’offense, à l’humiliation par une autre humiliation. Nous sommes bien ici dans le schéma violence/vengeance, la vengeance n’étant qu’une violence en retour, destinée, croyons-nous, à annuler la violence dont je juge être la victime.
Cette proximité de la violence et de la colère est sans doute un lieu commun. Elle peut toutefois nous aider à comprendre pourquoi la colère ne se contente pas d’être simple mouvement intérieur, mais qu’elle a besoin de se déployer, de se montrer, d’exploser. D’où le rôle important du corps. Les manifestations corporelles de la colère sont loin d’être accessoires. Elles sont autant de signes par lesquels l’homme en proie à la colère tente de retourner, contre l’offenseur, un rapport de force qui, dans un premier temps, a joué en sa défaveur. Notre souveraineté ayant été détrônée, la parole ne saurait alors suffire, il faut encore s’imposer par la force. Notre désir de nous venger implique un engagement de tout notre être, corps et âme.
La colère ne saurait toutefois se confondre avec la haine. Celle-ci, nous l’avons vu, vise la destruction de l’autre, elle est violence destructrice. La colère semble plutôt être une violence dissuasive. Voilà pourquoi elle se donne en spectacle, se met en scène plutôt qu’elle n’accomplit réellement la violence. Elle serait plutôt là pour impressionner l’autre, lui montrer qui nous sommes, ce dont nous sommes capables : tu vas voir ce que tu vas voir ! L’aspect que nous prenons dans la colère (la voix, le visage, le geste…) a le sens d’une menace, d’un avertissement. Il mime une violence qui, pour l’heure, est plus symbolique que réelle.
Nous pourrions dans une telle perspective rapprocher la colère de certains comportements animaux, l’inscrire pour une part dans le cadre d’une éthologie. Ainsi voyons-nous des animaux de la même espèce qui, en situation de rivalité pour de la nourriture, un territoire, un partenaire sexuel…, vont développer des comportements d’affrontement. Or ceux-ci débouchent exceptionnellement sur la destruction de l’un ou de l’autre des rivaux. Vus de l’extérieur, ces comportements ressemblent davantage à des simulations d’affrontement. Chaque rival s’emploie, par la voix ou les postures, à montrer sa supériorité. Chacun d’eux cherche à impressionner l’adversaire jusqu’à ce que le plus impressionnant finisse par faire fuir le rival. La violence, ici simulée, conduit à éviter une violence réelle. C’est en partie dans ce cadre que nous pourrions comprendre la colère. En se mettant en colère l’homme cherche à impressionner l’autre. La colère est un coup de force par lequel nous cherchons à montrer à celui qui ne nous a pas reconnu pour qui nous sommes, ce que nous sommes, ce que nous pensons valoir. Voilà pourquoi la colère ne cherche pas la destruction de l’offenseur. Elle a au contraire besoin de lui pour pouvoir nous aider à restaurer à ses yeux une estime de nous-mêmes que nous pensons avoir été mis en péril.
Si nous voulons nous imposer à l’autre, en déployant notamment tout l’éventail des rapports de force, c’est avant tout pour forcer l’autre à reconnaître qu’il a été trop loin, qu’il doit désormais reconnaître la dignité dont nous jugions qu’il me privait. Aussi avons-nous besoin d’en «rajouter», de faire dans l’excès, la surenchère, pour tenter de restaurer un ordre un moment en perdition. L’humiliation que nous cherchons à faire subir à l’autre doit ainsi être à la hauteur de celle que l’autre nous a fait subir. D’où le fait que nous n’avons pas, dans cette situation, de mots assez durs, d’attitudes assez méprisantes pour compenser le tort qui nous a été fait. D’où le plaisir qui peut être éprouvé dans la colère : plaisir accompagnant l’espoir de nous venger et, avec lui, l’espoir de restaurer l’idole que chacun est pour lui-même. Est-il toutefois certain qu’un tel désir aboutisse, qu’il puisse être satisfait ?

L’efficacité de la colère.

Peut-être la colère a-t-elle au moins ce mérite, en mobilisant notre énergie, de transgresser la loi du silence et donc de dire, de crier même, de vociférer ce que peut-être sans cela nous n’aurions jamais osé dire à l’autre. Sommes-nous pour autant certains que l’autre nous aura reconnus ?
Il y a dans la colère, nous dit Sartre, une sorte de magie, au sens où notre conscience se fait alors magique, qu’elle se joue à elle-même une sorte de comédie. Ainsi y-a -t-il des situations où nous avons le sentiment d’être dans une impasse. Les moyens ordinairement efficaces pour agir sur le monde et plus encore sur les autres semblent en effet nous échapper (Cf. l’idée de désordre développée plus haut). C’est aussi dans de telles situations que nous nous mettons en colère, espérant par là régler un problème que nous nous sentons, à un moment donné, incapables de régler autrement. En cherchant ainsi à impressionner l’autre, nous désirons modifier la relation que nous avons avec lui et les obstacles qui se dressent devant nous dans cette relation.
Nous pouvons penser par exemple à certains interlocuteurs de Socrate dans divers dialogues de Platon. En discutant avec Socrate ils se trouvent progressivement piégés par les questions de celui-ci et leurs propres réponses. Ils finissent en somme par se retrouver coincés par une logique irrésistible à laquelle ils ont participé. Mis en face de leurs propres contradictions, ils n’ont plus alors que deux solutions : soit admettre qu’ils se sont trompés, soit se mettre en colère et ainsi chercher à impressionner l’interlocuteur en espérant «magiquement» qu’il passera outre la nécessité logique. Ici, c’est bien le seul désir d’avoir raison à tout prix ou encore la volonté de puissance qui se trouvent soudain humiliés par le caractère irrésistible d’un argument. D’où la colère et le caractère uniquement magique de cette colère puisque, dés lors qu’il s’agit de rechercher la vérité avec quelqu’un d’autre, la colère ne saurait avoir sa place. Comme Platon le fait dire à Socrate, notamment dans Gorgias, ce ne sont pas les interlocuteurs en eux-mêmes qui sont visés par les réfutations des uns et des autres, mais seulement la vérité. Aussi ne devrions-nous ressentir aucune irritation lorsqu’il arrive que nos affirmations rencontrent quelque objection légitime.
Or, dans les discussions que nous pouvons avoir avec les autres, notre passion d’avoir raison, autrement dit notre désir de voir reconnue notre propre importance, l’emporte assez souvent sur le seul amour du vrai. Notre amour-propre prend le dessus sur l’amour de la vérité. L’objection de l’autre ne visant souvent qu’à exhiber la faiblesse de nos affirmations est vécue par nous-mêmes comme un signe de notre propre faiblesse. Le roi, en nous, se trouve ainsi contesté. D’où la colère comme coup de force, tentative d’avoir raison, par la force, de LA raison elle-même. Nous accusons alors l’autre de vouloir avoir toujours raison. Nous cherchons en quelque sorte à nous venger de l’humiliation dont nous nous estimons victime en cherchant à humilier l’autre. Dialogue de sourds ou plutôt impossibilité de dialoguer.
Le pire est que parfois cette stratégie de la colère fonctionne. L’autre, impressionné par les signes que nous manifestons dans et par notre colère, recule, doute et finit par se rallier à notre opinion. La colère s’inscrit alors dans une sorte de rhétorique pour laquelle la raison du plus fort (de celui qui menace, tempête, agresse…) est souvent la meilleure. Certains débats télévisés pourraient ici servir d’illustration. L’efficacité de la colère a beau être magique, cette magie peut, dans certains cas, se révéler efficace.

A LA RECHERCHE D’UNE VALEUR

La colère, on s’en doute, est depuis fort longtemps l’objet de jugements moraux. Faut-il la condamner ou au contraire en faire l’éloge ? Est-elle nécessairement illégitime ou bien lui peut-on trouver une légitimité ?

Etat des lieux

Si l’on se tourne du côté du discours religieux, notamment judéo-chrétien, on voit apparaître à l’égard de la colère des jugements équivoques. D’un côté la colère est considérée comme un péché, une faute devant Dieu. D’un autre côté sont légitimées ce que l’on appelle des «colères divines» ou encore de «saintes colères».
Du côté des philosophes, les discours sur la question sont aussi fort contrastés. Ainsi Sénèque réfléchissant sur la colère dans une perspective morale. A ses yeux la colère ne saurait avoir sa place chez l’homme digne de ce nom. C’est précisément pour l’extirper de l’homme que Sénèque tente d’analyser la colère. Cette analyse fait notamment ressortir le rôle que jouent, dans la colère, la raison et la volonté. Si raison et volonté participent pour une part à la colère, alors il n’est pas absurde d’estimer que la raison et la volonté (qui dépendent de nous) peuvent être mobilisées pour éviter la colère et atteindre l’ataraxie.
Cette perspective morale est beaucoup plus modérée chez Aristote. Pour lui la colère n’est ni louable, ni blâmable. Il y aurait pour lui un bon usage de la colère, soit une sorte de juste milieu entre l’excès d’irritabilité et l’incapacité à mobiliser sa colère.
Chez Montaigne le discours sur la colère ne saurait être tranché. Se mettant lui-même au cœur de ses Essais, il ne propose aucune règle hormis celle de ne pas trop user de la colère pour un oui ou pour un non sous peine de n’être plus pris au sérieux ce qui exige un rude apprentissage du contrôle de soi), autrement dit de la laisser exploser à l’occasion et pour des choses qui en valent la peine.
Chez Descartes, la colère, à l’instar des autres passions de l’âme, ne saurait être mauvaise. Excusable quand elle surprend «ceux qui ont le plus de bonté», il affirme toutefois qu’il faut s’en garder en s’efforçant d’élever notre esprit plus haut que le seul désir de se venger.
Dans le discours des sciences humaines, l’attention portée à la colère relève moins du jugement moral que de la question de l’efficacité psychique ou sociale de la colère. La consultation de quelques sites Internet sur ce sujet est significative. On y trouve des conseils de toutes sortes pour éviter la colère, apprendre à se contrôler. Ce qui laisse parfois supposer que notre culture actuelle du consensus semble assez mal s’accorder avec les excès et le caractère explosif de la colère. Mais on trouve aussi des discours défendant l’idée que, grâce à la colère, nous pourrions nous libérer, nous exprimer, nous faire du bien en somme en évitant que ce trop-plein d’énergie enfermé à l’intérieur de soi n’en vienne à nous ronger. Si la colère n’est pas défendue pour elle-même, elle peut cependant s’intégrer à une sorte de visée thérapeutique fondée sur la «libération des émotions».

Conclusions

La colère peut être injuste dés lors que l’offense qui en serait la cause n’en est pas vraiment une, qu’elle a été mal identifiée. Dans ce cas, nous faisons payer injustement à quelqu’un quelque chose qui n’était pas réellement présente dans son intention et que nous avons probablement mal interprétée. Cela peut avoir pour conséquence le contraire de ce que nous cherchions. L’autre, injustement humilié va avoir de la colère contre nous et ainsi allons-nous être entraînés dans une escalade pouvant conduire au ressentiment, à la haine.
Mais la colère peut aussi être juste, dés lors que l’offense qui en est à l’origine est cette fois bien réelle. Il semble juste que nous défendions ce que nous sommes et que nous exigions de l’autre qu’il reconnaisse le tort qu’il nous a fait et qu’ainsi il nous permette de ré-attester, à nos yeux comme aux siens, notre existence et notre dignité. La vengeance une fois assouvie permettrait ainsi de rétablir l’équilibre rompu dans notre relation à l’autre et au final de retrouver notre calme. Contrairement à la haine qui serait une sorte de colère impuissante à s’arrêter et qui, pour cette raison, empêche toute relation normale avec l’autre, la colère, elle, ne nous condamne pas à détester l’autre. Une fois apaisée, notre relation à l’autre peut être restaurée.
Nous pourrions aussi dire que la colère est mobilisatrice, qu’elle pousse à agir, dés lors qu’elle est soutenue par l’espoir d’une réparation. Plutôt que l’indifférence qui n’espère rien, la colère ne vaut-elle pas mieux bien souvent ? Non seulement elle est le signe d’une attention à nous-mêmes mais elle peut aussi mobiliser notre énergie pour de justes causes.

Jean-Michel LOGEAIS                                                            Cholet,  le 10/03/2003
 

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