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25 décembre 2009 5 25 /12 /décembre /2009 12:55

 

 

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    Introduction 

      J’ai éprouvé une tentation, devenue de plus en plus irrésistible, de m’arrêter, dans le cadre d’une leçon de SOPHIA, sur "le problème de Socrate", comme le dit Nietzsche dans «le crépuscule des idoles» [Le problème que nous pose Socrate, et le problème qui se pose à Socrate]. Socrate est en effet de fait une référence permanente dans la tradition philosophique dans laquelle nous nous situons. Son site, sa posture semblent incontournables.

     En même temps, je me sens retenu par une certaine crainte : il y a beaucoup de précédents célèbres et talentueux qui ont parlé ou écrit sur Socrate. Pour n’en citer que quelques-uns : Hegel, Kierkegaard, Nietzsche, Merleau-Ponty dans son «Eloge de la philosophie» prononcé lors de sa leçon inaugurale au Collège de France. Il faut à la fois une certaine dose de présomption et d’humilité pour emboîter le pas d’une si noble compagnie, et parler de celui dont on sait objectivement et historiquement assez peu de choses, et que pourtant on considère comme un exemple obligé, voire un maître à penser, d’autant que lui-même l’aurait probablement récusé.

         Aurais-je la prétention alors de présenter «Mon Socrate», à l’instar de Paul Valéry écrivant «Mon Faust» ? Non, ce dernier avait du talent, de l’acuité, du génie. Et je ne peux ni ne dois me l’approprier. Socrate ne m’appartient pas. Ou alors j’oserais tout de même dire «Mon Socrate», un peu comme on dit «mon ami, mon cher ami» à quelqu’un vers qui on va volontiers en toute complicité, pour discuter, s’enrichir, en toute sympathie et esprit critique. Donc : «Mon cher Socrate, comment va aller notre pensée aujourd’hui ?»

       Auparavant il est utile de faire ou de rappeler quelques mises au point. Il y a effectivement un problème de Socrate, ce qui paradoxalement nous impose quelques contraintes tout en donnant quelque liberté. Comment d’ailleurs philosopher sans exercer sa liberté dans le cadre de certaines contraintes ?  

          Socrate est une singularité dont l’existence ne fait pas de doute historique, mais qui échappe pourtant à l’histoire –une des raisons d’ailleurs pour lesquelles on ne peut se l’approprier. «Aucun des témoignages n’est doué d’un caractère historique véritable. Nous n’avons pas Socrate tel qu’il fut, cela est certain.» (V. de Magalhaes-Vilhana – Le problème de Socrate -«Socrate et la légende platonicienne»). Parodiant Socrate lui-même, nous ne sommes certains que d’une chose, c’est que Socrate n’est pas certain. En effet il n’a laissé aucun écrit qui attesterait de ce qu’il aurait effectivement pensé, enseigné. Il ne nous pas laissé un «Ce que je crois», ou une autobiographie, des mémoires, des confessionsons ou son «discours de la méthode», sa «réforme de l’entendement.» Il n’existe pas de biographie historique en bonne et due forme. Nous n’avons pas les minutes exactes de son procès. Nul journaliste n’était là pour en rendre compte. On ne trouve que des fragments épars, des restes, des indices, parfois cohérents, parfois divers, parfois contradictoires, au travers d’écrits d’autres que lui. Par conséquent il y a un problème : dans quelle mesure ce que nous allons dire est-il vrai ?

       Ce que nous savons ou croyons savoir de lui, nous le tenons donc de la parole, de l’écrit d’autres. Notamment de Platon, qui prit certainement quelque liberté avec la réalité de Socrate, tout le monde semble s’accorder là-dessus, mais dans une visée, une intention philosophique. C’est pourquoi nous pouvons estimer légitimement avoir quelque liberté, pourvu que nous restions dans l’ordre du philosopher. Et en cela nous ne ferons que suivre Platon qui suivit Socrate qui suivit la parole du dieu de Delphes, Apollon (qui lui est fiction ?). Aussi je m’appuierai très largement sur l’ouvrage de Platon intitulé Apologie de Socrate. On y trouve des fragments d’historicité mais aussi comme la scène inaugurale de la naissance de la philosophie : comment cela s’est passé en Grèce au tournant des V° et IV° siècles avant J.C. et comment cela se passe à chaque fois qu’il y a acte de philosophie. C’est pourquoi on peut parler d’origine : ce qui instaure et ce qui demeure. Platon est situé dans une histoire et s’est largement appuyé sur l’histoire et l’actualité -tout au moins sur ce qu’il savait et vivait à Athènes et ses alentours-. Mais il n’y est pas resté enfermé, sa pensée dit aussi autre chose, va plus loin, transcende son histoire et l’actualité. Ceci est vrai de toute philosophie qui vit dans cette tension qui est un des propres de la réflexion. Platon nous montre la position, la posture inconfortable d’un homme -de l’homme - ni englué dedans, ni en dehors, ni au-dessus de l’histoire. Cet homme a-t-il réellement existé tel quel ? Je prends le risque de dire : peu importe. Ce qui importe c’est l’idée qui est ici présentée et qui a toujours été plus ou moins entretenue : une apologie.

         Pourquoi s’inspirer de cet ouvrage : Apologie de Socrate ? Ce n’est ni le dernier, ni le premier, ni le plus important de Platon. Mais on peut le considérer comme une synthèse, un centre de perspective, au moment où tout va s’achever, ou presque pour Socrate, puisqu’il s’agit de son procès qui le conduira à sa mort environ un mois après. L’ «achèvement» de Socrate, le chant du cygne -qui serait plutôt présent dans le Phédon , la quintessence de sa destinée. Et cet événement fut un des déclics de la vocation de Platon, une sorte d’occasion pour lui de véritablement commencer, un achèvement, un commencement, un moment crucial. Il est banal de dire que sans Socrate Platon n’aurait pas écrit ce qu’il a écrit, et la tradition philosophique eût été autre ou n’aurait peut-être pas existé. Inversement sans Platon, Socrate ne serait pas ce qu’il est pour nous aujourd’hui, et peut-être même qu’on n’en parlerait plus du tout. Ce qui importe c’est donc bien l’œuvre qui reste et ce que nous en faisons, ce qu’elle nous inspire maintenant.

            L’Apologie est le livre dans lequel Platon fait le récit de la défense de Socrate lors du procès qui lui fut intenté en l’an 399 (très probablement). Une apologie c’est une défense et un éloge. Platon prend en même temps la défense de Socrate et en fait l’éloge, tout en laissant au lecteur son choix, comme on le verra, la fin de l’œuvre l’indique. Défense et éloge de Socrate parce qu’il était ce qu’il était –ou tout au moins ce que Platon le fit devenir– c’est-à-dire un philosophe. Il s’agit donc d’une apologie d’un philosophe -du philosophe- , et par là d’une apologie de la philosophie. Défense et éloge de la philosophie. D’ailleurs on pourrait dire que toute l’œuvre, ou presque, de Platon est une apologie de Socrate… et de la philosophie. Mais même dans toute cette œuvre, Socrate est divers, à travers toutefois une certaine permanence et continuité. Le problème revient donc inlassablement : qu’est-ce qui est vrai dans tout cela ? Socrate réel ? Socrate légendaire ? Socrate mythifié, mystifié ? prétexte ? L’hypothèse est la suivante : ce qui est vrai c’est ce qui est défendu et ce qui est digne d’être objet d’éloge à travers la figure présentée de Socrate. S’il y a une fiction –ou de la fiction– elle est philosophique. C’est en elle que s’organise la philosophie, c’est en elle que se reconnaissent quelques-unes de ses interrogations essentielles.

I – L’identité

     Qui est Socrate ? Ou quelle est cette fiction ? Et bien Socrate lui-même ne le sait plus trop au moment où il entreprend sa défense. C’est par là qu’il commence, sans doute parce qu’il y a urgence. La première chose à sauver, c’est l’identité, la conscience de soi.

          "Quel effet, Athéniens, ont produit sur vous mes accusateurs, je l’ignore. Toujours est-il que, moi personnellement, ils m’ont fait, ou peu s’en faut, oublier qui je suis, tant étaient persuasifs les propos qu’ils tenaient".

     Oublier qui je suis. Ce n’est pas une non-identité, une absence d’identité, mais une perte, ou tout au moins un risque de perte, une dépossession, une aliénation. Il y a danger. D’autant que cette identité est remplacée –ou en voie de remplacement par une autre. C’est la vérité de soi, la conscience de soi, qui est en question. Socrate dira un peu plus loin :

             «Je suis tout bonnement étranger à la façon de s’exprimer en cet endroit».

             Il n’y aurait que la vérité à retrouver pour se sauver.

         Que s’est-il donc passé pour en arriver là, au procès, dans lequel Socrate se sent perdu et où il veut «sauver sa peau» en essayant de restituer la vérité ? Il s’est passé qu’il est accusé. Mélétos (qui représente les poètes), accompagné d’Anytos (qui représente les gens de métier) et de Lycon (qui représente les orateurs et par là les dirigeants politiques) a déposé au greffe un chef d’accusation :

            «Socrate est coupable de corrompre la jeunesse et de reconnaître non pas les dieux  que la cité reconnaît, mais au lieu de ceux-là, des divinités nouvelles.»

           Mais Socrate pense qu’il ne s’agit là que d’un prétexte, que les véritables raisons sont bien plus anciennes, qu’elles remontent à une époque où beaucoup de ceux qui sont là étaient encore enfants et faciles à persuader. Il reconstitue ainsi ce qu’il appelle les anciennes calomnies et l’accusation qui pourrait s’en suivre.

       «Socrate est coupable de mener des recherches inconvenantes (idée de sacrilège, d’irrespect) sur ce qui se passe sous la terre et dans le ciel, de faire de l’argument le plus faible l’argument le plus fort et d’enseigner à d’autres à en faire autant.»

         On peut dire en résumé que Socrate est accusé d’être un «matérialiste», un athée, un sophiste qui se fait payer, un dévoyeur de la jeunesse, autrement dit de vouloir saper les bases de la Cité et par là de son avenir. Cela est grave. Et si c’est vrai, on a raison de lui faire procès.

           Mais Socrate pense que tout cela n’est que réputation, rumeur, calomnies -le mot revient plus de dix fois, dans l’Apologie»- en fin de compte mensonge. On connaît l’air de la calomnie. La rumeur enfle, le filet se tisse, se resserre et finit par enfermer le personnage qui s’y trouve coincé, emprisonné, empêtré. La machine a tellement bien fonctionné que Socrate a failli être pris au jeu, au piège. Il est sur le point d’oublier qui il est –pour une fiction, c’est cocasse– et de se prendre pour ce que les autres voudraient qu’il soit. Il est comme pris dans un imaginaire collectif. Il lui faut se débarrasser de ces images, s’en «désidentifier». Il va donc s’efforcer de réfuter toutes ces calomnies, toutes ces accusations. Il faut re-situer, restituer la vérité pour se disculper et se sauver. Ce qui est en jeu dans cette «fiction», c’est la vérité. Et la vérité n’est pas un problème fictif.

                   «…de ma bouche, c’est la vérité, toute la vérité, que vous entendrez sortir… ce que je vais vous dire, c’est toute la vérité… Voilà, Athéniens toute la vérité ; et je vous le  dis sans rien cacher ni peu ni prou, sans rien dissimuler non plus.»

J’oserais dire que c’est une obsession pour Socrate.

       Pour se défendre Socrate accepte la place qu’on lui assigne dans l’institution : il est venu là, au tribunal, il écoute les accusations, il plaide sa cause, il ne fuit pas -après tout, à son âge, soixante-dix ans-… il joue le jeu. Il est dans l’objectivité.

                     "Mon  devoir est d’obéir à la loi et de présenter ma défense.»

       Mais cette place objective, il l’occupera à sa manière, comme il a occupé toute place depuis qu’il a commencé à philosopher, ce qui lui a valu d’être ici. Paradoxe étonnant : utiliser pour se défendre les armes qui lui ont valu son procès –comment s’étonner alors de sa condamnation et de sa condamnation à mort ?

Il va parler du tribunal en faisant comme s’il n’était pas au tribunal. Par ailleurs c’est logique, puisque ici il a failli «oublier qui il est», il se sent «étranger» aux propos qu’on y tient. S’il ne parle que du tribunal, il finira par devenir totalement étranger à lui-même. Curieuse façon de se sauver. S’il ne vient pas au tribunal, s’il refuse d’ «obéir à la loi», ses accusateurs trouveront dans ce comportement une raison de plus de vouloir le faire condamner. Décidément la place de Socrate est bien inconfortable. Mais il va la tenir, satisfaisant malicieusement par là «une opinion reçue que Socrate se distingue en quelque chose de la plupart des hommes.»          

II - Le lieu de la parole

    D’où parle donc Socrate ? Quels sont le lieu, le site, l’origine de sa parole  ?

   La véritable origine des accusations est dans les calomnies. Pour les réfuter il va présenter l’origine de ce qui lui a valu ces calomnies. Quelle est la vérité de ces calomnies ? L’important pour l’instant n’est pas de savoir comment Socrate a répondu point par point aux diverses accusations (anciennes et nouvelles). L’important, c’est sa posture et sa référence principale et principielle.

      Tout d’abord Socrate explique que dans le tribunal il va parler comme sur l’agora :                 «… Je vais plaider ma cause en utilisant exactement le même type d’arguments que ceux auxquels j’ai habituellement recours sur la place publique, que ce soit auprès des comptoirs des changeurs, où nombre d’entre vous m’ont prêté l’oreille, ou ailleurs…»

    Tout en parlant du tribunal il parle de l’agora. C’est un lieu géographique, urbanistique, mais aussi un espace politique, et un espace idéologique fort dans la représentation imaginaire collective, comme la Place Rouge, la Place St Pierre, la Place de la Concorde. Socrate prend des risques car il rappelle par là à ses accusateurs qu’il en a fait ou était en train d’en faire un «site» philosophique. Parlant du tribunal de l’agora il est peut-être sur le chemin de la subversion des deux. En tout cas, plus simplement, cela veut dire qu’il va parler comme s’il était sur l’agora. C’est-à-dire au grand jour, en public, avec qui veut bien, sans rejeter quiconque. Et par là il se défend d’être un sophiste : il n’allait pas enseigner dans les lieux privés, à des fils de riches, pour de l’argent. «Tout le monde peut en témoigner ici, et sa pauvreté plaide pour lui.» La singularité Socrate se meut au milieu du peuple, dans la vie quotidienne, confrontée aux affaires courantes. Il y a une dimension «démocratique» dans ce personnage de l’aristocratique Platon.

        Qu’y aurait-il donc de répréhensible de «travailler» ainsi sur l’agora ? D’autant que Socrate n’était nullement un concurrent potentiel dans les affaires, et qu’il n’avait en aucune façon envie de briguer le pouvoir politique. Il questionnait, discutait, faisait réfléchir. Il pratiquait ce qu’on appelle la «maïeutique», l’art de faire accoucher les esprits des opinions qu’ils portent en eux. C’est grave, puisqu’on lui en a fait procès. Il interrogeait comme il va questionner Mélétos au tribunal –c’est plutôt l’inverse-. Il va questionner Mélétos au tribunal, comme la procédure le permettait, comme il questionnait tous les jours sur l'agora. Et sous le feu croisé des questions Mélétos va balbutier, s’avérer ignorant de la loi, peu véritablement soucieux de la jeunesse, et se contredire. Cela ne fait pas plaisir, d’autant que Socrate renverse les rôles :

                        «Je prétends, Athéniens, que Mélétos est coupable de plaisanter avec des sujets  sérieux.»

        Ainsi beaucoup de ceux qu’il interrogeait se trouvaient dans la même situation et avaient la même réaction. Et la conséquence fut, comme il l’affirme à plusieurs reprises, qu’il s’attira l’inimitié de beaucoup de gens. Il faut ajouter à cela qu’il était souvent entouré et accompagné de jeunes gens lors de ces «séances» d’examen («soumettre à examen»), et que ceux-ci éprouvaient beaucoup de plaisir à voir quelques-uns de leurs aînés mis en difficulté. Certains d’entre eux s’efforçaient même d’imiter Socrate, qui apparut d’autant plus comme le «maître» responsable, et par là le corrupteur de la jeunesse. D’où l’envie de se débarrasser de ce «taon» gêneur.

               Mais que se passe-t-il dans ces «examens» et pourquoi Socrate y procède-t-il ? Pourquoi a-t-il pris cette décision de consacrer sa vie à cette pratique ? Là se trouve un enjeu philosophique majeur : ce qui est en question c’est le savoir –le rapport de l’homme au savoir– et le genre de vie que l’on doit mener, conformément à ce rapport. C’est aussi un moment stratégique important de l’ «Apologie», puisque Socrate va produire son seul véritable témoin (en plus de ceux  présents à qui il fait appel, et de sa pauvreté) :

                  «En effet, pour ce qui est de mon savoir –de son existence et de sa nature -, je   produirai devant comme témoin le dieu de Delphes».

                  C’est le summum mais cela peut être en même temps le plus grand risque. Invoquer le dieu peut être le garant le plus sûr, mais il faut prendre garde de ne pas commettre de sacrilège. Comment en arrive-t-il au dieu honoré dans le temple de Delphes : Apollon ?

           On sait que Socrate a la réputation d’être savant, qu’il profite de cette science pour éprouver ses concitoyens et l’enseigner à d’autres aux mêmes fins. C’est pourquoi Chéréphon, qui est un ami d’enfance et aussi du peuple -il a donc bonne réputation, on peut lui faire confiance-,

                     «…un jour qu’il s’était rendu à Delphes, il osa consulter l’oracle pour lui demander  si, en fait, il pouvait exister quelqu’un de plus savant que moi. Or la Pythie répondit   qu’il n’y avait personne de plus savant.»

         Socrate est le plus savant des hommes. Que veut dire le dieu, se demande Socrate ? Quel est le sens de la réponse, qui ne peut être que caché ? Car il a bien conscience de ne pas être savant ou si peu. Par ailleurs le dieu ne peut pas mentir, cela ne lui est pas permis. Alors, après avoir réfléchi, il décide de se mettre à l’épreuve tout en osant mettre à l’épreuve la parole du dieu, qui n’a pas le droit de mentir et qui pourtant, immédiatement, ne semble pas dire la vérité. (Son vrai sacrilège, blasphème, serait peut-être là : oser soumettre à la question la parole du dieu). Et Socrate se lance dans ses travaux pratiques  en faisant de l’agora son laboratoire expérimental. Il va «procéder à des examens approfondis».

         Il va rencontrer des gens qui passent pour savoir des choses et il va y confronter son propre savoir. Ainsi s’il trouve plus savant que lui l’oracle aura menti. Il interroge ainsi des hommes politiques (je dirais confrontation avec le pouvoir politique), des poètes (symbole d’un pouvoir culturel) et des artisans, des «travailleurs de leurs mains» (symbole du pouvoir technique et économique). A la suite de ces examens réitérés, Socrate en vint à quelques constats :

                      - les uns s’imaginaient savoir quelque chose alors que ce n’était pas le cas, et plus ils avaient la réputation de savoir moins ils en savaient, alors que ceux qui «passaient pour valoir moins» avaient davantage de bon sens.
                      - d’autres croyaient exceller dans leur art, de par leurs talents –ce qui était parfois le cas– mais ils s’imaginaient de ce fait être autorisés à se croire savants en tout autre domaine, ce qui n’était pas le cas.

                 - d’autres enfin étaient effectivement plus savants que Socrate dans leur domaine propre, ce qui le réjouissait. Mais dans le même temps ils s’imaginaient être particulièrement compétents dans d’autres domaines plus importants, comme la morale et la politique. Et cette prétention était telle qu’elle en venait à "occulter ce savoir qui était le leur."

          Tous ces gens étaient pris dans des images de soi qui les empêchaient d’accéder à leur conscience de soi, leur juste place, leur juste mesure. Ce n’était pas un «oubli de soi», mais une absence de conscience de la juste condition humaine et une impossibilité d’y arriver tant les mirages de l’imaginaire sont nombreux, séduisants et tenaces. L’illusion en somme.

        Socrate en arriva par conséquent à la conclusion suivante : eux s’imaginent savoir alors qu’ils ne savent pas, moi je ne m’imagine pas savoir ce que je ne sais pas. Je sais que je ne sais pas. Et en cela Socrate est bien savant :

                         «Je suis plus savant que cet homme-là. En effet, il est à craindre que nous ne sachions ni l’un ni l’autre rien qui vaille la peine, mais, tandis que, lui, il s’imagine qu’il sait quelque chose alors qu’il ne sait rien, moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose.»

          C’est une prise de conscience de sa condition. Alors il est fort probable que l’oracle n’ait pas menti, que le dieu ait raison, ait dit la vérité. Le vrai savant c’est lui. Il a pris Socrate comme exemple : cet homme est le plus savant des hommes car il a reconnu réellement son rapport au savoir. Reconnaissant son ignorance, il est disponible pour se mettre en quête de la vérité. Il est ouvert. Reconnaissant son ignorance, il ne peut se prétendre maître et possesseur de la vérité. Il dit par là que nul homme n’a le droit de s’approprier une place qui ne lui appartient pas. Socrate parle du dieu, renvoie à la place du dieu. Seul le dieu sait. Il faut s’efforcer de comprendre le monde «sub spaeciae dei» (parodiant Spinoza : «sub spaeciae aeterni»), du point de vue du dieu. C’est pourquoi il dit à maintes reprises qu’il obéit au dieu, qu’il est au service du dieu, qu’il prête main forte au dieu, qu’il y est soumis… (pas comme à un « deus ex machina », mais ce par quoi, à partir de quoi on s’interroge…).

           Je ne sais pas si le dieu existe, s’il est bien rationnel de situer comme origine de la philosophie, qui se veut œuvre de la raison, rendre raison le plus possible, cette obéissance à une parole pythique, mythique qui n’a peut-être rien de rationnel. Cela tient du paradoxe. Mais je sais ce qu’il peut y avoir de raison dans l’interprétation et dans l’observance de cette origine.

          Voilà donc l’origine des calomnies qui ont conduit aux accusations puis au procès puis à la condamnation à mort. Un homme est condamné parce qu’il a parlé «du» (dans deux sens) dieu, c’est-à-dire incité ses concitoyens à prendre conscience de soi. Cela les a excités et ils ont voulu s’en débarrasser. Mais qui serait le plus sacrilège alors, celui qui obéit au dieu, ou ceux qui s’en moquent comme de leur première maladie virale ?

III – Tenir les trois dimensions

              Nous sommes en présence de trois personnages 

                                                          de trois niveaux ou dimensions

                                                          de trois concepts :

              - Socrate, un exemple de singularité ;

              - les Athéniens, un exemple de particularité ;

              - le dieu, un modèle possible d’universalité.

              - Ou bien il en fut réellement ainsi, alors informons-nous.

              - Ou bien c’est une fiction, alors amusons-nous, lisons un roman, ou bien voyons quelle théorie on peut en tirer.

             Gilles Deleuze, philosophe, écrit vers la fin de la postface au roman de Michel Tournier : -Vendredi ou les limbes du Pacifique- :

                         «Tout est romanesque ici, y compris la théorie, qui se confond avec une fiction  nécessaire : une certaine théorie d’autrui.»

         Analogiquement, Socrate une fiction nécessaire pour une certaine théorie de la philosophie et de la naissance de la subjectivité, et de la vérité.

            L’hypothèse est celle-ci : Socrate se pose en sujet face à une particularité qui de toutes façons le tue, soit en l’amenant à l’oubli de soi, soit en le condamnant à mort. Le seul moyen de s’en sortir est de faire le détour, de passer par le dieu. La singularité / Socrate est réelle, même s’il y a fiction dans la figure qui nous est léguée. Il y a beaucoup de singularités, puisque chaque homme en est une. La particularité / Athènes est réelle, l’histoire nous en informe abondamment. Il y a beaucoup de particularités : des cités, des nations, des Etats, des peuples, des ethnies, des partis, etc… Nous sommes pour le moins moins certains de la réalité du dieu et de l’universalité. Le dieu n’est peut-être qu’un symbole, une réalité symbolique, autant dire presque fictive, mais nécessaire, un passage nécessaire. Il y a la «loi» réelle de chacun : suivre ses appétits (dans le sens de Spinoza), sauver sa peau. Il y a la «loi» réelle de chaque particularité : conserver son identité, son ordre, son pouvoir. Et il y a la loi  symbolique (ce qui peut réunir).

          Le problème de Socrate, me semble-t-il, c’est qu’il veut maintenir ensemble ce que j’appellerais les trois niveaux, les faire «s’entretenir», c’est-à-dire et dialoguer ensemble et tenir entre eux ensemble. Et si en fin de compte il instaure une hiérarchie, comme l’indique la fin de l’ouvrage, c’est pour essayer de sauver l’humanité d’elle même.

                   «La réponse est incertaine pour tout le monde, sauf pour la divinité».

          Bien sûr Socrate pense à lui, il est là pour plaider sa cause, se défendre, montrer qu’il n’est pas coupable tout au moins de ce dont on l’accuse, et pour qu’on le laisse vivre sa vie comme il l’entend. Cependant il entend bien se conduire ainsi pour servir les Athéniens, la Cité :

               «Je pense que jamais dans cette cité vous n’avez connu rien de plus avantageux que  ma soumission au service du dieu».

                   Il va et vient sur l’agora s’efforçant de faire prendre conscience à chacun de ce qu’il est, d’avoir le souci de ce qui est le plus important, de rendre son âme la meilleure possible. Et quoiqu’il en ait, il s’en remet à la décision des juges. Il obéit à la loi de la Cité.

              Mais finalement Socrate préfère le dieu, s’en remet au dieu. Il en fait un excellent résumé :

                  «…Ce n’est pas ma défense à moi que je présente, tant s’en faut, mais c’est le vôtre je crains que, si vous me condamnez, vous ne commettiez une faute grave en vous en prenant au cadeau que le dieu vous a fait.» «Citoyens, j’ai pour vous la considération et l’affection les plus grandes, mais j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous ; jusqu’à mon dernier souffle et tant que j’en serai capable, je continuerai de philosopher, c’est-à-dire de vous adresser des recommandations et de faire la leçon à  celui d’entre vous que, en toute occasion, je rencontrerai, en lui tenant les propos que j’ai coutume de tenir…»     

                   Pourtant Socrate pense que la partie est perdue pour lui. A plusieurs reprises il explique «qu’en si peu de temps» (le procès se déroulait en vingt-quatre heures, selon la loi) il ne pourra convaincre les juges d’une vérité si longtemps masquée. Et quand le verdict tombe il déclare qu’il n’était pas sans s’y attendre.

                   «Sans doute fallait-il qu’il en fût ainsi, et j’estime que les choses sont ce qu’elles  doivent être.» «Le sort qui est le mien aujourd’hui n’est pas le fait du hasard.»

                 Alors, après avoir été bouc-émissaire, Socrate idéaliste, Socrate martyr, Socrate suicidaire ? (Thèse de Nietszche).

            Un des aspects du problème c’est qu’il faut éviter que chacun des trois «niveaux» ne se clôt sur lui-même. C’est ce que me semble indiquer une réflexion à partir de l’Apologie.

       Si la singularité se ferme sur elle-même, on en vient à un monde d’individus juxtaposés, sans reconnaissance d’autrui, sans intersubjectivité, autant dire sans véritable conscience de soi. Si chaque singularité ne pense qu’à elle-même, qu’à suivre sa propre complexion, la logique de son unique satisfaction, quel genre de Cité est possible ? C’est le risque d’un mixte permanent de désordre et de loi du plus fort, ou d’une oscillation continue de l’un à l’autre -anarchie, tyrannie-. C’est pourquoi Socrate ne pense pas qu’à lui. Il ne veut se sauver seul. Il faut prendre en compte les uns et les autres, quels qu’ils soient, là, sur l’agora, et l’ensemble de la Cité. Il s’adresse aux Athéniens et a en perspective l’honneur d’Athènes, par delà les juges -je dirais par-dessus la tête des juges- Quand il refuse d’attirer la pitié des juges en refusant de faire monter à la tribune ses enfants, voire sa femme Xanthippe -ce qui aurait fait beaucoup de bruit, si on s’en référe à sa tempétueuse réputation-, il estime que c’est «au regard de notre réputation, la mienne, la vôtre et celle de la Cité tout entière», ce qui pour un Grec fait poids. Il faut donc aussi prendre la mesure de l’ensemble, de la particularité, de sa logique.

           Si la particularité, dans sa conscience collective, ne vient à ne prendre en compte que son maintien , son fonctionnement, son ordre, son intérêt, sa réputation, elle se ferme sur elle-même, elle oublie ou asservit les singularités qui la constituent, ou les autres particularités avec lesquelles elle entretient des relations de guerre. Elle contraint plus ou moins insidieusement tous les individus qui la composent à se comporter selon ses imaginaires : la richesse, les honneurs, la réputation, les apparences. Chacun ne connaît pas son véritable soi-même et par conséquent ce qu’il y a de plus important et de meilleur pour lui. On en arrive à une sorte de narcissisme conjoint individuel et collectif. Un autre danger guette, c’est celui du totalitarisme, quand le poids du collectif est tel que les hommes deviennent des «alphas» ou des «bêtas» parfois même consentants. C’est le prix d’une certaine sécurité à payer au détriment de la liberté. La chape de la particularité s’abat sur la singularité en perdition. C’est l’absence du sujet ou la mort du sujet. Comment sauver le sujet ? Non pas en revenant, ou essayant de revenir purement et simplement à la singularité dont on a vu les dangers. Mais en effectuant, comme Socrate le propose, un détour par le dieu, par l’idée d’une transcendance qui empêcherait chaque singularité et chaque particularité de se clore sur elles-mêmes, à laquelle elles pourraient s’ouvrir et dans laquelle elles pourraient trouver un site commun de concorde.

            Cependant penser une telle transcendance n’est pas non plus sans danger. Cela peut paraître lointain, abstrait. Comment s’assurer de la réalité du monde des Idées que Platon construira par la suite, en tirant peut-être trop le dieu dans un sens proprement métaphysique ? On peut comprendre que certains aient vu de l’idéalisme dans la posture de Socrate, en aient souri ou lui en aient fait reproche. Valait-il la peine, à son âge, de risquer, voire de provoquer sa condamnation à mort en prétendant «se faire le champion du dieu» ? Croyait-il naïvement que par son exemple les Athéniens auraient été définitivement convertis et devenus tout à coup sages ? Vaut-il la peine de pousser la sincérité et la fidélité jusqu’à ce bout ? Pour quel profit ? Mourir pour des idées, ne serait-ce pas vanité et inefficacité ? [ Mourir pour des idées, mais de mort lente –G. Brassens]. Il y a aussi le fait que, comme l’histoire, voire l’actualité, nous l’enseigne, certains, individus ou groupes, s’approprient cette transcendance, se croient autorisés à en être les seuls légitimes déchiffreurs, et en font un moyen de conquête, de pouvoir, d’exclusion, d’asservissement, de mort. Invoquer la transcendance, oui. Mais attention, une transcendance peut toujours en cacher une autre. On risque donc de se perdre dans une transcendance lointaine, ou d’en faire abus.

          Je vois alors dans la figure et l’aventure de Socrate comme un fil conducteur possible. Aucun des trois «niveaux» -singularité, particularité, universalité– ne doit se clore sur lui-même. C’est intenable, en fait et en droit. Il faut s’efforcer de faire vivre l’un par les autres, pour éviter que des trappes ne se ferment et des chapes ne tombent. La parole du dieu ou la transcendance, ou l’universel, pour ne pas tourner à vide ou se pervertir, va se nourrir en permanence de ce qui se passe réellement, objectivement dans la vie des hommes, en tant que sujets, citoyens, etc. Socrate interroge sur l’agora en suivant l’ordre du dieu. La parole du dieu est mise à l’épreuve sur l’agora. Pour Socrate, chacun, pour bien vivre, doit «se connaître lui-même», prendre conscience de soi, comme cela a été dit, en étant toujours attentif à la parole du dieu, c’est-à-dire en ne prétendant pas être ce que l’on n’est pas et posséder ce dont on n’est pas propriétaire, par exemple la vérité et la justice. Ceci doit s’accomplir pour le bien être de chacun, mais est aussi un garant de la concorde dans la Cité, sans laquelle concorde il ne peut y avoir de bien-être de chacun.

               A mon avis, Socrate se pose en tant que sujet dans cette juste mesure où il veut tenir ensemble les trois «niveaux». Il s’affirme, il se pose, au risque de sa vie -dans le sens immédiat et dans le sens hégélien de l’expression- , en se distinguant des autres, non par fatuité ou orgueil, mais pour rappeler à chacun que chacun est différent des autres et qu’il faut bien comprendre que c’est en maintenant cette différence que l’on peut échapper aux pièges des images et des mirages dans lesquels nous risquons toujours de nous enfermer les uns les autres. Socrate en procédant ainsi ne veut pas jouer au petit chef. «Je n’ai été le maître de personne», dira-t-il. C’est pourquoi il ne se présente pas comme étant celui qui est propriétaire de cette vérité et qui l’impose, mais celui qui en est le dépositaire, par le choix du dieu, et qui veut en faire bénéficier ses contemporains, parce que le dieu lui en a donné mission, et qu’il n’a jamais déserté d’un poste qu’on lui a demandé d’occuper. (Il a été sénateur, il a participé à des campagnes militaires…) Advenir sujet dans l’imbroglio et la tempête des rapports humains n’est pas chose aisée : tenir ensemble des logiques contraires. C’est pourquoi la loi symbolique est indispensable pour s’y adosser. Le rappel intempestif de l’Oracle qui «ne dit ni ne cache, mais fait signe», comme le disait Héraclite. On n’est pas que dans l’ordre de la vérité objective que l’on peut déterminer, dire, cacher, manipuler, on est dans l’ordre du sens (faire signe) qui se construit et se révèle au fur et à mesure, dont on ne sait jamais vraiment si on y est, mais que l’on pense toujours être possible. Et c’est cette possibilité qui anime -la preuve se trouve dans l’épreuve-.

           L’hypothèse que je formule est alors celle-ci, qui est une sorte de pari de Socrate. Nous partons du constat objectif que tout acte de pensée réflexive part de la singularité. Chacun pense, chacun réfléchit. Sur le chemin de sa démarche il rencontre les autres pensants. Il se rend compte que sa pensée ne vient pas en réalité que de lui, et son ego peut en souffrir, et il est affronté à d’autres pensées que la sienne avec lesquelles il lui arrive d’entrer en conflit. De même chacun part de la recherche de satisfaction de ses propres désirs –le principe de plaisir– et rencontre l’obstacle des désirs des autres avec lesquels il entre en conflit. C’est bien connu. On en arrive alors à des oppositions classiques : moi / les autres, l’individu / la société, mon bien-être / les contraintes, ma sécurité / ma liberté, l’obéissance / la liberté, etc… mon point de vue / la vérité du maître.

           Et on assiste à des procès, des exclusions, des emprisonnements, des dissidences, des exécutions. Chaque «clan» prétend avoir raison et ne veut pas en démordre. Ce n’est plus «à chacun sa vérité», c’est «à moi la vérité». Chaque «clan» se pose en absolu, et comme il y a difficilement de la place pour deux absolus, c’est l’affrontement perpétuel, où la singularité est loin d’être gagnante. C’est tout le monde, au dire de Mélotos, qui prend soin de la jeunesse, contre Socrate seul, le bouc émissaire, qui corrompt cette jeunesse. Que faire pour sortir de ce face à face, de cet affrontement mortel, au moins mortigène ?

             C’est là que je situe le pari de Socrate : le pari de l’existence de l’oracle, de la parole du dieu. Le dieu existe-t-il ? Faisons le pari et voyons-en les conséquences : la mise à distance, connais-toi toi-même, qui est le plus savant, le rapport de l’homme à la vérité, la pratique de la maïeutique, le dialogue, la philosophie sur l’agora, un philosophe au banc des accusés, la recherche finalement d’un «étalon de mesure» qui, tout en étant humain, ne soit pas trop humain, en parodiant Nietzsche, qui éprouvait de la passion (laquelle ?) pour Socrate. Socrate a débattu avec ceux qui affirmaient que «l’homme est la mesure de toutes choses». Il refusait cette posture, parce qu’il y voyait une volonté de puissance au service d’intérêts privés (la complicité des sophistes et des politiciens). Si ce n’est pas l’homme, c’est le dieu. Mais, une fois encore, le dieu existe-t-il ? «Seule la divinité le sait», répondrait Socrate. Et on tourne en rond. Seul le dieu peut savoir, mais on ne sait pas s’il existe. Autant ne pas compter là-dessus.

                 Mais une chose est sure, que l’on sait, c’est qu’une parole existe, des écrits existent que l’on a encore aujourd’hui entre les mains, et existe le sens que l’on veut bien donner à cette parole. Il y a donc une modalité d’existence du dieu : la fiction, le symbole. Socrate s’est efforcé de «déceler le sens» des paroles du dieu. Nous, nous pouvons nous efforcer de déceler un sens aux paroles que nous tenons de Platon surtout ici, mais d’autres aussi. Faisons le pari –en tout cas, je le fais– que ces paroles ont du sens et qu’on peut y trouver encore du sens aujourd’hui. Ce ne peut être un hasard si la tradition philosophique à laquelle nous appartenons trouve là son origine, que nous la faisons encore vivre, que nous en vivons. En tout cas nous nous «entre-tenons» mutuellement. Cependant quel profit Socrate a-t-il tiré de ce pari ?

           Dans un passage de l’Apologie, Socrate s’imagine les Athéniens lui demandant : mais pourquoi fais-tu tout cela, Socrate, pourquoi n’as-tu pas honte de risquer la mort ? La réponse de Socrate ne peut être que socratique, surtout pour un questionnement aussi essentiel : la vie, la mort.

               La mort ? Et alors ! La réponse est donnée en deux temps.

                         1- On présente souvent la mort comme un mal, voire le plus grand des maux. (Il s’agit ici de sa propre mort). Mais qu’en sait-on ? Je ne le sais pas, dit Socrate. Je ne prétends pas  savoir ce que je ne sais point. Ce serait ne pas être sage que de s’imaginer savoir ce que l’on ne sait pas.

                         «Personne ne sait ce qu’est la mort, ni même si elle ne se trouve pas  être pour    l’homme le plus grand des biens, et pourtant les gens la craignent comme s'ils savaient parfaitement qu’il s’agit du plus grand des malheurs.»         

                 En revanche il sait que commettre l’injustice est un mal. Or, obéissant au dieu, il s’est conduit justement. Il ne va donc pas troquer cette certitude à propos de la vie contre l’incertitude à propos de la mort. La seule crainte qu’il ait c’est de commettre l’injustice et non d’être condamné injustement, fut-ce à mort. «Dussé-je subir mille morts», dit-il.

                         2- Juste avant de conclure, il revient sur la préoccupation de la mort, et formule deux hypothèses : «Supposons», dit-il, et plusieurs fois il utilisera le conditionnel : «si ce qu’on raconte est vrai ;

                            - ou bien quand on est mort on n’a plus conscience de rien, comme une nuit permanente sans songes. Alors de quoi se plaindre ?

                            - ou bien la mort est un voyage qui nous mène de ce lieu dans un autre, chez Hadès, où l’on retrouve tous ceux qui ont été justes durant leur existence sur terre.

                         «Pensez-vous que le voyage n’en vaudrait pas la peine ?»

             Quel plaisir de converser avec eux, de les soumettre à examen, c’est-à-dire de continuer à philosopher, sans risquer la mort cette fois-ci, et pour cause ?

                         «Ne serait-ce pas le comble du bonheur ?»

                         «…si du moins ce qu’on raconte est vrai.»

            Voilà le pari de Socrate, un mixte de réalité et de fiction, tout au moins d’hypothèses. Est-ce bien rationnel, est-ce bien raisonnable ? Qu’est-ce qui fait vivre ?

                                                                 

               Nous voici au terme du voyage. Le Socrate historique a-t-il bien vécu ainsi, a-t-il bien dit tout cela ? Je ne le sais pas. On semble s’accorder sur le fait qu’il y a une large part d’invention, de fiction. Dans le mot, il  y a faire, fabriquer, créer. Il y a un acte poétique (poïétique) dans le sens fort du terme. Et cette part de fiction est philosophique, elle en pose des fondements et quelques-unes de ses interrogations permanentes, que l’on ne peut ni négliger ni clore. Avons-nous raison de nous engager sur une telle fiction ? Où trouver la mesure de notre appréciation et de notre choix ? j’ai relevé trois traductions de la dernière phrase de l’Apologie de Socrate de Platon :

                         «La réponse reste incertaine pour tout le monde, sauf pour la divinité.»

                         «Qui de nous a le meilleur partage, nul ne le sait excepté le dieu.»

                         «Qui fait la meilleure affaire ? C’est le secret de la divinité seule.»

             Cela veut dire qu’aucun homme ne peut prétendre avoir le dernier mot et par là s’ériger en juge, en maître, même si c’est à chacun de prendre la mesure de ce qu’il dit et fait, comme Socrate choisit d’obéir au dieu. D’ailleurs y-a-t-il un dernier mot qui ne soit pas moins énigmatique que le premier –le logos, le verbe– par quoi on a souvent fait naître le monde ?

 Gilles Troger

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