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1 janvier 2022 6 01 /01 /janvier /2022 15:11

La conscience dans le temps

Balade dans le cerveau de Marcel Proust

 

Introduction

Précaution oratoire :

En 1913 lorsque paraît le premier tome de La Recherche du temps perdu, l'univers proustien apparaît en total décalage avec les réflexions et les inquiétudes de son temps qui tiennent plus de l'appel aux armes et des réflexions sur la nation : nous sommes en 1913, évidemment on pressent que le conflit avec l'Allemagne est imminent. Cette courte leçon est-elle aussi en décalage avec l'actualité ukrainienne du moment ? Conscient de ce décalage qui depuis plus d'une semaine pose presque une question d'ordre éthique. Pendant cinquante minutes. nous opposerons au tragique de l'Histoire l'interrogation constante de l'Homme sur sa véritable nature qui ne cesse de nous interpeller à travers l'hubris, la présence du mal et la conscience trouble du réel qui reviennent avec force sur le devant de l'actualité.

Cela étant dit, revenons à l'origine du projet. A partir du moment où je suis entré en littérature, j'ai vite considéré qu'il; y avait des univers et des écritures qui exploraient de manière singulière et parfois très pénétrante l'âme humaine. Jean-Jacques Brochier dans un article du Magazine Littéraire les appelait les chroniqueurs de l'âme. Nietzsche a affirmé que c'était avec Montaigne et Stendhal qu'il avait le plus appris sur la psychologie humaine. pour ma part ce fut Faulkner, Dostoïevski, Nerval, Huysmans...et j'ai rapidement et sans surprise inclus Marcel Proust dans ce panthéon personnel des explorateurs de la conscience humaine.

Dans l'univers de la Recherche du temps perdu, il m'a semblé dès la première ligne être aux prises avec une écriture et un monde qu ouvraient la porte à l'inattendu ou plutôt, comme le précise François Julien dans son dernier livre intitulé l'incommensurable, à l'in-entendu. Dans cette recherche constante de l'inouï. Marcel Proust arpente, observe et en dernier lieu analyse cet incommensurable ; autrement dit ce qui n'est pas encore tout à fait à la mesure de l'Homme et ne le sera peut êre jamais. En ce sens, plus qu'un écrivain, le créateur d'Albertine m'est apparu d'emblée à la fois comme un créateur de concepts et une sorte de chercheur menant une véritable expérience sur l'Homme, bref un explorateur de la conscience humaine.

"Nous sommes faits de l'étoffe de nos rêves". L'oeuvre de Marcel Proust semble être une longue mise en scène de cette affirmation shakespirienne. Ce narrateur, Marcel, si proche de son auteur, est un explorateur en chambre (slide 3). Il est l'analyste de son propre monde intérieur. Il mesure la frontière souvent nébuleuse entre le conscient et l'inconscient. Il part à la découverte de ce monde des limbes qui est le paysage parcouru par notre conscience entre le sommeil et l'éveil. Cette plongée dans la psychologie des profondeurs apparaît souvent comme une véritable exploration du cerveau.

Ainsi  depuis quelques années à travers un parcours de recherche nommé Proustime (anglicisme ?), les chercheurs en neurosciences et les universitaires lettrés et philosophes ont commis une série d'articles et de conférences sur le rapport entre Proust et les sciences cognitives

Qu'a à nous dire l'introspection proustienne de notre monde cérébral ? Les intuitions introspectives de Proust n'ont elles pas été parfois prédictives quant aux découvertes scientifiques ? Comment les méandres de la période proustienne parviennent ils à  éclairer notre monde intérieur ?

Voilà une série de questions bien ambitieuses auxquelles nous ne répondrons pas ce soir par manque de temps et sans doute aussi par manque d'amplitude cérébrale...Nous allons simplement essayer d'aborder le cinéma intérieur de Proust : faire une petite balade digestive dans quelques sillons neuronaux qui nous semblent traverser son oeuvre et interroger ce que j'ai intitulé La conscience dans le temps.

 

1 – L’obscur éveil de la conscience : l’écran noir du cinéma intérieur proustien (Slide 4)

 

A - «Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure» (Du côté de chez Swann – incipit)

 

Qu’évoque précisément l’ouverture de la Recherche du temps perdu ? Quel est le véritable sujet de cette entrée dans l’œuvre ? Il semble de toute évidence que c’est la perte de conscience. En sus de l’attachement maladif à sa mère, l’angoisse du coucher pour Marcel enfant est liée à la rencontre fortuite mais réitérée avec une obscurité d’une douceur inquiétante.

 

Et un peu plus loin, il dit ceci :

 

B - «Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre des craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où était plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir» (Idem)

Dans le cinéma intérieur du personnage-narrateur, la conscience de l’être émerge lentement d’un fondu au noir. Au sortir du monde des rêves, le jeune Marcel interroge un âge à jamais révolu de sa vie primitive. Et cette conscience ancestrale d’états d’âme encore là mais à jamais disparus interroge d’emblée le rapport direct du sujet aux phénomènes qui l’entourent et lui apparaissent comme essentiellement énigmatiques. Au commencement du roman proustien, il y a le constat simple et vertigineux du vide de la conscience, comme une sorte d’instant qui n’est précédé par aucun autre, comme si l’instant surgissait du rien, du fait de n’avoir pas été perçu dans un déroulement cohérent et permanent de la conscience. Il manque à cet instant la conscience de ce qui n’est plus. Il lui manque quelque chose en arrière.


 

2 - Le temps de la conscience et la conscience du temps ! (Slide 6)


 

Toujours dans cette ouverture, il affirme :

C - «Et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes» (Idem)

Le réveil est une manifestation de la perte. Tous les matins du monde sont sans retour comme le dit poétiquement Pascal Quignard dans un autre contexte romanesque. Et c’est précisément ce sans retour qui semble le sujet de l’œuvre à venir de Marcel Proust. La Recherche apparaît bel et bien comme l’archéologie d’une conscience en quête d’elle-même.

Le dormeur qui s’éveille sort donc du sommeil dans une véritable brume identitaire. Il s’attache au régime de la perte de conscience. Dans une des modélisations récentes de la conscience on a pu constater en effet ce que Virginie Van Wassenhove appelle le rafraîchissement périodique du contenu de notre conscience. Celle-ci pose alors la question : le temps de la conscience est-il conscience du temps ? L’attention du narrateur dans le texte se focalise sur cette dissension entre le temps et la conscience, sur les intermittences d’une conscience qui efface au fur et à mesure qu’elle engramme. Une des questions essentielles est donc bien chez Proust la question qui consiste à appréhender la manière dont notre cerveau crée notre temps psychologique. Il interroge en permanence cette dialectique de la mémoire et de l’oubli qui est le trouble inaugural du narrateur. Ainsi, la « chronoarchitecture cérébrale» (Wassenhove, 2018) est caractérisée par des phénomènes d’échantillonnage et de discrétisation de l’information, mais aussi par des phénomènes d’intégration correspondant à la synchronisation de populations de neurones. Le narrateur témoigne de la complexité des phénomènes temporels au niveau neuropsychologique, et il s’interroge sans cesse sur son expérience du temps qui paraît, elle, superficiellement, continue et linéaire. La représentation mentale d’un temps continu, allant du passé au présent vers le futur serait-elle une illusion ?


 

Dans un opus plus tardif Sodome et Gomorrhe le narrateur dit ceci au sortir d’une nuit agitée :

D - «Alors de ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore, quand l’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir progressivement, avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer… ?» (Sodome et Gomorrhe)

Celui qui apparaît à l’existence chaque matin semble être en partie vidé de son être ; être retourné «aux règnes les plus élémentaires de la nature», une chose en un moment «hors du temps et des mesures». En fait, si on tient compte de recherches neuroscientifiques récentes notre perception du temps semble être dans une relative adéquation avec notre perception visuelle. En effet, notre perception du réel fonctionne comme une projection cinématographique intérieure. Nous échantillonnons le réel. Qu’est-ce à dire ? En 2006, Rufin Van Rullen et Christof Koch ont démontré que la fréquence de notre cinéma intérieur est de 13 images par seconde. Cette théorie révolutionnaire révèle donc une similitude entre notre perception visuelle et une projection cinématographique interne. (Sujet sur lequel il faudrait beaucoup plus de temps pour revenir en détails)

Il semble que nous puissions corréler cette perception visuelle à notre perception temporelle. En effet, celle-ci est également soumise à des phénomènes d’échantillonnage et de discrétion de l’information. Ce qui fait que notre perception du temps ne paraît pas toujours en phase avec la régularité des secondes : le cerveau semble avoir son propre temps et les créations de notre cerveau jouent, elles aussi, avec le temps. Cette labilité de la perception temporelle est l’approche première que fait le jeune Marcel de son vécu. Cette versatilité de la conscience temporelle interroge les différentes vitesses de notre perception du temps, son intégration immédiatement consciente ou non, son décalage permanent avec le temps des horloges. Ainsi, aujourd’hui, de nombreux chercheurs explorent les bases neuronales de la perception du temps. Ceci est éminemment délicat puisque le temps n'est pas un stimulus comparable à un son ou à une image. Par ailleurs, il n'existe pas de « récepteurs du temps» au sens propre. La nature des mécanismes neuraux qui sous-tendent le codage et la mémorisation de l'information temporelle reste encore une question ouverte. Pourquoi une telle difficulté ? Parce que, selon le physicien Étienne Klein « Le temps n'est matière à aucun de nos cinq sens. » En effet, pour chacun des cinq sens – l'audition, la vue, le goût, le toucher et l'odorat –, on sait décrire les caractéristiques physiques des stimulus (la fréquence du stimulus auditif, la longueur d'onde du stimulus visuel, la nature chimique du stimulus olfactif, etc.), on sait décrire la structure des récepteurs (les cellules ciliées de la cochlée, les cônes et les bâtonnets de la rétine…) et les liens entre ces récepteurs et le cerveau. Mais le temps ne peut être considéré comme un stimulus à proprement parlé et, sans stimulus, l'existence de récepteurs n'a pas de sens. Autrement dit, le temps de la conscience est éminemment complexe et à bien des égards contre intuitive. Elle échappe pour le moment à l’analyse des structures cérébrales et, comme l’avait pressenti Proust, n’est pas en adéquation avec la conscience du temps.
 

3 – La logique du sens

A un niveau macroscopique, les méandres de l’écriture proustienne permettent donc d’appréhender ce rapport obscur et trouble que nous entretenons avec la perception du temps. Le dormeur réveillé se découvre peu à peu à travers un voile de perceptions ténébreuses.

E - «Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années.» (Du côté de chez Swann)

Le brouillage identitaire se mêle à un brouillage spatio-temporel. L’être incertain de son propre état, en proie à une perte d’être matutinale, voudrait s’appuyer à la stabilité des choses. Mais les choses et la durée lui apparaissent aussi irréelles que les formes oniriques qui ont peuplé son sommeil. Elles forment un univers de simulacres et de reflets aussi peu consistant que les rêves ou encore que les projections sur le mur de la lanterne magique offerte par sa mère afin de calmer ses angoisses nocturnes.

F - «(…) sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour à la jeunesse, des sentiments perdus, la désincarnation, la transmigration des âmes, l’évocation des morts, les illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus élémentaires de la nature ( car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie presque toujours que nous y sommes nous-mêmes un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude ; nous n’y offrons au contraire, au spectacle de la vie, qu’une vision douteuse et à chaque minute anéantie pour l’oubli, la réalité précédente s’évanouissant devant celle qui lui succède, comme une projection de lanterne magique devant la suivante quand on a changé le verre (…)»

Le monde proustien est donc un monde d’intermittences. C’est un monde de visions douteuses et transitoires «au hiatus duquel l’esprit devra suppléer par ses conjectures, aux vacillations duquel il devra remédier par ses croyances» (Poulet Georges, 1952) On retrouve là parfaitement anticipée la conception actuelle de la subjectivité développée par Lionel Naccache. (Le cinéma intérieur, 2019) Celui-ci a en effet élaboré le concept de Fics, fictions-interprétations-croyances, qui consiste à étudier la conscience d’un phénomène comme une opération réflexive que l’on peut qualifier comme un phénomène de rapportabilité. Le fait de rapporter son propre contenu mental n’est pas passif mais au contraire, comme en témoigne le petit Marcel au sortir de la nuit, est un acte mental proactif. Ce processus consiste à procéder à des allers-retours incessants entre le subjectif et l’objectif. Nos perceptions de la réalité conservent bien une vision globale mais qui est pour la majeure partie inconsciente, A chaque instant selon lui, nous inventons l’ensemble de ce qui est face à nous sur la base de ce dont nous avons pris conscience et sur celle de nos connaissances. «Notre cinéma intérieur est étymologiquement poétique c’est-à-dire créatif» (Naccache, 2019).

Voilà une expérience qui prouve ce phénomène : L’expérience de Heider …

Voilà une des premières grandes révélations proustiennes : nous inventons le réel et notre identité à travers une conscience du temps complexe et, à bien des égards, insaisissable. Ce monde d’intermittences proustiennes révèle une conscience trouble, kaléidoscopique, transitoire. Comme cette lanterne magique qui éclaire sa chambre d’enfant d’images mouvantes, le monde se projette et est projeté par notre système perceptif comme autant d’images qui se succèdent sans ordre logique. Nous avançons sous l’empire des signes du réel à la recherche d’une logique du sens perdu.

 

4 – La règle du jeu

 

Le jeune Marcel ne cesse donc de constater à quel point notre «perception (est) infirme» C’est à partir de cette conscience déficiente que Le narrateur proustien va peu à peu établir une nouvelle règle du Je, En quoi consiste précisément la règle du Je proustien. Voilà ce que dirait le neuropsychologue Lionel Naccache, au quotidien, nous butons régulièrement sur des signes qui surgissent de manière immédiate à notre conscience mais qui ne nous satisfont pas. Nous modifions alors nos interprétations subjectives à travers des allers-retours incessants entre des attributions de sens conscientes ou inconscientes jusqu’à la création d’un sens, pour nous, de l’instant vécu. En outre, ce phénomène, par notre ancrage spatialisé dans un corps, concerne aussi notre «Je». Le Je que je regarde est lui aussi un produit de mon cinéma intérieur Celui dont je suis le seul à connaître l’intimité subjective intérieur – le moi – est lui aussi un personnage de mon film intérieur. Notre «Je» n’est pas posé quelque part en dehors du monde. Je suis, moi aussi, l’un des personnages de mon propre cinéma. Le «Je» est donc à la fois réalisateur, scénariste et personnage principal. Autrement dit, notre «Je» est une fiction, c’est-à-dire une fiction – interprétation – croyance. Dans une remarque qu’on pourrait alors qualifier de neuro-humaniste, Lionel Naccache affirme alors qu’apprendre à vivre avec lui, avec soi, est l’enjeu fondamental de la culture, voire de toute existence.

 

Afin de donner corps à cette règle du jeu du «Je», le narrateur proustien va peu à peu explorer son rapport à l’espace et au temps et cela par l’entremets de la mémoire. La Recherche est un roman de la mémoire. Et si l’ensemble du texte se présente comme une vaste analepse, le rapport au monde du narrateur est quant à lui une véritable anamnèse. Toute l’œuvre est tissée d’événements antérieurs et le récit ne cesse de revenir sur ses propres traces. La règle du «Je» proustien consiste à vouloir retrouver l’unité d’un moi diffracté par l’impermanence de l’être et les intermittences du temps : «notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours (…)».

 

G - «On n’est plus personne. Comment, alors, cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt que tout autre… ? Qu’est-ce qui nous guide, quand il y a eu vraiment interruption…? Il y a eu vraiment mort, comme quand le cœur a cessé de battre et que des tractions rythmées de la langue nous raniment… La résurrection au réveil – après ce bienfaisant accès d’aliénation mentale qu’est le sommeil – doit ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oublié. Et peut-être la résurrection de l’âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.» (Le côté de Guermantes)

 

Les intuitions proustiennes tracent les chemins qui nous mènent à la mémoire, laquelle n’est pas une mais plusieurs à la fois. C’est à partir de ce que l’on appelle communément les réminiscences que le narrateur va échafauder sa cathédrale du souvenir qu’est La Recherche. Qu’est-ce qu’une réminiscence ? C’est la survivance et la reviviscence en nous d’un état oublié de l’être. Ce phénomène est souvent caractérisé depuis Proust comme une manifestation de la mémoire involontaire. Mais ce qui est notoire dans La Recherche, c’est que cette manifestation d’abord contingente du passé va appeler la collaboration du narrateur. Elle exige en lui le maximum d’effort. Analysons d’abord cet extrait devenu concept et même véritable cliché qu’est l’épisode de la Madeleine et tentons à l’occasion une explication de texte cognitive.

 

5 – La conscience dans le temps

 

H - « Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi (…)» Le premier élément à noter est que la réminiscence proustienne à laquelle nous allons assister corrobore un concept admis par tous les spécialistes de la mémoire en neurosciences la mémoire reconstructive. Il n’y a pas de souvenir stocké au sens où on l’entend habituellement. Notre esprit ne contient pas un équivalent d’un enregistrement. Ainsi, la plongée dans l’univers du souvenir émerge-t-elle comme le précise le narrateur à partir de l’oubli. Ce qui est d’autant plus prégnant dans La Recherche puisque ce monde oublié est celui qui ouvre l’œuvre Dans Du côté de chez Swann. Autrement dit un des paradoxes de ce roman est qu’il est autant, et cela de manière dialectique, le livre de l’oubli que le livre de la mémoire. Ce que le narrateur va aller rechercher c’est ce que Jean-Marc Devaud appelle une trace mnésique, une configuration d’activité électrique dans un réseau neuronal modifié par l’expérience. Cette trace mnésique apparaît donc alors comme un résidu inscrit dans ce que Lionel Naccache évoque comme étant une forme d’inconscient neuronal. (Naccache, Le nouvel inconscient, 2012)

 

I - «(…) comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé»

 

On voit d’abord, que le contexte émotionnel celui de la relation singulière qui unit le petit Marcel à sa mère est primordial et va le rendre particulièrement réceptif à l’émergence du souvenir. Ainsi dans le lien étroit entre émotion et mémoire il semble que le retour au souvenir enfoui soit d’abord un rappel de deux situations émotionnelles qui se font écho. A la chaleur affective du geste maternelle va faire écho ce que Francis Eustache appelle le conditionnement émotionnel d’une mémoire à long terme implicite. Ce conditionnement va relier un stimulus à une réponse émotionnelle.

 

J - « Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de Madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée de miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi»

 

L’effet d’amorçage est instantané. On sait que les sensations sont des constructions «virtuelles» générées par le cerveau. Cette transformation extraordinaire débute au niveau des organes des sens par la conversion d’un stimulus en signaux électriques qui sont acheminées vers les aires cérébrales dédiées à cet effet. Il surgit à la conscience comme une détonation. Il apparaît d’autant plus comme un surgissement que la valence émotionnelle de cette réverbération mnésique est pressentie par une connotation positive. «Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause.» La narration de cette situation résume parfaitement les liens ténus qui résident entre attention, mémoire et émotion. Cette relation tripartite semble la condition sine qua non de la naissance d’une conscience auto noétique à laquelle participe pleinement la mémoire épisodique mise en jeu ici. Le trajet surprenant et déconcertant qu’emprunte cet épisode est que cette conséquence auto noétique surgit avant même la formulation explicite du souvenir

K - «Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférente, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. » Cette mémoire des souvenirs personnels modélisée par Tulving et réinvestie par le système MNESIS de Francis Eustache, est d’autant plus sollicitée que sa capacité auto noétique, cette prise de conscience de la conscience des phénomènes, cette réflexivité mémorielle va inscrire le souvenir perçu dans une structure identitaire fondamentale. En ce sens, cet épisode apparaît ensuite comme mettant bel et bien en jeu la mémoire autobiographique du narrateur.

L - « D’où venait-elle (cette joie sensitive) ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ?» Ce texte résume tous les ingrédients qui concernent la récupération du souvenir. D’abord on a cet indice extérieur gustatif, la madeleine, qui mêle différents modes sensoriels, le goût, l’odeur, la vue. Ensuite, on trouve un contexte émotionnel propice au rappel, la chaleur du foyer, les présences rassurantes de la mère et de tante Léonie à l’origine. Mais là où le texte proustien est d’une justesse incroyable c’est que cette plongée au départ involontaire de la mémoire se transmue rapidement en un effort mesuré et conscient.

M - «Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement créer» Ici se voit parfaitement formulée la notion de mémoire reconstructive. La réalité, contre intuitive, est qu’il n’y a pas de souvenir au sens où on l’entend habituellement. Notre esprit ne contient pas l’équivalent d’un enregistrement, mais une suite d’éléments, de traces mnésiques, plus ou moins fragiles qui permettent peu à peu de reconstruire la scène. Chaque remémoration est une reconstruction créative. Tout cela repose donc sur une forme d’invention fondée sur quelques éléments instables, sur quelques indices, et des émotions enfouies plutôt vagues.

Conclusion

Ce moment d’anthologie littéraire n’épuise en rien la richesse profuse de la Recherche. Ce roman n’est pas un roman psychologique. Mais l’épisode amorce un changement d’état dans l’œuvre. La mémoire y devient à partir de là le lieu non de la remémoration mais de la transformation. Il donne forme. Il crée une nouvelle forme de lien entre l’être et l’écoulement à priori inconsistant du présent. D’ailleurs le narrateur détaille très précisément ce difficile accouchement du souvenir.

N - «Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile (…) m’a conseillé de laisser cela (…) Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu » On retrouve là la fameuse règle du «Je». Si l’émergence de ce souvenir est si primordiale pour le narrateur, c’est qu’il permet d’élaborer une fiction-interprétation-croyance satisfaisante de l’entité volatile et transitoire évoquée au départ. « (…) tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé»

Le narrateur proustien ressent alors une véritable adéquation entre le moment présent et la sensation profonde qu’il en a. C’est à partir de là qu’émerge un sentiment de croyance qui le laisse dans un véritable état homéostatique. Se souvenir, c’est reconstruire un rapport au réel relativement stable et qui permet une relative assise identitaire. Voilà donc le jeune Marcel, aux portes de sa cathédrale, un instant en accord avec le temps; celui-ci ayant été heureusement recrée, en quelque sorte, grâce à la conscience dans le temps.

Fabrice Allaire                                                                                                         Mars 2022

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