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13 février 2020 4 13 /02 /février /2020 11:37

Vaste question. La réponse devrait être facile pour moi qui vit la franc-maçonnerie de l'intérieur depuis plus de vingt ans. En réalité il est quasiment impossible de donner une définition unique de la franc-maçonnerie. Les obédiences maçonniques elles-mêmes défendent chacune, par des définitions différentes, leur conception de la franc-maçonnerie et il y a autant de définitions que de francs-maçons. Un historien de la maçonnerie ne vous donnera pas la même explication qu’un maçon féru de politique, ni qu’un autre, adepte des activités sociales. Une fois que vous aurez interrogé ces trois maçons, vous pourrez aussi consulter un pratiquant de la franc-maçonnerie symboliste. Là encore, vous obtiendrez une autre définition qui vous donnera l’impression qu'il parle de tout autre chose. En résumé, la maçonnerie peut prendre des formes diverses pour répondre à des attentes aussi variées qu’il existe de curieux. Depuis ses débuts au XVIIIe siècle, la franc-maçonnerie suscite donc curiosité, inquiétude et parfois rejet. Elle fait l’objet de théories du complot qui lui attribue des intentions et des actions secrètes, principalement anti chrétiennes ou visant à l'établissement de projets politiques, tel celui d'un nouvel ordre mondial. Société de pensée, Ordre initiatique, association philosophique, communauté fraternelle ou simple réseau politique, la franc-maçonnerie intrigue car elle demeure, pour beaucoup, environnée d’ombres, de secrets et de fantasmes. Je vais essayer de la démystifier.

 

Ce qu'est en réalité la franc-maçonnerie
 
La franc-maçonnerie est avant tout une alliance d'hommes et de femmes libres, de toutes confessions et de tous horizons sociaux. Il est important de cultiver la liberté de l'autre autant que la sienne comme l'a dit Kant : en respectant la liberté de l'autre, non seulement on s'enrichit de sa pensée et de ses expériences mais on découvre aussi que nos certitudes n'en sont pas. On conquiert sa propre liberté au-delà des schémas, habitudes et croyances adoptés inconsciemment. Il ne s'agit pas de réaliser un syncrétisme des humanismes et des religions mais d'ouvrir son esprit aux diverses cultures qui ont contribué à l'enrichissement de la pensée humaine. L'homme se rattache à des traditions nationales et religieuses. Aussi il ne s'agit pas de rejeter ses croyances mais de les adopter en conscience, en toute liberté. Cette liberté s’exerce jusqu’à la possibilité de se retirer en tout temps si la démarche maçonnique ne convient pas à sa personnalité. Basée sur la tolérance, la franc-maçonnerie est riche de cette diversité qui s'épanouit dans une direction commune : celle de suivre chacun le chemin de perfectionnement qui lui est propre. Pour cela, elle fournit à chaque personne qui veut travailler sur soi-même les outils du symbolisme. Elle est un enseignement de conduite morale où chacun peut s’épanouir par lui-même. Sur la base de ce qui précède, il est facile de se faire une idée de ce que la franc- maçonnerie peut apporter à l'individu en particulier et à l'humanité en général. Il s'agit essentiellement d'une école de vie prenant en compte toutes les dimensions de l'individu sur les plans, affectif par la fraternité, intellectuel par l'exercice de la tolérance et spirituel par la tradition. Elle permet à toute personne qui souhaite se perfectionner, de trouver une alliance fraternelle avec laquelle elle puisse partager ses questionnements. La franc-maçonnerie fournit donc un lieu de rencontre où le dialogue constructif est possible par le respect des opinions et de l'écoute d'autrui. Ce qui réunit les francs-maçons est la foi en la perfectibilité de l'homme. A travers le travail du maçon, la franc-maçonnerie espère pouvoir faire rayonner à l'extérieur plus de justice, de tolérance, de charité et d'amour. Elle est une fraternité qui permet de s’enrichir de chacun et de répondre concrètement aux problèmes que notre temps pose à chacun d’entre nous à travers la multiplicité des points de vue. La modernité n’appelle pas une pensée monolithique mais elle prend en compte la complexité et la richesse des relations humaines.

Une société discrète surtout en Europe latine

L’existence d’un «masonic hospital» au beau milieu d’une ville n’étonne guère dans les pays anglo-saxons mais inimaginable dans l’Europe latine. La franc-maçonnerie n'est pourtant pas une société secrète. Elle est constituée en associations officiellement reconnues, son existence et ses buts publiquement déclarés. De plus, on trouve la description de ses rites (ensemble des rituels et des cérémonies maçonniques) dans n'importe quelle librairie. Si les francs-maçons cherchent à ce que leurs rituels ne soient pas divulgués, c’est pour que l’éventuel candidat puisse vivre sans a priori, car c’est à lui seul de se forger sa propre compréhension de la franc-maçonnerie. Si le franc-maçon n'a pas le droit de révéler l'appartenance maçonnique de ses frères et sœurs, tout franc-maçon est libre de révéler son appartenance personnelle. La maçonnerie ne fait pas de prosélytisme, puisque c'est librement, sans être influencé, que quelqu'un se sent appelé à partager le chemin des francs-maçons. Quelqu’un devient franc-maçon parce qu’il éprouve le besoin d’évoluer dans l'esprit d’ouverture qu’il a rencontré auprès de personnes qui se sont fait connaître comme francs-maçons. Il fut un temps où l’on ne pouvait entrer en franc-maçonnerie que si l’on était parrainé par un franc-maçon. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La franc-maçonnerie ne peut pas être une élite sociale ou économique, puisqu'elle tire sa richesse de la diversité de ses membres. Elle n’est pas organisée comme un club de services ni un lieu pour la pratique du copinage et de l’affairisme. Sur le plan financier, les cotisations ne sont pas plus élevées que celles de la plupart des associations sportives ou autres et ne doivent pas constituer un obstacle pour qui souhaite sincèrement effectuer la démarche.

Une société philanthropique

On espère que le travail sur soi pourra rayonner favorablement sur la société toute entière mais ceci ne doit être qu’une conséquence et pas un but. Toutefois, l'amour du prochain passe aussi par la solidarité et la pratique de la charité.

Un enseignement de conduite morale

Ce mot de morale, chassé à une certaine époque pour dogmatisme et revenu aujourd'hui sous le nom d'éthique, recouvre de nombreux sens. Dans le contexte maçonnique du perfectionnement de l'individu, il peut signifier quelque chose de très simple qui fait partie de ce travail vers la liberté, à savoir la mise en accord de nos pensées et de nos actes. Cet accord est loin d'être facile à réaliser dans le contexte de la vie contemporaine et demande du courage.

Une fraternité

Dans cette recherche de perfectionnement, il est important de trouver un ensemble de personnes sur ce chemin pour échanger ses expériences, se soutenir les uns les autres et expérimenter les vertus de la tolérance. C'est pourquoi la franc-maçonnerie est une fraternité à la fois comme conséquence de ce travail en commun et comme moyen d'avancer chacun sur sa route. Cette fraternité est le lien profond qui unit les hommes et les femmes francs-maçons.

Une approche de la modernité

L'homme de notre temps doit penser à l'échelle mondiale ; il doit regarder au-delà des barrières raciales et religieuses qui divisent les hommes. Le dogmatisme sous toutes ses formes ne peut être que négatif dans la mondialisation actuelle. La franc-maçonnerie est une expérience qui montre qu'universalité n'est pas et ne doit pas être synonyme d'uniformité.

Une démarche spirituelle progressive

Elle est une démarche spirituelle structurée en tant qu’organisation humaine . L’organisation maçonnique est là pour assurer la liberté et l’indépendance de travail de chacun, tout en assurant un soutien collectif. Le chemin est fait d’étapes qui permettent d’évoluer progressivement sans qu’aucune relation de pouvoir ne soit possible.

Une voie de formation à la vie

L'unité biologique de l'humanité suppose la suppression du racisme. Il n'y a pas d'hommes supérieurs ou inférieurs mais une grande diversité ethnique et culturelle, ainsi que des degrés divers dans l'évolution des sociétés humaines. L'homme doit se sentir solidaire avec tous les êtres dans l'unité cosmique, de l'infiniment petit à l'infiniment grand.

Une société structurée

Les francs-maçons travaillent dans des loges (ou ateliers) qui font elles-mêmes partie d'Obédiences (fédérations de loges). De plus, chaque loge se dote d’un comité (appelé Collège) et d’un président (appelé Vénérable) comme toute société. De même les Obédiences se dotent d’un Grand Collège. Cette structure ne constitue pas une hiérarchie mais une organisation. Le Collège a un rôle de coordination des travaux, de même que les Obédiences ne dirigent pas mais coordonnent les activités des loges. Afin que cette organisation n’installe pas des relations de pouvoir en son sein, les Collèges et Grands Collèges sont renouvelés de façon régulière. Le principe absolu est : des maçons libres dans des loges libres. Le franc-maçon ne doit obéir qu’à une seule chose : l’engagement qu’il a pris vis-à-vis de lui-même de travailler à son perfectionnement. Cette démarche est structurée par des systèmes de grades ou degrés. On ne peut avancer qu’un pas après l’autre. Le fait d’avoir fait un pas de plus ne confère aucune supériorité sur ceux qui ne l’ont pas encore fait sinon le devoir de les aider à avancer. Chaque grade propose un vécu et des symboles nouveaux sur lesquels le franc maçon est appelé à méditer.

Ce qu'elle n'est pas :

Ni une religion ni une secte

La franc-maçonnerie n'est ni une religion ni une secte, il n'y a ni Dieu ni gourou puisque cela irait à l'encontre de la tolérance et du respect de la liberté de chacun. Son fonctionnement même repose sur l'interdiction de contraindre qui que ce soit à partager des convictions religieuses. Toute l’organisation maçonnique est conçue pour que chacun puisse tracer son chemin personnel en s’enrichissant de la diversité des vécus et des opinions, en aucun cas du point de vue particulier de qui que ce soit qui prétendrait connaître la vérité. Contrairement à ce qui se passe dans les sectes,il est difficile d'y entrer mais facile d'en sortir. En effet, elle propose une démarche que l’on a librement choisie et ne l’impose pas.

Une société occulte

Il ne faut pas confondre occultisme et ésotérisme. L’occultisme repose sur des pratiques à caractère plus ou moins magique, alors que l’ésotérisme (littéralement : la voie intérieure) est une démarche qui repose sur le vécu personnel. L’ésotérisme s’oppose à l’exotérisme qui est la voie extérieure dans laquelle une vérité est imposée par d’autres. Dans ce sens, la franc-maçonnerie est une société ésotérique mais pas occulte. Si elle pratique des rituels, ceux-ci sont là pour proposer des vécus sur lesquels le franc-maçon peut librement méditer et travailler. Ces rituels sont indispensables si l’on ne veut pas que le travail reste uniquement intellectuel ; ce ne sont pas les mots qui permettent de s’améliorer mais les expériences.

Une société misogyne

D'une part étant issue des sociétés compagnonniques du Moyen Age, elle hérite historiquement d’une tradition masculine. D’autre part, le travail sur soi-même touche à des sensibilités différentes pour un homme et pour une femme. Pour ces raisons beaucoup de loges sont exclusivement masculines, ce qui ne veut pas dire que la franc-maçonnerie dans son ensemble le soit. On peut donc librement choisir soit de partager cette sensibilité avec des personnes de l’autre sexe, auquel cas on peut entrer dans une Obédience mixte, soit de vivre ce partage séparément, auquel cas on peut rejoindre une Obédience masculine ou féminine, selon que l’on est un homme ou une femme.

Historique

Objet de tous les fantasmes, la franc-maçonnerie est un courant philosophique né au XVIIIè siècle. Son objectif est «l’amélioration de l’humanité», c’est-à-dire celle de l’individu et de la société. Son nom et certains de ses usages remontent aux corporations de maçons du Moyen âge et vient de l’anglais «freemason» (de free, libre et de mason, maçon) qui désignait un ouvrier indépendant se déplaçant d’un chantier à l’autre, le regroupement des maçons de métier, ce qu’on appelle la maçonnerie opérative. À l’origine, le métier de maçon rassemblait des ouvriers plus ou moins qualifiés et des maîtres d’œuvre. Les chantiers pouvaient occuper toute une vie ; le métier se résumait à l’édification d’une cathédrale dont souvent le maçon n’avait pas vu poser la première pierre et dont il ne verrait pas sans doute pas l’achèvement. Les plus anciens, les compagnons, formaient les plus jeunes, les apprentis. Ils disposaient de loges (lodges : le terme apparaît dans des documents au XIIIè siècle), c’est-à-dire de simples bâtisses adossées à l’édifice en construction, où l’on rangeait les outils, où l’on se reposait, où l’on parlait des problèmes du chantier et des projets du lendemain. Les ouvriers s’y réunissaient pour partager les techniques ainsi que les autres enseignements du métier. On y faisait aussi des plans sur le sol qui servait à tracer les épures ou à fabriquer les gabarits. Pour organiser la profession, les clercs en rédigèrent des règlements, comme pour d’autres corps de métier (tailleurs de pierres, charpentiers, couvreurs…). C’est à cette époque aussi que, pour donner une perspective au travail des maçons, ils en écrivirent une histoire légendaire, à partir de vieilles chroniques. On en trouve le récit dans les Old Charges (appelées «Anciens Devoirs»), dont les versions remontent à la fin du XIVè siècle. Elles racontent comment les secrets de la maçonnerie furent sauvés du déluge grâce à des colonnes de pierre où ils avaient été gravés par les fils de Noé. La tour de Babel puis le temple de Salomon à Jérusalem en sont les réalisations les plus illustres. La religion était souvent mêlée aux usages et aux cérémonies en vigueur : un ouvrier reçu dans un chantier jurait de respecter Dieu, la Sainte Église, son roi et le maître du chantier ; on lui enseignait les «devoirs» et on lui présentait la Bible. C’est de là que serait née la franc-maçonnerie spéculative, moderne, détachée de toute préoccupation professionnelle, telle que nous la connaissons aujourd’hui. En 1472, la Compagnie des maçons de Londres (London Masons’ Company) reçoit officiellement ses armes et sa première devise : God Is Our Guide («Dieu est notre guide»). À cette époque, la Compagnie exerce son contrôle à Londres : les apprentis lui sont présentés et leurs noms sont portés sur ses registres. Au terme d’un apprentissage d’au moins sept ans, ils peuvent paraître devant une commission et, après avoir prêté serment de fidélité et de loyauté envers le métier, la ville et la Couronne, devenir «hommes libres du métier» (freemen of the craft). Parallèlement, le mot loge évolue. Vers le XVè siècle, un usage extensif le conduit à s’appliquer à l’ensemble des maçons qui travaillent sur un même chantier : la loge devient, en quelque sorte, une personne morale. Au XVIè siècle, en Écosse cette fois, ce mot apparaît pourvu d’une signification différente. Il désigne les maçons travaillant dans le ressort d’une cité ou d’un district et formant une juridiction permanente qui règle l’organisation du métier et arbitre les conflits entre les ouvriers et les employeurs. En 1598 William Shaw, qui porte le titre de «Maître des ouvrages du roi et surveillant général des maçons», publie de nouveaux statuts : dorénavant, la loge contrôle l’entrée des apprentis ainsi que leur accession au statut de compagnon, juge les différends, punit les manquements aux règles. Selon une opinion classique, c’est au terme d’une transition de deux siècles environ que cette maçonnerie opérative médiévale aurait donné progressivement naissance à la franc-maçonnerie spéculative moderne. Les premiers signes de cette transition seraient apparus en Écosse : il s’agit de l’admission dans les loges opératives de membres sans rapport avec la profession de maçon, appelés gentlemen masons, recrutés parmi les notabilités locales, dans le premier tiers du XVIIè siècle. Selon la thèse la plus commune, ces loges seraient devenues peu à peu le lieu de débats philosophiques, admettant des gens qui ne faisaient pas partie du métier. En Écosse, quelques loges vont accepter ces membres étrangers au métier. Ces maçons «acceptés» sont à l’origine de la franc-maçonnerie spéculative moderne. Les loges rassemblant des maçons «acceptés» vont se multiplier en Grande-Bretagne au XVIIè siècle. Peut-être constituaient-elles un refuge pour les hommes de bonne volonté dans une Angleterre déchirée par les guerres de religions et les querelles dynastiques. La franc-maçonnerie moderne apparaît donc au XVIIIè siècle, en Grande-Bretagne, où se fonde la Grande Loge de Londres entre 1717 et 1723 et en Écosse, avant qu'elle ne s'étende au continent européen au cours du XVIIIè siècle. Si cette théorie de la transition a pu s’imposer, c’est que, dès ses débuts, la maçonnerie spéculative moderne a manifesté le besoin d’établir à tout prix son ancienneté «de temps immémorial». Les animateurs de la nouvelle Grande Loge semblent avoir constitué une organisation profondément nouvelle. On ne peut que remarquer les liens de beaucoup d'entre eux –au premier rang desquels le huguenot français Jean-Théophile Désaguliers avec la Royal Society et les milieux Newtoniens. Dans la légende maçonnique fixée au début du XVIIIè siècle, les allusions à la construction du temple de Salomon et à son architecte Hiram, par exemple, traduisent ce besoin et tentent d’y répondre. Nul ne doute qu’il s’agisse là de pures légendes. Si l’hypothèse de la transition paraît donc désormais plus qu’incertaine, il convient d’en examiner une autre, selon laquelle la maçonnerie spéculative aurait, à son origine, délibérément repris des textes et des pratiques ayant appartenu aux opératifs mais de façon indépendante, sans filiation directe. Dès 1686, du reste, dans son Histoire naturelle du Staffordshire, sir Robert Plot rapportait la coutume locale d’admettre dans la Société des francs-maçons (Society of Freemasons) des personnes de toutes qualités et la disait «répandue dans toute la nation». Même si des étrangers au métier ont pu être admis dans des loges anglaises ou écossaises, au cours du XVIIè siècle, il n’y a pas eu pour autant de transition ni de transmission. Quelle qu’ait pu être leur origine et quoi qu’il en soit de leurs connexions avec des loges opératives, il apparaît que les premières loges spéculatives anglaises ont totalement disparu à la fin du XVIIè siècle. On ne voit donc aucun lien entre elles et les quatre modestes loges de petits artisans et boutiquiers qui fondèrent la Grande Loge de Londres. Lorsque, par une belle fin d’après-midi de l’été 1717, le 24 juin, jour de la Saint-Jean-Baptiste, traditionnel patron des maçons, «quatre loges et quelques frères anciens» s’assemblèrent au premier étage d’une petite taverne du quartier Saint-Paul à Londres, un lieu appelé L’Oie et le Gril (Goose and Gridiron –l’établissement existait encore au début du XXè siècle) l’événement passa inaperçu. Les présents eux-mêmes n’eurent apparemment pas l’idée d’en consigner le procès-verbal : tout ce que nous en savons fut rapporté vingt ans plus tard, en 1738, par le révérend James Anderson, compilateur des Constitutions, qui lui-même n’avait pas assisté à la réunion. Pourtant, ce fut un événement fondateur. D’abord reçue avec méfiance, voire avec une certaine hostilité, par les «anciens» maçons, la Grande Loge qui fut fondée ce jour-là et dont le premier Grand Maître était un obscur libraire, rallia en quelques années à peu près tous les suffrages : vingt ans plus tard, elle comptait plus d’une centaine de loges. Ce fût aussi le début d’une aventure qui allait en quelques décennies conquérir le monde –ce dont les humbles fondateurs de 1717 se doutaient fort peu. Dès 1719, Jean-Théophile Désagulier, fils d’un pasteur rochelais chassé par la révocation de l’Édit de Nantes, physicien, ingénieur, enseignant à Oxford, ministre de l’Église d’Angleterre et plus tard chapelain du prince de Galles, conférencier scientifique de renom et principal collaborateur de Newton, devint Grand Maître. Les disciples de Newton prônaient la tolérance religieuse et l’étude de la nature. En 1723, la nouvelle organisation publiera ses Constitutions et règlements dont la rédaction fut confiée au pasteur écossais, James Anderson. Les Constitutions d’Anderson reprennent en partie les Anciens Devoirs mais elles apportent aussi des innovations capitales comme d’assurer aux francs-maçons la liberté de conscience. L’article premier concernant Dieu et la Religion précise en effet : «quoique dans les temps anciens, les Maçons fussent obligés, dans chaque pays d’être de la religion du pays ou nation, quelle qu’elle fût, aujourd’hui il a été considéré plus commode de les astreindre seulement à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, laissant à chacun ses propres opinions, c’est-à-dire d’être des hommes de bien et loyaux ou des hommes d’honneur et de probité». Il n’importe : la métaphore opérative de la franc-maçonnerie demeure son ressort le plus puissant. La référence mythique –et toujours actuelle– à «l’édification du temple idéal» lui fournit la base de son univers symbolique et les éléments de sa méthode. Spéculatifs ou opératifs, depuis toujours les francs-maçons «glorifient le travail», quelle qu’en soit la nature. La Grande Loge dont le premier Grand Maître était un obscur libraire, marqua le début d’une aventure qui allait conquérir le monde en quelques décennies.
 

La franc-maçonnerie en France

C’est autour de 1725 qu’apparaissent les premières loges en France. Elles s’implantent dans l’ambiance libérale et anglophile apparue sous la Régence et ne touchent d’abord que la haute aristocratie. L’authenticité de la filiation rituelle est, dès l’origine, une préoccupation des maçons. Avant que les Grandes Loges ne centralisent l’octroi de patentes aux nouveaux ateliers, ceux-ci les demandaient aux loges anciennes et se créait ainsi tout un réseau. Avant 1738, les premiers Grands Maîtres sont – comme la majorité des frères– des exilés britanniques résidant en France. En 1743, Louis de Bourbon-Condé, abbé de Saint-Germain-des-Prés est élu Grand Maître, il le restera jusqu’à sa mort en 1771. Noble de haut rang et ecclésiastique, son rôle est d’être un protecteur, il n’intervient pas dans la gestion directe de l’Ordre et n’exerce qu’un parrainage distant relayé par des substituts. 1738 inaugure une longue série de bulles papales d’excommunication des francs-maçons. Le Pape Clément XII et les suivants reprochent à l’Ordre sa tolérance religieuse, on ne met pas sur un même plan la vérité et l’erreur ! Cependant ces bulles ne seront jamais enregistrées par les parlements, étape obligée pour avoir force de loi et les ecclésiastiques seront nombreux dans les loges. Si le gouvernement du Cardinal Fleury cherche un temps, sans succès, à interdire la franc-maçonnerie, c’est qu’il y voit un repaire de Jansénistes. Ceux-ci étaient considérés comme des opposants à la monarchie absolue et partisans de la liberté de conscience. C’est aussi l’époque où les cérémonies des maçons sont révélées au public par des livres ou des gravures. A partir de 1740, la maçonnerie va se diffuser largement dans toute la France. Rares sont les petites villes qui ne comptent pas de loges. Elles sont un lieu de convivialité où les frères célèbrent la vertu et l’égalité. Peu à peu s’y développe une sociabilité libérale et démocratique qui prépare insensiblement l’avènement des idées nouvelles. De 1736 à 1755, les loges de France ne sont fédérées que par une allégeance peu contraignante au «Grand Maître des Loges du Royaume», protecteur prestigieux qui leur laisse une totale liberté. Entre 1755 et 1766, les Vénérables des loges de la capitale, réunis en une «Grande Loge des Maîtres de l’Orient de Paris dite de France», vont essayer d’établir leur autorité sur l’ensemble de la maçonnerie française. Mais cette «Première Grande Loge de France» n’arrivera jamais à s’imposer. Elle sera déstabilisée de façon chronique par les querelles entre les systèmes de hauts grades rivaux qui essayent d’en prendre le contrôle et se met en sommeil en 1766. 1773 voit une nouvelle tentative pour doter la maçonnerie française d’une autorité reconnue. Deux principes sont définis : l’élection des officiers (les officiers de loge maçonnique sont les membres désignés par leurs frères afin d'accomplir les offices nécessaires à la vie et au travail d'un atelier) et la représentation de toutes les loges. Sur cette base leurs représentants –y compris et pour la première fois des loges de provinces–sont convoqués. Les travaux des 17 réunions plénières aboutissent à la formation du Grand Orient de France. Au nom du Grand Maître, le Duc de Chartres et sous l’autorité réelle de l’Administrateur Général, le Duc de Montmorency-Luxembourg, le Grand Orient est géré par trois chambres où siègent les représentants élus des loges. Comme le précise une circulaire de 1788 «le fonctionnement du Grand Orient est essentiellement démocratique». On retrouve des maçons dans tous les débats et dans tous les camps de la Révolution Française. Ils sont sur-représentés chez les Girondins. Au delà des itinéraires personnels, la sociabilité maçonnique et le fonctionnement des loges, basés sur la discussion et l’élection, ont certainement largement contribué à la diffusion des idées nouvelles. Dans les années qui précèdent la Révolution, des loges prestigieuses comme Les «Neufs Sœurs», Les «Amis Réunis» ou «La Candeur» rassemblent des élites gagnées au «parti philosophique». C’est pourquoi certains ont voulu y voir l’une des sources intellectuelles de la Révolution française. Les neuf dixièmes des loges françaises se rallient à la nouvelle structure. La création du Grand Orient marque le retour de la noblesse libérale et de la bourgeoisie éclairée.aux leviers de commande de la maçonnerie, Les loges joueront naturellement un rôle de premier plan dans les événements de 1789. La révolution parisienne força la majorité des francs-maçons (presque tous des nobles ou de riches bourgeois) à fuir et à se réfugier en Allemagne et en Angleterre, où ils réintégrèrent la franc-maçonnerie traditionnelle. Tout dérapa avec Napoléon Bonaparte qui, constatant que les élites françaises avaient fui la Révolution, fit revenir les francs-maçons en leur promettant la liberté de réunion en échange d’une allégeance totale au pouvoir impérial. Une partie des francs-maçons français acceptèrent et vinrent faire amende honorable devant le pouvoir sous la férule d’un Grand Maître de pacotille, Joseph Bonaparte, frère de l’Empereur et d’un laquais de l’Empire : Cambacérès. L’union sacrée entre la pseudo maçonnerie française et la politique était ainsi scellée. Entre 1800 et 1815, la maçonnerie fut à la fois favorisée et étroitement contrôlée. La bourgeoisie voyait en Napoléon un rempart contre le retour de l’Ancien Régime et les dérives de la Révolution. Les élites bourgeoises qui accèdent au pouvoir grâce à la Révolution et à l’Empire ont souvent maçonné sous l’Ancien Régime. Elles restent en général fidèles à l’Ordre. Sur les 25 maréchaux d’Empire, 17 sont francs maçons, dont Bernadotte, Brune, Kellerman, Lannes, Mac Donald, Masséna, Mortier, Murat, Ney, Oudinot. Le Grand Orient connaît alors un grand développement dans les 139 départements que compte la France impériale à son apogée. La maçonnerie est un des rares endroits où les opposants à l’Empire sont tolérés. Ainsi les «Idéologues», Cabanis, Destutt de Tracy, Garat, qui avaient essayé d’établir sous le Directoire une République «à l’américaine», purent continuer à maçonner. Par ailleurs, dans toute l’Europe napoléonienne, la maçonnerie impériale fut l’outil de diffusion de la philosophie des Lumières, à laquelle étaient massivement restés fidèles les cadres de l’Empire. Les principes philosophiques et religieux de la Révolution restent à l’honneur, seules les questions politiques sont totalement proscrites ! Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie et Murat roi de Naples, sont aussi Grands-Maîtres en leur royaume. L’Empire a été une période faste pour les rites et les décors maçonniques. Le Rite Français reste largement majoritaire, le Rite Écossais Ancien et Accepté s’implante et est promis à un bel avenir mais on pratique aussi les Rites Écossais Philosophique, d’Heredom de Kilwinning, de Perfection ou des Écossais Primitifs. Les tabliers deviennent somptueux et de prestigieux graveurs comme le frère Coquardon frappent de superbes médailles de loge. A la suite de l’expédition du Caire, la maçonnerie verse dans une intense égyptomanie. Dans «La Franc-maçonnerie rendue à sa véritable origine», Alexandre Lenoir explique les sept grades du Rite Français à la lumière des mystères de Memphis, sanctuaire de l’«initiation éternelle» et en 1813 apparaît le Rite de Misraïm.

Le cheminement souterrain des idées républicaines

Comment l’institution politiquement conformiste qu’était la maçonnerie sous le Premier Empire devient, en quelques décennies, l’une des principales caisses de résonance des idées nouvelles. Sous la Restauration, les loges d’orientation explicitement progressiste et politique sont de rares exceptions. Mais les groupes d’opposition comme la Charbonnerie leur sont très liés. Par ailleurs, la majorité des ateliers maçonniques, en professant et en mettant en œuvre une sociabilité libérale où étaient invoquées la vertu et la fraternité ont rempli le rôle de conservatoires des principes de 1789. La chute de l’Empire va à nouveau la secouer : sous Charles X, son rôle est d’opposition face aux ultras réactionnaires. En 1830 l'épisode des Trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet) dans lesquelles de très nombreux maçons sont impliqués et le Parti du Mouvement, dont le Frère La Fayette est la figure emblématique, apparaissent largement maçonniques. Le nouveau roi Louis-Philippe fait naître des espérances dans les milieux maçonniques qui vont cependant bien vite déchanter devant le retour des conservateurs au pouvoir en 1831. L’échec politique des libéraux à partir de 1834 accentuera le brassage des idées nouvelles dans les loges. L’intérêt pour les questions politiques et sociales n’est plus l’exception. 1848 verra l’émergence de la première génération de loges engagées. Le gouvernement de la Seconde République compte de nombreux maçons dont Flocon, Crémeux, Garnier-Pagès, Pagnerre, Carnot et Shoelcher qui fait aboutir son généreux combat pour l’abolition de l’esclavage. L’échec des démocrates-socialistes à partir de 1849 porte un coup très dur à des dizaines de loges du Grand Orient. Le préfet conservateur de l’Yonne se plaint que la Loge «Le Phénix» initie… aux funestes doctrines du socialisme. Le Vénérable de «L’Unanimité» est l’un des meneurs du parti révolutionnaire. L’engagement de nombreuses loges en faveur d’une République sociale met en difficulté l’administration du Grand Orient lors du retour au pouvoir du parti conservateur. La maçonnerie est en ligne de mire. La diplomatie du frère Perier, secrétaire de l’Obédience, réussit à limiter la répression. Au plus 5 ou 6 ateliers les plus engagés sont fermés définitivement et quelques dizaines de loges sont suspendues provisoirement. Les «Démoc-Soc» quarante-huitards réfugiés à Londres constituent des loges d’opposants à Napoléon III. Sous le Consulat et sous l’Empire, la maçonnerie du Grand Orient reprend quelque vigueur, après la Révolution et le Directoire qui l’avaient laissée étiolée et blafarde, ses dirigeants sont choisis directement dans les allées du pouvoir. Servante du régime, jusqu’à le magnifier en de pieuses images illustrant fièrement une complicité de raison plus que de cœur, elle bénéficie en retour de sa protection. Semblable attente, vite déçue, se renouvelle avec l’avènement de la Seconde République rapidement suivie par la réaction de la bourgeoisie, la présidence du prince Napoléon et en mars 1849 la victoire des monarchistes. Autour de 1851 la maçonnerie est tenue en suspicion, de nombreux ateliers sont fermés et les maçons doivent composer. Pour survivre à la proclamation de l’Empire et prévenir toute interdiction de la maçonnerie après le Coup d'état du 2 décembre, le Grand Orient dut donner des gages. Manière de ne pas s’attirer la réprobation du pouvoir, il porta à sa présidence Murat, un proche de Napoléon III qui n’était pas des plus éclairés. et qui fut Grand Maître de l’Obédience de 1852 à 1861. Il tenta de constituer une maçonnerie officielle limitée à l’exercice du rituel, à la bienfaisance et à l’étude de la morale. On doit néanmoins mettre à son actif l'achat de l'ancien hôtel de Richelieu, qui est aujourd'hui encore le siège du Grand Orient de France. Cette tentative de reprise en main autoritaire du Grand Orient créa de multiples oppositions, au point que Murat fut obligé de se retirer en 1861. Le courant progressiste lancé en 1860 par Massol –le prophète de la «Morale indépendante» – prend le pouvoir au Grand Orient en 1880. La consolidation de la IIIè République marque donc le retour de la maçonnerie dans l'espace social. Il va s'accompagner d'un profond renouvellement de l'institution. Le maréchal Magnan, désigné par l’empereur, succède à Murat pour une période de quatre années, période pendant laquelle l’Obédience retrouve une certaine autonomie par rapport à un pouvoir affaibli. Survient la défaite de Napoléon III et avec elle la proclamation de la Troisième République en septembre 1870, suivie quelques mois plus tard du tragique épisode de la Commune de Paris : certains frères participent activement à l’insurrection anticléricale, d’autres prônent la pacification. Une image reste : les bannières maçonniques plantées sur les barricades, révélant à la fois l’appétit de liberté qui anime les maçons et le transfert de ces aspirations individuelles vers une société qu’ils investissent de leurs attentes. On assiste ainsi à la naissance de la Troisième République, soutenue par les maçons et à ses agencements successifs mais toujours dans le cadre d’une démocratie formelle dans laquelle la transformation radicale des structures sociales n’est que rarement envisagée. Bien plus beaucoup de maçons appartiennent à la nouvelle classe dirigeante politique qui ne fonde plus son autorité sur une croyance surnaturelle mais sur des principes rationnels. En ce sens, l’entrée des anarchistes dans les loges maçonniques de la seconde moitié du XIXème siècle ne peut s’expliquer que par le caractère foncièrement apolitique de la franc-maçonnerie. Que l’on sache, même à considérer les luttes de ses membres, le Grand Orient de France n’a jamais été une organisation politique. Cela ne signifie pas pour autant que l’incorporation d’anarchistes se déroule sans heurts et sans réserves. Mais ceux-ci, hostiles à toute autorité, ne représentent pas un danger réel pour l’institution maçonnique et pour ceux de ses membres appartenant à la classe politique. L’anarchisme, traversé par l’individualisme et l’aspiration libertaire, ne s’institutionnalise qu’au prix d’un renoncement à ce qui le fonde. Peu structuré, il parvient à faire se rencontrer des individus que tout soupçon d’embrigadement irrite. Le maçon anarchiste français Léo Campion disait : «Si les maçons anarchistes sont une infime minorité, la vocation libertaire de la Maçonnerie est indéniable, elle est la seule association à laquelle puisse adhérer celui qui n’adhère à rien». Emblématique est à cet égard le cas du pédagogue espagnol Francisco Ferrer, qui dans l’Espagne cléricale du début du siècle, fut injustement accusé et emprisonné sous prétexte d’une participation à la tentative de régicide du roi Alphonse XIII à Madrid en mai 1906. Or, l’anarchiste espagnol ne sera pas soutenu par le Grand Orient Espagnol, qui publiera peu après un communiqué par lequel il condamne toute forme de violence et déclare respecter les institutions existantes.

Si l'antimaçonnisme est contemporain de l’apparition des loges au XVIIIè siècle, il connaît une véritable flambée à partir de 1870. Au XIXè siècle, la franc-maçonnerie s’est résolument impliquée dans la vie sociale du pays, ce qui l’a conduite à exprimer des conceptions civiques et parfois politiques pour devenir une véritable Église de la République. Mais les prélats français voient dans la maçonnerie «La Synagogue de Satan» et – professant un antisémitisme virulent– ils dénoncent le «complot judéo-maçonnique». Le combat républicain et anticlérical devient donc le lot quotidien des maçons de la Troisième République. Il s’incarne principalement dans la revendication d’une école obligatoire, gratuite et laïque et dans l’opposition belliciste à tout ce qui représente la religion, le cléricalisme, la monarchie, la droite conservatrice. Les maçons se recrutent parmi les radicaux, au sein des divers courants du socialisme et jusque dans les milieux anarchistes. Résultats tangibles : loi de 1905 séparation des Églises et de l’État, la législation sur le divorce, la laïcisation du statut des infirmières et des instituteurs, la crémation autorisée, etc. Toutes les avancées sociales ne sont cependant pas à porter au crédit de l’action des maçons. On sait par exemple que le frère Jules Ferry, pourtant républicain engagé, se montrait aussi frileux que le conservateur Adolphe Thiers quand il s’agissait de revendiquer l’universalisation du droit de vote. Tant à la Grande Loge qu’au Grand Orient, les débats sur l’entrée des femmes en franc-maçonnerie vont se multiplier entre 1880 et 1920. A partir du moment où la maçonnerie se voulait le fer de lance de l’émancipation de l’Humanité, il était de plus en plus difficile d’exclure la moitié de celle-ci de l’initiation maçonnique. Deux solutions apparaissent : en 1893 se crée une Obédience accueillant hommes et femmes sur un pied d’égalité : l’Ordre Maçonnique Mixte International Le Droit Humain. En 1901, la Grande Loge de France refonde les loges d’adoption ne réunissant que des sœurs. Ces loges d’adoption prendront leur indépendance et constitueront la Grande Loge Féminine de France. Sans rien renier de la tradition initiatique et symbolique de la maçonnerie, ces Obédiences vont être de véritables puissances critiques, «tant à l’égard du politique que vis-à-vis d’elles-mêmes». Les lendemains de la Guerre de 14 sont une période de doutes et d’interrogations pour la conscience européenne. Le progrès, la science, la démocratie n’ont pas empêché l’horreur des tranchées qui a englouti toute une partie de la jeunesse. Les maçons n’échappent pas à cette ambiance de remise en question. D’autant que si la République, fermement installée au prix de combats et de sacrifices, a apporté beaucoup –libertés publiques, enseignement, début de protection sociale – l’usure du pouvoir commence à se faire sentir. Le Cartel des Gauches sera le dernier grand combat politique dans lequel les loges s’engageront directement. Quand éclate l'affaire Dreyfus, le Grand Orient de France (déjà la plus importante des Obédiences maçonniques françaises en effectifs comme en influence) prend position en faveur du capitaine et demande une révision du procès. C’est à l’occasion de cette affaire qu’est créée la «Ligue des Droits de l’Homme», laquelle compte de nombreux maçons. Par ailleurs éclate en 1904 «l'affaire des fiches» qui concerne une opération de fichage politique et religieux dans l'armée française. Elle fut réalisée par des loges maçonniques du Grand Orient de France à l'initiative du général Louis André, ministre de la Guerre, (il se trouve que ce ministre est franc maçon) en instaurant un système de hiérarchie parallèle. Il fait ainsi établir pour chaque officier une fiche secrète de renseignements politiques et confessionnels indépendante de la note officielle régulièrement attribuée par les supérieurs hiérarchiques. Cette note secrète est utilisée par le cabinet du ministre pour s'assurer de la loyauté républicaine des cadres militaires. Au total, un engagement politique intense va se poursuivre au-delà des années vingt jusqu’à ce qu’éclate la Seconde Guerre mondiale et que les maçons français souffrent des interdictions et des persécutions de l’occupant nazi. Dès que l’extrême-droite prend le pouvoir –en Italie, en Allemagne et en France à l’occasion de l’occupation nazie– les loges sont interdites et les maçons pourchassés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la franc-maçonnerie a subi l'épreuve la plus terrible de son histoire. Déjà interdite en Europe par les différentes dictatures, objet de virulentes attaques de l'extrême droite, elle est persécutée par le régime de Vichy et par les occupants. Des organismes spécialisés dans la lutte contre les francs-maçons couvrent le territoire et les colonies. La Gestapo et la police de Vichy procèdent à des interrogatoires et à des arrestations. En réaction, dès 1940, des francs maçons entrent dans la Résistance. De Franc-Tireur à Combat, de Libération à Patriam Recuperare, la présence maçonnique a été importante. Une solidarité maçonnique s'organise également dans les prisons et les camps de concentration. Des loges continuent à se réunir dans la clandestinité pour participer à la lutte, aider les familles des victimes, préparer le retour de la République. Nombreux sont les frères qui ne verront pas la fin de cette guerre : Pierre Brossolette et Jean Zay, parmi les plus célèbres, mais aussi nombre d'anonymes. A l'heure où la maçonnerie doit à nouveau faire face à une campagne de dénigrement, il n'est pas inutile de rappeler que ses idéaux ont conduit des hommes et des femmes à s'engager au péril de leur vie. Néanmoins Vichy traîne son lot de trahisons : le frère Camille Chautemps, député radical-socialiste plusieurs fois ministre dans les années vingt et trente, trente-troisième de surcroît et membre du Suprême Conseil, accepte de déclarer à Pétain son allégeance quand, le 13 août 1940, est promulguée la loi portant interdiction des associations secrètes et obligeant les fonctionnaires et les agents de l’État à souscrire une déclaration à leur sujet, Chautemps s’empressa de déclarer à Pétain : «Ah ! Monsieur le Maréchal, comme je vous remercie d’avoir pris cette décision. Pour ma part, il y a longtemps que je l’attendais…». Vichy édictera des lois antimaçonniques, pillera les temples ; de nombreux frères mourront en camps de concentration. Et l’on pourrait épingler les noms de quelques autres frères qui se sont compromis avec Vichy. On ne sait trop pourquoi, par exemple, Jean Marquès-Rivière, qui fréquente les ateliers maçonniques jusque 1930, sert quelques années plus tard le régime de Pétain, allant même jusqu’à écrire le scénario de Forces occultes, ce fameux film de propagande antimaçonnique tourné en 1942 et présenté pour la première fois en 1943, réalisé de surcroît par le maçon Paul Roche, alias Jean Mamy. Mais on sait que le film est d’autant plus pernicieux qu’il évoque des événements réels, comme cette affaire Stavisky, du nom d’un escroc de grande envergure qui bénéficia des années durant de la protection active de maçons politiciens, magistrats et avocats, jusqu’à ce qu’il trouve la mort en 1934 dans des circonstances mystérieuses… Au détour de la seconde guerre mondiale, après la terrible persécution subie sous l’Occupation, la franc-maçonnerie française, perdant peu à peu de son influence sur les lieux de pouvoir, s’est enfin définie jusqu’à nos jours comme une puissance morale, défendant la laïcité, la tolérance, la dignité humaine, la liberté de l’esprit. C’est en effet de cette mosaïque qu’est composée son histoire presque trois fois séculaire. Si l’on peut être anarchiste et franc-maçon, en revanche la question de la compatibilité entre communisme et franc maçonnerie se pose avec plus d’acuité. On sait que le troisième congrès de la Troisième Internationale avait interdit aux communistes l’entrée dans la franc-maçonnerie, au même titre que l’appartenance à la Ligue des droits de l’homme, deux institutions qui passaient pour bourgeoises aux yeux des dirigeants communistes. Conséquence : dans les pays où le parti communiste est au pouvoir, la franc-maçonnerie est interdite, à la notable exception de Cuba. Dans les autres pays, on ne connaît pas d’interdictions de la double appartenance dictées par les partis à leurs membres. Il reste que des frères et des sœurs d’obédiences progressistes prennent conscience «de l’ardente nécessité de la réflexion politique en loge». A la même époque les loges du Suprême Conseil s’émancipent pour finalement créer la Grande Loge de France. Les jeunes cadres de la nouvelle République, marqués par le positivisme, vont aussi vouloir réformer la maçonnerie pour en faire un outil au service du progrès de l’humanité. Tournant le dos à la langue de bois qui fait dire par exemple que «la Maçonnerie rayonne par l’action individuelle de ses membres», les frères et sœurs du Cercle Bartholdi souhaitent que la maçonnerie de leur pays s’implique davantage dans la vie de la cité et redevienne, comme elle l’était au XIXe siècle, un grand «laboratoire d’idées et de progrès social». Avec le Droit Humain se sont formées d’autres obédiences mixtes comme la G.L.M.U ou la G.L.M.F. C’est dans cette optique que, à la fin des années 1980, des frères et des sœurs engagés dans des organisations humanitaires (Amnesty International, Ligue des droits de l’homme, etc.), tous maçons ou maçonnes du Grand Orient de Belgique, de la Grande Loge de Belgique, du Droit Humain et de la Grande Loge Féminine de Belgique, se rassemblèrent pour créer le Cercle Bartholdi. En se réunissant le plus souvent en tenues inter-obédientielles pour réfléchir sur la place que doit occuper le travail maçonnique dans la construction effective de la société. C’est en effet de cette mosaïque qu’est composée l'histoire de la maçonnerie . Toujours soucieuse de la place de l’homme dans la cité, la démarche maçonnique se veut cependant plus philosophique que directement politique. Ce recentrage s’accompagne d’une active politique internationale. Grâce à l’Association Maçonnique Internationale, la maçonnerie française établit des relations d’amitié avec la plupart des grandes Obédiences européennes. Le fait est là : certains hommes et femmes choisissent de se rassembler régulièrement pour partager ensemble les mêmes valeurs, au sein de locaux spécialement aménagés à cet effet et dans le cadre de rituels strictement définis. Maçons et maçonnes entendent pratiquer les vertus, se conformer à une morale évolutive, jadis qualifiée de naturelle, puis d’universelle et de laïque avant de se voir supplantée par le concept, «étriqué» selon le philosophe Michel Serres, d’éthique. Ils partagent un mode de vie en commun ; la liberté d’association dont ils jouissent aujourd’hui dans les pays démocratiques confère à leurs réunions une inévitable dimension politique, toujours là, irrécusable, quand bien même certains d’entre eux s’interdisent de parler politique dans leur loge et même s’il est entendu qu’il ne s’y fomente aucun complot. La liberté d’association fut, en France, une conquête de la maçonnerie qui anticipa sur une législation qui n’aboutit qu’en 1901. Ne s’agit-il point d’une initiative éminemment politique, cette faculté de combler naturellement un vide juridique ? Comme si, en évacuant le politique, celui-ci ne demandait qu’à resurgir à la faveur du moindre débat d’idées. Pour autant, la maçonnerie n’est ni de gauche, ni de droite, ni du centre. Elle ne peut, pour cette raison, ambitionner sérieusement de changer la société, à l’instar de n’importe quel parti politique. À bien des égards, la franc-maçonnerie telle qu’elle est vécue par ceux qui en font partie (car parler de la franc-maçonnerie en général comme d’une abstraction dégagée de toute dimension phénoménologique revient le plus souvent à disserter sur une réalité reconstruite), s’écarte sans cesse du champ politique et rogne sur les terres inexplorées, préservées et secrètes de l’intériorité, voire de la spiritualité, en tout cas d’un tout autre indicible et d’un quant-à-soi fluctuant qui échappe à toute tentative de catégorisation. Sans doute pareille tendance ira-t-elle en s’accentuant dans les années à venir, si le politique ne sort pas de la crise de crédibilité qui le traverse et dont on ne doit plus faire la démonstration, tant elle est évidente. Dans ce contexte, l’apolitisme affiché de la franc-maçonnerie ne constituerait-t-il pas, en définitive, le meilleur garant de son efficacité ? Que dit en effet l’engagement maçonnique, sinon le lien inextricable entre un parcours personnel et la fréquentation d’une société aux couleurs politiques toujours en demi-teinte, parce qu’il ne s’y trouve ni mot d’ordre, ni manifeste idéologique, ni unanimisme ? Que tel franc-maçon célèbre soit devenu, au gré des modes ou à la faveur d’un ralliement soudain, le prototype d’un combattant revendicatif, de droite ou de gauche, conformiste ou anarchiste, conservateur ou progressiste, ne parvient point à épuiser la question de la nature politique de la maçonnerie telle qu’elle se vit. C’est même le contraire qui se passe, au vu des engagements multiples et antinomiques des frères et des sœurs à travers l’histoire. On les voit, dans différents pays, tantôt libéraux, tantôt socialistes, tantôt républicains, quand ils ne s’affrontent pas dans des camps opposés : dans les troupes de Franco et dans celles de la République, dans les troupes de Bolivar et dans celles de Morillo, dans le soutien aux maçons chiliens Allende ou Pinochet…

Le Grand orient de France aujourd'hui

Article premier de sa Constitution

La franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité.
Elle travaille à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’Humanité. Elle a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience. Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle se refuse à toute affirmation dogmatique. Elle attache une importance fondamentale à la laïcité. Elle a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité.

Le Grand Orient de France est l'Obédience libérale et adogmatique la plus importante aujourd’hui, fédératrice de plus de 1300 loges comptant elles-mêmes plus de 55000 maçons dont 3000 femmes. Elle a une histoire politique mouvementée, dominée par l’attachement et la défense des idéaux républicains : les XIXè et XXè siècles en témoignent. Si, en 1849, le Grand Orient de France reprend à son compte le ternaire révolutionnaire «Liberté – Égalité – Fraternité» pour en faire sa devise, il faut reconnaître qu’il ne s’agissait pas seulement là de la proclamation d’un attachement indéfectible aux valeurs fondatrices de la République mais la manifestation d’une volonté de conformité à des catégories perçues comme universelles et supposées guider la morale du maçon et la vie à l’intérieur des loges. Ainsi –héritage croisé du déisme des Lumières et du spiritualisme de 1848 – la Constitution du Grand Orient précisait que la franc maçonnerie avait pour principes «l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme». Cette obligation n’était plus respectée dans les faits à une époque où les élites intellectuelles étaient profondément marquées par l’agnosticisme philosophique d’Auguste Comte. En 1877, le Convent (assemblée des représentants des loges) du Grand Orient de France abolit donc cette obligation. Ainsi est née la maçonnerie libérale –ou adogmatique– qui, considérant que l’engagement maçonnique n’est pas d’essence religieuse, laisse à ses membres la liberté de croire ou de ne pas croire. La pensée dominante de la philosophie maçonnique du Grand Orient est sans aucun doute la négation de toute vérité objective, universelle, indépendante de l’Homme. C’est une volonté d’affranchissement de tout dogme quel qu’il soit. Un autre aspect important de la doctrine maçonnique est le naturalisme, c’est-à-dire la négation de toute vérité révélée. Sous la Cinquième République, on doit aux maçons du Grand Orient d’avoir favorisé l’adoption de lois sur la libéralisation de la contraception et de l’avortement, sur la suppression de la peine de mort, sur l’accession à la majorité dès l’âge de dix-huit ans, sur la décentralisation, etc. Le sénateur français Henri Caillavet, qui fut durant plus de douze ans président de la Fraternelle parlementaire, explique que quantité de projets de loi qu’il a déposés ont été auparavant travaillés et étudiés en loge. Il conclut son témoignage par ces lignes :«[…] nous n’avons pas le droit de parler d’un “pouvoir maçonnique”. Il n’existe pas. Par contre, nous ne saurions nier “une influence maçonnique” qui, elle, existe véritablement. Elle se situe au plan du seul profit de l’humanisme laïque, qui se caractérise par le respect de la dignité, de la responsabilité, de la solidarité et de la liberté de l’homme.»

On ne peut que saluer les efforts qu'il a déployés pour désambiguïser le fameux syntagme du «pouvoir maçonnique», l’antienne de tous les anti maçons. Mais si l’influence vient supplanter le pouvoir, il ne convient ni de la minorer ni de la majorer. D’autres composantes de la classe politique entrent en jeu quand il s’agit d’exalter et de défendre pied à pied l'humanisme laïque : on sait les scrupules qu’ont maints laïcs à ne pas laisser leurs associations se confondre dans l’esprit du grand public avec des institutions satellites de la franc- maçonnerie progressiste, de même qu’une frange assez importante de la mouvance laïque répugne à fréquenter les ateliers maçonniques. Pour faire bref, on pourrait dire de la maçonnerie qu’elle a parfois exercé une influence structurée sur le politique, tandis que la maçonnerie contemporaine n’exerce plus qu’une influence intellectuelle et morale sur des individus. À chaque fois donc un combat, comme celui mené depuis plus d’un siècle pour la défense de l’école laïque et qui n’a pas fini de provoquer des manifestations publiques de maçons défilant dans la rue avec leurs décors, aux côtés d’autres associations. Cet investissement symbolique est fort : il témoigne non seulement de la réappropriation constante de la défense de la laïcité mais aussi d’une volonté de reconnaissance d’une identité privée capable d’influer sur la sphère publique. Cependant la tentation est grande de surinterpréter les faits et gestes des maçons. Entre-t-il alors dans cette appropriation de la défense des Droits de l’homme par la maçonnerie comme un effet d’un surinvestissement propre à battre en brèche toute tentative de critique ou à donner de l’institution une image progressiste ? De ce panorama de deux siècles d’histoire émerge l’idée qu’il y aurait plus d'un engagement politique spécifiquement maçonnique, à supposer qu’il y en ait un, ce dont il est permis de douter. Certes, c’est bien d’un seul et même combat pour une société toujours plus démocratique qu’il s’agit mais un combat qui prend, à travers le temps, son parti de certains aménagements, voire de certaines compromissions avec le pouvoir en place, pourvu qu’il ne soit pas dictatorial.

Voilà donc 300 ans que la franc maçonnerie moderne a été créée. Elle compte aujourd’hui plus de six millions de membres dans le monde, dont 175 000 en France où il existe 22 Obédiences, c’est à dire 22 Ordres regroupant des francs-maçons autour de règles spécifiques. L’essence profonde de la franc-maçonnerie, c’est-à-dire la logique interne qui régit l’accomplissement de l’Ordre maçonnique, partout dans le monde, est la reconstruction spirituelle et intérieure du Temple de Salomon, selon les plans décrits dans la Bible hébraïque. L’écossisme du Rite Écossais Ancien et Accepté, qui est une des branches spirituelles de la franc maçonnerie, est probablement le plus proche du naturalisme spiritualiste. Le Rit (sic) Écossais Rectifié, lui, est plus christique et théiste. Descendant en droite ligne des usages premiers de la maçonnerie. Intimement lié à la naissance de la franc-maçonnerie spéculative, le Rite Français véhicule les plus anciennes traditions rituelles de la maçonnerie spéculative. Tous ces rites cohabitent en parfaite harmonie et fraternité. La franc- maçonnerie universelle veut se placer, spirituellement et philosophiquement, au-delà des diverses traditions spirituelles et religieuses, laissant à chaque initié la totale liberté d’aller s’abreuver aux sources de son choix. Personne ne parle jamais de ce qu'est réellement la franc-maçonnerie : un Ordre Initiatique. Peut-être cela n'intéresse personne que de le savoir ! D'ailleurs c'est quoi un Ordre Initiatique ? En voilà une question ! Une organisation associative qui va au delà de l'associatif, tel l'Ordre des médecins, des hommes de lois, des congrégations religieuses... Un Ordre, notamment avec des règles à respecter, une philosophie à accepter, une devise à mettre en œuvre, des valeurs à transmettre. L'Ordre initiatique qu'est la franc-maçonnerie regroupe un grand nombre d'hommes et de femmes dont l'objectif essentiel n'est ni le réseautage, ni le copinage... mais la recherche d'une forme de spiritualité, avec ou sans croyance religieuse, de tenter de donner un sens à leur vie. Encore une "une" de news magazines qui titre sur la franc-maçonnerie : les ventes seraient-elles en baisse ? Une fois il s'agit du pouvoir des francs-maçons, une fois les réseaux, une autre les affaires... Heureusement que les «marronniers» existent pour doper les ventes des groupes de presse ! Nous voilà partis dans une succession de lieux communs accessibles en un clic sur le net ou d'infos sulfureuses... Il arrive même qu'un mini lexique soit en encadré, pour les non initiés ! Rien n'est épargné, pas même les photos d'un ministre, l'interview des déçus, le comment y entrer, en sortir... et pour faire plus crédible, quelques extraits de livres d'auteurs reconnus sur le sujet ! Tout y est... sauf l'essentiel. Cet essentiel personne n'en parle jamais, les magazines préfèrent évoquer un mystérieux secret qui suscite les fantasmes et assure les ventes. Jamais il n'est question dans ces articles, de l'authentique but de la franc-maçonnerie : l'initiation, l'étape initiale d'un cheminement spirituel, d'une voie de perfectionnement et d'accomplissement qui, si elle n'a pas de fin, n'en vaut pas moins d'être parcourue avec ardeur et engagement. Au travers d' épreuves morales et physiques, elle a pour but de donner au futur maçon le sentiment intime de mourir pour renaître à une vie nouvelle que Goethe, célèbre franc-maçon, a exprimé par l'expression Sterbe und werde (Meurs et deviens). Il s'agit, au travers d'épreuves symboliques, de marquer un changement d'état, ce que Mircea Eliade appelait "une modification ontologique du régime existentiel". Dit plus simplement, il s'agit de passer d'un état ancien à un état nouveau, de "faire mourir le vieil homme", de provoquer une "renaissance". Mais l'initiation ne se limite pas à la cérémonie qui fait d'un profane un franc-maçon. Au-delà, c'est un état d'esprit, une ouverture, un regard sur soi-même, sur l'Autre, sur le monde. C'est le début d'un processus de transmutation intime, qui est aussi un processus de libération intellectuelle et spirituelle. Le chantier sur lequel s'engage l’initié n'a pas de terme. L'initiation est au cœur de l'engagement maçonnique traditionnel, une démarche volontariste, individuelle, qui va ouvrir une porte donnant accès à la Connaissance, qui va réveiller les potentialités grâce au groupe, à la méthode, aux rituels et à la recherche personnelle du dépassement de soi. C'est une méthode qui n'a rien de secret ni de mystérieux. Elle a pour but une amélioration de l'être humain, telle que la prônait Socrate avec sa fameuse phrase gravé sur le temple de Delphes : «Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux». Prétentieux certainement, utopique évidemment. Fidèle aux principes démocratiques est la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité que chaque franc-maçon doit respecter sans oublier le vivre ensemble dans la diversité, sans exclusive aucune. Le symbolisme dans la méthode maçonnique permet plusieurs niveaux de lecture : «l'attitude symbolique résulte d'une certaine conception de la vie qui attribue un sens à tout événement, grand ou petit, et qui donne à ce sens plus de valeur qu'au fait lui-même» écrit Carl G. Jung. De cette recherche, de ce travail, personne ne parle jamais. Le sujet n'est ni glamour, ni vendeur ! Il est plus excitant de parler de quelques affaires, scandales, secrets inavouables qui ne concernent qu'une infime minorité de francs-maçons. Une majorité silencieuse qui cherche, au milieu du chaos social, de l'individualisme, de l'égoïsme et du chacun pour soi, une forme de spiritualité, pour donner un sens à sa vie, pour se dépasser. Se pose de manière récurrente la question de l’opportunité de l’admission au sein des loges de candidats appartenant à la classe politique. Non pas que leur présence ne soit pas souhaitée (elle ajoute au contraire au prestige de la loge qui les initie), qu’ils ne pourraient être des hommes loyaux et probes mais ce qui est mis en cause ce sont plutôt d’une part les comportements électoralistes de certains qui portent ombrage à la sincérité d’une démarche soutenue par la fraternité et d’autre part les risques de compromission dans des affaires, néfastes pour l’image de la maçonnerie dans son ensemble. Fred Zeller, ancien Grand Maître du Grand Orient de France, relate dans ses mémoires sa méfiance à l’égard des «vedettes politiques» entrées en loge :

«D’abord parce que certaines sont trop peu désintéressées pour s’appliquer vraiment à nos travaux ou pour respecter nos règles d’humilité et d’égalité. Ensuite parce que nous nous méfions de la réussite profane qui recouvre souvent une mentalité et des stratagèmes suspects […]. L’esprit de ceux qui font profession de politique nous incite à ne pas oublier que leur activité “professionnelle” est toujours inséparable du calcul et de l’opportunisme. Toujours prêts à voler au secours de la victoire, ils ne viennent (ou ne reviennent) qu’à une Maçonnerie triomphante et ainsi ils pensent qu’elle peut les aider»

La France a toujours compté des ministres maçons, dans les gouvernements de gauche comme dans ceux de droite. Comme l’écrit Bernard Guillemain, «les ministres maçons sont nombreux et ne se reconnaissent guère que par une tendance humaniste […]. Au fond, un politicien maçon ne représente que son groupe et lui-même». Exception : le Grand Orient de France interdit aujourd’hui la double appartenance à une loge et à un parti d’extrême droite, ce qui est bien compréhensible au vu du caractère explicitement antimaçonnique de ces partis.

 

 

Que font les Franc-maçons en réunion (tenue) ?

Le temple maçonnique où se déroulent les tenues est un lieu sacré, à l’abri du monde profane où des hommes libres et de bonne volonté peuvent se rencontrer, dialoguer, communiquer autour d’un même idéal. C'est une représentation de l'univers : le soleil, la lune, les étoiles au firmament, le fil à plomb suspendu au-dessus du tapis de la loge, les références aux quatre points cardinaux etc. sont là pour y faire penser constamment. C'est un univers clos, coupé de tous les autres. Les tenues maçonniques (deux par mois et d'une durée d'environ deux à trois heures) dans lequel elles se déroulent sont caractérisées par la mise en œuvre d'un rituel spécifique défini par le Rite. La pratique de ce rituel n'est pas le but de la tenue mais un support de réflexion, appuyé sur l'utilisation de symboles (équerre, compas, etc.), visant le perfectionnement de chacun. Ce rituel n'a aucun caractère religieux et n'a aucun rapport avec une liturgie cultuelle. Les maçons revêtus de leurs décors,(tablier, cordon, gants blancs) travaillent entre les heures symboliques de «Midi» à «Minuit» (périodes transitoires puisqu’elles marquent tout à la fois l’apogée du jour et de la nuit et leur déclin imminent). La Loge est présidée par le Vénérable Maître qui dirige les travaux, secondé par un collège d'officiers. Le nombre et la qualité de ceux-ci diffèrent selon les rites ; cependant on trouve toujours le Premier Surveillant, qui a la charge de l'instruction des compagnons et le Second Surveillant, qui a celle des apprentis. Les travaux individuels et collectifs de réflexion touchent la vie et l'organisation de la loge et consistent surtout en la lecture, par un frère ou une sœur, d'une réflexion (la "planche") rédigée sur un sujet particulier, pouvant toucher les domaines symbolique, spirituel, historique, éthique, philosophique, scientifique ou littéraire, etc. l'ensemble restant toujours en rapport avec la volonté d'élévation intellectuelle, morale et spirituelle. L'échange qui suit est ordonné selon des règles particulières destinées à favoriser la libre expression de chacun et le respect de ses jugements idéalement marqués par la mesure de l'expression et l'équilibre des arguments. La prise de parole est codifiée de manière rigoureuse et dotée d’une charge symbolique forte. En Loge, on ne prend pas la parole, on la demande. Lorsqu’on la demande, on ne s’adresse pas directement au Vénérable Maître, qui peut seul l’accorder mais à l’un des deux intermédiaires le Premier Surveillant ou le Second Surveillant (ce qu'on appelle la triangulation). Enfin, le Vénérable Maître lui-même accorde la parole en passant également par l’un des deux intercesseurs sus-cités, lequel relaie l’information au requérant. Ce dernier s’exprime alors et nul ne peut l’interrompre ni même s’adresser à lui, à moins que la teneur de ses propos ne nécessite une censure brutale de la part du Vénérable Maître (tel serait le cas pour un discours véhiculant des idéologies intolérantes, extrémistes ou racistes). En loge règne un esprit de tolérance, un humanisme dans toute l’acception du terme. Le franc-maçon peut exprimer ses sentiments de fraternité, de camaraderie, d’amitié et les partager avec ses frères et sœurs. Au sein de l’atelier il n’y pas de compétitions, pas d’enjeux financiers. Il y a une spiritualisation au sens large et la méthode du symbolisme permet d’aller au fond des questions posées. En loge on travaille aussi collectivement sur des questions décidées annuellement par l'Obédience. Ces sujets sont ainsi étudiés et remontés au niveau régional puis national. Cela permet à l’ensemble des francs-maçons de travailler sur les questions et constitue une véritable mine de réflexions. Il y a 5 questions annuelles et chaque loge doit au moins en traiter deux par an. Enfin l’esprit de convivialité est crucial dans les loges, comme le prouve le moment privilégié que constituent les Agapes (repas pris en commun) qui terminent la tenue.

Franc-maçonnerie et Europe

Dans l’Europe latine, les maçons ont toujours appelé de leurs vœux et soutenu l’émergence des régimes démocratiques, qu’ils soient présidentiel (comme en France), parlementaire ( Belgique, Espagne ou Italie) ou directorial (comme en Suisse). Confrontée, dans ces pays, à l’influence d’une Église catholique majoritaire, la maçonnerie se pose généralement en antidote du cléricalisme et rares sont les maçons qui militent dans des partis démocrates chrétiens. En revanche, la défense d’idéaux supérieurs, relevant du respect des Droits de l’homme, fait naître des alliances inattendues, pour tout dire sacrées, comme celle surgie à Paris en 1985, un «appel commun à la fraternité» signé par plusieurs obédiences maçonniques et par les instances officielles soucieuses de soutenir des projets en faveur de pays en voie de développement comme en faveur de pays de l’Est de l’ancien bloc communiste. Plus récemment, face à la perte d’influence des États souverains et à la montée des institutions supranationales, face à une mondialisation qui avance à grands pas, le constat pourrait être fait que les obédiences maçonniques semblent peiner à entrer de plain-pied dans ce grand flux de l’universalisme. La dernière tentative en date, dont on ne sait aujourd’hui si elle connaîtra un sort heureux, est la création à Mannheim, en 1995, du Forum REFORM (= Réformateurs de l’Europe Franc-maçonnique Organisation Réformatrice Maçonnique). Fondée par des frères allemands (rejoints par des Français et des Belges notamment), cette association vise à promouvoir une maçonnerie libérale européenne en rassemblant maçons et maçonnes de toutes obédiences autour du manifeste de Mannheim (voir l’annexe). L’appel se concluait en ces termes :

«Ensemble, ils déclarent qu’il est urgent de :

  • Affirmer le respect de l’autre ;
  • Se solidariser avec les personnes et les minorités victimes de discrimination, leur reconnaître les mêmes droits à la justice, à la liberté et à l’égalité,
  • Vivre ensemble dans la tolérance des différences et l’enrichissement mutuel pour une société meilleure de laquelle les immigrés ne sauraient être exclus».

L’intérêt des maçons pour le politique déborde donc les limites des territoires nationaux. Certes, l’internationalisme maçonnique (un avatar de l’universalisme des Lumières ?) a fait long feu, depuis la fondation de la Société des Nations, qui porte son empreinte, jusqu’à la fondation en 1961 du CLIPSAS (Centre de liaison et d’information des puissances maçonniques signataires de l’appel de Strasbourg), en passant par l’épisode de la création d’une Alliance maçonnique internationale, soldé par un échec en 1950, au terme de 31 années d’existence. Mais l’internationalisme continue de se vivre au jour le jour, par des frères et des sœurs. L’appel de Mannheim concluait en ces termes : “Que tous les hommes soient des frères”. Mais penser l’universalisme maçonnique dans les multiples tentatives d’internationalisation, ne peut avoir pour effet d’occulter ou de nier les particularismes nationaux. En particulier, l’analyse du rôle de la franc maçonnerie dans le processus de la construction européenne permet de prendre la juste mesure des rapports entre replis nationaux et avancées internationales. L’imaginaire du politique lié à la réalisation d’une Europe unie et démocratique repose à vrai dire sur l’idée consensuelle et utopiste du partage de mêmes idéaux. Que les Droits de l’homme viennent fonder, en un discours rationnel, le contrat social et politique que se donne l'Europe institutionnelle ne peut être contesté. Que la question éthique fasse à nouveau irruption dans le monde maçonnique est un constat lourd de significations si l’on considère que «la question éthique, propre au rapport de chacun à soi-même, est inséparable de la question politique, qui touche aux rapports mutuels des hommes entre eux dans la société élargie». L’idéal européen véhicule des images symboliques, lesquelles touchent autant les milieux maçonniques que les milieux politiques ou religieux. L’idée d’Europe suscite-t-elle enthousiasme, réserve ou indifférence ? Outre le fait qu’elle associait implicitement et rapidement Opus Dei et franc maçonnerie, dans le mariage de l’ombre et de la discrétion, cette question pointait un problème majeur, celui des instruments qui permettraient de mesurer l’influence de la maçonnerie dans le contexte de la nouvelle Europe plurielle, celle des religions mais aussi celle de la laïcité. Il reste comme l’a montré Edgar Morin, que l'Europe est pluriculturelle et habitée depuis des siècles par les dialogues interculturels. On aurait tort de ne considérer que son seul héritage chrétien alors que plusieurs courants, dont celui de la sécularisation, l’ont façonnée. La communauté européenne tient en une mosaïque d’États dont les liens sont plus souvent régionaux qu’européens. Il a été montré à plusieurs reprises que de cette diversité culturelle émergent les contours d’une identité européenne économique, caractérisée principalement par des systèmes de protection sociale développés, un chômage important, des réglementations communes, etc. La tâche de la franc maçonnerie n’est rien moins que de contribuer à la création d’un nouvel ordre universel capable de dépasser l’européocentrisme culturel et politique, pour autant qu’elle en soit capable. L’Union européenne est pluraliste par nature, son modèle doit être celui de la démocratie et de la laïcité. La construction européenne dépasse les seules considérations économiques, elle est ou devrait être sous-tendue par un véritable projet culturel. D’où l’appel lancé à Luxembourg en mai 1990, signé par plusieurs obédiences maçonniques, qui témoigne de la prise de conscience européenne de la maçonnerie. En définitive, nonobstant les réticences passées dans la tête de certains maçons, convaincus naguère d’un complot catholico-européen ourdi par le Vatican, force est de constater que la maçonnerie d’aujourd’hui s’affiche comme pro-européenne dans son ensemble. Mais il est vrai que Jacques Mitterrand,  Grand Maître à deux reprises du GODF, se plaisait à attiser les conflits entre l’Église catholique et la franc maçonnerie en publiant La politique des francs maçons, ouvrage apologétique au terme de laquelle le lecteur devait se convaincre que «la philosophie et l’action de la démocratie coïncident avec la philosophie et l’action de la Franc-maçonnerie» tandis que «l’Église préconise naturellement la soumission aux volontés de Dieu et, puisque la société même injuste, est l’œuvre de Dieu, il faut l’accepter, il faut se résigner». Il vaut la peine de se pencher sur le rôle qu’une Obédience à caractère international comme l’Ordre maçonnique mixte international le Droit Humain a pu jouer dans le développement de l’idée européenne. Il reste que, tous les sept ans, se réunissent à Paris les représentants de toutes les Loges de l’Obédience venus de près de 40 pays des cinq continents, dont 17 pays européens. Et il est patent de constater que le Droit Humain s’est toujours singularisé par une tradition de pacifisme, jusqu’à compter en son sein le sénateur belge Henri-Marie Lafontaine prix Nobel de la paix en 1913. Certes, le Droit Humain n’a pas le monopole du pacifisme : d’autres pacifistes furent francs-maçons, fréquentant des loges d’autres Obédiences. Au vrai, le Droit Humain, par le mode de fonctionnement interne qui est le sien, favorise à sa manière et à son échelle l’intégration européenne en véhiculant les idéaux de paix, de tolérance et de fraternité entre les peuples. Le féminisme que cette Obédience met en avant et pratique s’inscrit dans la nébuleuse laïque et progressiste des maçonneries libérales. Évidemment, le Droit Humain a bénéficié des revendications politiques des femmes en général plus qu’il n’a concouru à les faire aboutir : en 1918, les femmes de trente ans et plus obtiennent le droit de vote en Grande-Bretagne, alors que le suffrage masculin est universel, l’année suivante le suffrage est universel pour les deux sexes en Allemagne, en 1920 les femmes peuvent voter aux États-Unis, en 1931 en Espagne, puis en 1946 en France, sans que les obédiences mixtes ou même féminines aient pesé d’un poids déterminant dans ce processus revendicatif. Quel aurait pu être leur poids au vu des effectifs minoritaires de la maçonnerie par rapport à la population d’un pays, plus encore de la maçonnerie féminine et mixte, sous-représentée par rapport à la maçonnerie masculine dans la classe dirigeante politique ? La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si l’élaboration progressive d’une citoyenneté européenne et l’édification d’une Europe transnationale sont de nature à provoquer, en retour, le renforcement de sentiments identitaires nationaux, comme cela semble se produire, y compris en franc maçonnerie ou si au contraire elles permettront l’émergence d’une conscience politique plus large, grâce à l’insertion de l’individu-citoyen et du maçon dans une communauté marquée par une conception universaliste du devoir moral. La réflexion doit être menée entre le choix d’une appartenance maçonnique, avec toutes les limites politiques, idéologiques et culturelles qu’elle suppose et la capacité d’inclusion de la société maçonnique dans l’entité européenne, pour ne parler que de celle-là. En d’autres termes, si la koinonia d’Aristote se construit chaque jour devant nos yeux sous la forme d’une communauté européenne, il reste à évaluer comment les francs- maçons peuvent servir l’intérêt commun d’une nouvelle communauté politique sans qu’ils ne restreignent leurs engagements aux seuls enjeux nationaux de leur pays. La tentation est d’autant plus grande d’un repli sur les débats nationaux que chaque pays qui compose l’Europe présente une interaction spécifique entre le politique et le religieux. Inéluctablement, la manière de concevoir le vivre-ensemble s’en ressent. Il n’est pas indifférent, en effet, pour un maçon européen, de vivre dans un pays mono confessionnel ou multiconfessionnel. De cela vont dépendre pour une part les thèmes de réflexion des loges et des Obédiences, les engagements du maçon, sa façon de concevoir le religieux et son attitude devant les Églises. Dans son Dictionnaire des idées reçues, ouvrage posthume publié en 1911 et écrit vers 1847, Gustave Flaubert introduisait une entrée en franc-maçonnerie, condensé de tous les clichés qui couraient à l’époque dans les milieux bourgeois et dont on n’oserait pas dire aujourd’hui qu’ils sont totalement obsolètes : «Encore une des causes de la Révolution ! Les épreuves de l’initiation sont terribles. Cause de dispute dans les ménages. Mal vue des ecclésiastiques. Quel peut bien être son secret ?» Au-delà de son aspect anecdotique et des enjeux qu’elle contient, cette définition plurielle pose la question du secret ; la réalité maçonnique bute à tout moment sur cette notion. Quel peut bien être le secret de la franc-maçonnerie sinon celui que partagent ses membres ? Secret d’appartenance, des initiations, des débats internes, voile posé sur une expérience intime et intérieure, indicible et intransmissible parce que profondément existentielle. Le maçon Casanova fut un des premiers, au XVIIIè siècle, à mettre en évidence le caractère intransmissible du secret de la franc-maçonnerie parce qu’il est de l’ordre d’une expérience intime, incommunicable par nature. Ainsi, le secret inclut dans une même communauté ceux qui le partagent et exclut les autres, les profanes, ceux qui se tiennent à l’entrée du temple sans pouvoir y entrer. Las, le profane ne peut se satisfaire de ces réponses et le questionnement de Flaubert revient en force, porté par trois siècles d’incompréhension, soutenu par les interdictions politiques et religieuses qui émaillent l’histoire d’une institution dont les membres ne souhaitent rien d’autre que se retrouver dans un havre de paix, où se retrancher des passions et des aléas de la politique. Se donner les moyens de penser en toute liberté, en acheminant progressivement la libre pensée, trop marquée par une époque, vers la pensée libre, affranchie de tous les dogmatismes, tel est le vœu formulé par un bon nombre de maçons européens. La franc-maçonnerie cultive la discrétion. Ce goût pour la réserve est-il compatible avec l'apparente transparence qu’affichent volontiers nos sociétés démocratiques occidentales lorsqu’on suit Pierre Nora pour lequel «toute la société contemporaine est une société secrète» et «la modernité n’en finira jamais de sécréter du secret» ? On se souvient que la coalition du pouvoir et du secret était particulièrement patente dans la maçonnerie du Grand Orient de France sous la Troisième République. Le paradoxe vient de ce que cette société se donne alors comme «avant-garde de la modernité», comme fer de lance de la démocratie, alors même qu’elle s’enfonce dans le secret. Pourquoi ? Si nos contemporains sont souvent heurtés par l’existence de secrets qu’ils ne sont pas admis à partager et sur lesquels ils brodent, encouragés à soupçonner d’emblée le pire, c’est que nos sociétés fonctionnent comme des modèles où d’une part le jeu de la démocratie impose que toutes les cartes soient dévoilées et d’autre part que des zones d’ombre subsistent pour empêcher des confrontations trop irréductibles. En sous-main se déroulent les jeux d’influence, les compromis occultes, les rencontres informelles jusqu’à ce qu’un jour la vérité éclate au grand jour, à la faveur d’enquêtes judiciaires ou journalistiques. L’ambivalence de nos démocraties réside dans ce perpétuel hiatus entre des discours publics marqués au coin de la lumière et des comportements entachés de parts d’ombre. Or ce que la franc-maçonnerie donne à voir, c’est tantôt une absence de discours public, tantôt un discours que des pratiques viennent mettre à mal. Mais l’ambiguïté principale viendrait plutôt, de l’aveu même des maçons, de l’impossibilité pour une Obédience de se trouver un porte-parole susceptible de parler au nom de tous. Qui pourrait prétendre exprimer le point de vue de milliers de frères et de sœurs quand il n’y a pas d’unanimité ou que celle-ci ne peut être supposée ? Il faut bien comprendre, dès lors, le danger intrinsèque que le mutisme recèle lorsque des maçons qui ne font pas mystère de leur appartenance sont amenés à prendre publiquement position sur des sujets d’actualité, lorsqu'ils sont des hommes publics, des politiciens, des écrivains, des philosophes dont la parole fait autorité et qui, le cas échéant, sont rompus aux techniques de la communication médiatique : le risque vient alors que leur discours soit, pour le public profane, assimilé au discours de la franc-maçonnerie. Par ailleurs, le mutisme de l’institution maçonnique pourrait apparaître sinon comme une approbation du moins comme une indifférence devant les grands problèmes sociétaux, les injustices, toutes les dérives qu’il convient de dénoncer lorsque l’on adhère aux valeurs d’un humanisme laïque. Si donc l’extériorisation de la franc-maçonnerie peut apparaître comme une réponse à la question de la discrétion et devenir un rempart potentiel contre l’antimaçonnisme, les modalités d’une ouverture accrue sur le monde profane demeurent difficiles à mettre en place.

JF BOYER Février 2020

Annexe

Le manifeste de Mannheim

«Tous les hommes sont nés libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont dotés de raison et de conscience et devraient se rencontrer dans un esprit de fraternité». Déclaration des droits de l’homme – Nations Unies, 1948.

Conscients que les innombrables francs-maçons de cette planète multiculturelle sont membres de différentes obédiences maçonniques,

Considérant qu’un franc-maçon ne peut pas divulguer la doctrine ou les règles de son obédience à un membre d’une autre obédience,

Convaincus que tous les francs-maçons – malgré les différences entre les obédiences autonomes – ont toujours été des frères et le seront toujours,

Assurés que tous les francs-maçons ont le droit de chercher l’obédience maçonnique qui leur convient le plus,

Convaincus de l’idée que la concurrence pacifique entre les doctrines maçonniques ne peut être obtenue que par un droit illimité de visiter les obédiences autres que la sienne,

Moralement convaincus que la règle biblique de l’hospitalité dans la vie de tous les jours doit s’appliquer davantage encore dans les relations maçonniques,

Certains que les principes universels de fraternité des Nations Unies mentionnés ci-dessus doivent s’appliquer aux francs-maçons, la maçonnerie n'est pas qu'un simple idéal, c'est aussi une méthode qui utilise le parcours symbolique, la démarche initiatique et le libre examen pour permettre à l'individu de mieux se connaître lui-même. Par l'initiation, on est mis sur son chemin. Et cela par et avec d'autres. La connaissance de soi va être capitale, à titre personnel, et surtout parce qu'elle autorise une reconnaissance de l'autre. C'est un travail sur soi et un travail d'altérité. Les maçons travaillent dans un temps et dans un espace confinés. On pourrait comparer le travail en loge au for intérieur d'un individu qui serait étendu à ses frères. On peut en soi changer d'avis toutes les trente secondes et faire les rêves les plus fous. Il n'y a pas de pensée immorale tant qu'elle n'est pas suivie d'un acte. La différence avec le reste du monde est que nous évoluons dans un environnement expérimental où toutes les questions peuvent être abordées. Ce creuset contribue au perfectionnement de l'individu et, on peut le rêver, à celui de l'humanité. Mais l'homme n'est pas fait que de raison ou de libre examen, d'autonomie de pensée, il est également fait d'émotions. Le symbolisme entre pour une grande part dans la préoccupation du maçon. Le symbole, c'est d'abord une manière de se reconnaître très pratiquement, au sens étymologique du terme. Mais aussi un réservoir de sens, un ressort pour l'imaginaire, pour l'imagination. C'est aussi une béquille lorsque la sémantique ordinaire ne parvient plus à rendre compte de la finesse, de la nuance d'une pensée.

Pour dire ce que la Franc-maçonnerie n’est pas, il ne suffit pas de prendre le contre-pied de ce qu’elle est. Néanmoins, sa méconnaissance entraîne des ouï-dire sur lesquels il est important de se prononcer.

 


 

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