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7 juillet 2016 4 07 /07 /juillet /2016 10:48

A l’origine de cette intervention, il y a un sujet donné aux candidats au baccalauréat de la série technologique en 2015 (Extrait N°2), faisant écho à un sujet donné pour la série scientifique en 2012 (Extrait N°3) lui-même faisant écho à une lecture ancienne (Extrait N°1), ce qui m’a amené à relire principalement Enquête sur l’entendement humain, de David Hume et Conférence sur l’Éthique de Ludwig Wittgenstein. Dans l’extrait N°1, Hume explique son meilleur argument contre les miracles, dans l’extrait N°2, il s’explique avec la tendance naturelle à croire au miraculeux et dans l’extrait N°3, Wittgenstein s’interroge sur l’emploi du mot miracle au «sens relatif» par opposition au «sens absolu».

Au début de sa Conférence sur l’Éthique, prononcée à Cambridge en 1929, Ludwig Wittgenstein demandait à ses auditeurs d’être patients et d’espérer qu’à la fin ils verraient [Je cite] «aussi bien le chemin que ce à quoi il mène», arguant que [je cite toujours] «la difficulté de la plupart des conférences philosophiques [...] réside dans le fait que l’auditeur est incapable de voir à la fois le chemin qu’on lui fait prendre et le but auquel celui-ci mène»… Sans prendre le contrepied de cet argument, sur mon sujet, je souhaiterais vous dire d’abord où je veux en venir, sans bien voir le chemin qui y mène, puis je souhaiterais vous montrer le chemin qui y mène, non sans rappeler tout au long à quoi il mène.

Où veut en venir l’intitulé Croire au miracle ?

Pour commencer, bien que d’autres définitions soient possibles, j’appelle «croire», tenir quelque chose pour vrai et j’appelle «miracle», une exception au cours ordinaire de la nature, Hume parle de «violation des lois de la nature» (Extrait N°1) et Wittgenstein parle d’«événement tel que nous n’avons encore jamais rien vu de semblable» (Extrait N°3). Croire au miracle, ce serait tenir pour vraie une irrégularité par opposition à la régularité qui voudrait que des causes semblables dans des conditions semblables entraînent des effets semblables.

Cependant, ce qui est en question ce sont les «raisons» de croire ou non au miracle. J’appelle «testimoniale» la croyance adoptée en raison du témoignage d’autrui et j’appelle «perceptuelle» la croyance adoptée en raison des perceptions d’états de choses. Il y aurait donc deux types de raisons de croire ou non au miracle.

De là découlent deux questions : il s’agit, d’un côté, de savoir si le caractère miraculeux d’un fait empêche d’y croire ou non et, de l’autre côté, de savoir si cela empêche de croire ou non celui qui le rapporte? Il paraît aller de soi qu’une réponse peut facilement être tirée de l’autre : croire le témoin implique de tenir pour vrai ce qu’il rapporte. Donc, ne pas pouvoir tenir pour vrai ce que rapporte le témoin implique de ne pas le croire. Si A implique B, non B implique non A.

Paradoxalement, la question que je pose n’est pas tant celle de la croyance adoptée en raison des perceptions de choses de fait car la régularité des perceptions n’est guère en faveur de leur irrégularité. J’emprunte à Hume l’expression «choses de fait» qu’il oppose à «relation d’idées», dans la Section 4 d’Enquête sur l’entendement humain, la «chose de fait» posant le problème de sa réalité et la «relation d’idées» posant le problème de sa validité. La question posée n’est pas : peut-on croire au «miracle», c’est-à-dire à l’irrégularité, en raison des perceptions de choses de fait ? Mais : peut-on croire au «miracle» en raison du témoignage d’autrui ? Ma question est en priorité celle de la croyance «testimoniale» [au miracle], c’est-à-dire de la croyance raisonnable au miracle pris comme une chose de fait, en raison des témoignages pris comme des choses de fait.

Or, on pourrait penser que les raisons d’adopter la croyance au miracle, qu’elle soit «testimoniale» ou «perceptuelle», se recoupent, car personne ne peut croire raisonnablement, en raison des témoignages, ce qui contredit suffisamment ce qu’il croit raisonnablement, en raison des perceptions. Il se pourrait même que la croyance testimoniale doive être tirée de la croyance perceptuelle. Par exemple, le fait qu’un témoin rapporte qu’il a vu un homme marcher sur l’eau n’est pas une raison suffisante de tenir cette irrégularité pour vraie. Certes, je peux sans aucune difficulté imaginer ce qu’il raconte mais je ne peux pas sans difficulté le tenir pour vrai, car je m’attends à ce qu’en pareille situation l’homme qu’il décrit s’enfonce dans l’eau au moins jusqu’aux épaules, du moins si l’eau est assez profonde, que je sois ou non capable de citer le théorème d’Archimède. C’est pourtant cette situation qu’ont rapporté Jean, Matthieu et Marc, à l’exception de Luc, dans leurs évangiles. Si croire raisonnablement au miracle n’est guère possible «en raison des perceptions», cela se peut-il paradoxalement «en raison des témoignages [perçus]» ?

A cette question, l’auteur d’Enquête sur l’entendement humain, David Hume, répond résolument NON : croire au miracle ne se peut ni «en raison des perceptions», ni «en raison des témoignages [perçus]». Dans la Section 10 de son livre, il se flatte d’avoir trouvé un argument contre la croyance testimoniale au miracle, qui serait comparable à celui donné par l’archevêque de Canterbury, John Tillotson, contre la doctrine catholique de la transsubstantiation, la raison de tenir ou non pour vrai que le pain et le vin deviennent le corps et le sang du christ, lors de l’eucharistie, ne pouvant être supérieure à la raison de croire ou non qu’il ne s’agit que de pain et de vin.

Hume raisonne ainsi : sI le mot de miracle «exactement défini» signifie [Je cite une note de Hume] «une transgression des lois de la nature par une volition particulière de la Divinité ou par l'intervention de quelque agent invisible», ALORS la croyance raisonnable à une exception au cours ordinaire de la nature, du genre qui ressemble à une «violation» de ses lois, sans les remettre paradoxalement en cause, ne peut être adoptée, à la rigueur, qu’en raison des témoignages perçus, favorables à l’irrégularité, et non en raison des perceptions, défavorables à l’irrégularité.

OR, il serait arbitraire de trancher entre les raisons externes en faveur de l’irrégularité et les raisons internes en faveur de la régularité. DONC l’irrégularité, en soi, n’empêche pas paradoxalement de croire celui qui rapporte qu’il a vu un miracle. EN REVANCHE, si on s’en tient au cours ordinaire de la nature «humaine», conformément à l’argument de Tillotson, les raisons d’adopter ou non une croyance testimoniale en faveur de l’irrégularité ne peuvent pas être supérieures aux raisons d’adopter ou non une croyance perceptuelle en faveur de la régularité des témoignages perçus.

Autrement dit, ce qui empêcherait de croire raisonnablement à l’irrégularité en raison des témoignages, c’est, à la rigueur, la régularité de la fausseté des témoignages humains en général. Comme le pain et le vin, les témoignages ne seraient que des témoignages, voilà où je souhaiterais en venir «avec Hume»: encore s’agit-il d’en prendre maintenant le chemin, ce qui nous réserve encore quelques embûches. Voici l’itinéraire à suivre, de balise en balise :

Première balise :

En quoi la croyance au miracle ne peut-elle être adoptée qu’en raison des témoignages et non en raison des perceptions ?

Deuxième balise :

Pourquoi serait-il arbitraire de trancher d’emblée entre les raisons en faveur de l’irrégularité et les raisons en faveur de la régularité ?

Troisième balise :

Quel usage précis peut-on faire de l’argument de Tillotson ?

Quatrième balise :

Pourquoi des témoignages qui ne seraient que des témoignages ne seraient-ils pas des raisons suffisantes de croire au miracle ?

Enfin, cinquième et dernière balise :

N’y a-t-il pas, à partir de là, d’autres conceptions possibles sur la croyance ou non au miracle?

Point à atteindre, la première balise :

En quoi la croyance testimoniale au miracle, comme son nom veut l’indiquer, ne peut-elle être adoptée qu’en raison des témoignages et non en raison des perceptions ?

Revenons-en à la croyance dite «perceptuelle» [j’emprunte l’expression de «croyance perceptuelle», à Madame Anne Meylan, des Universités de Genève & de Fribourg] : j’appelle «croyance» l’attitude consistant à tenir quelque chose pour vrai et je l’appelle «perceptuelle» quand elle est adoptée en raison des perceptions de choses de fait, Hume parlant des «choses de fait» par opposition aux «relations d’idées». Cette croyance perceptuelle raisonnable qu’on pourrait aussi bien qualifier de connaissance empirique quand elle repose sur des raisons non seulement explicatives mais justificatrices, admet que des causes semblables, dans des conditions semblables, entraînent des effets semblables.

C’est pourquoi j’appelle bien «miracle» une exception au cours ordinaire de la nature, une «violation» de ses lois qui, sans les remettre en cause, par conséquent heurte la croyance perceptuelle qui leur correspond. Ce qui veut dire aussi que je n’appelle pas miracle ce qui ne fait que provisoirement exception au cours ordinaire de la nature, la croyance en raison des perceptions de choses de faits pouvant se proportionner à de nouvelles expériences.

Selon Hume, auquel on se réfère ici pour en arriver là où on veut en venir, à savoir que les témoignages ne sont que des témoignages, adopter une croyance en raison des perceptions c’est proportionner sa croyance aux expériences passées, cela pouvant se faire instinctivement, sans calcul. Il suffit à un enfant d’avoir trouvé une fois [pour toutes] que la flamme d’une bougie brûle pour prévoir qu’elle brûlera toujours. Croire en raison de la perception d’un état de chose c’est donc prédire en raison de ce qu’on a déjà trouvé. Ou bien le fait est irrégulier, et il n’est pas proportionné à notre expérience passée [sinon future], ou bien le fait est proportionné à notre expérience passée [sinon future] et il n’est pas irrégulier.

Dans le film de Jaco Van Dormael, intitulé Le huitième jour (00:31:44), on peut observer la scène suivante : Harry [le personnage joué par Daniel Auteuil] voit Georges [le personnage joué par Pascal Duquenne] marcher sur l’eau d’une piscine. Le miracle dure moins de trente secondes (00:32:13) si bien, qu’à ce stade, Harry pourrait témoigner qu’il a vu Georges marcher sur l’eau. Mais comme Harry n’en croit pas lui-même ses yeux, c’est-à-dire qu’il ne parvient pas, du moins je le présume, à proportionner sa croyance à son expérience passée [sinon future], car il s’attendait à ce que Georges s’enfonçât dans l’eau jusqu’au épaules, il s’approche et, après avoir plongé sa main dans l’eau de la piscine (00:32:20), il soulève le coin de la couverture isotherme en mousse qui recouvre entièrement la surface de l’eau.

Plus tard (01:16:56), Harry s’essaiera lui-même à marcher sur la surface de la piscine ainsi couverte, comme pour «re-proportionner», je le présume, sa croyance à son expérience passée, présente et future. Sans doute l’effet visuel obtenu par Jaco Van Dormael nécessitait-il, contrairement au scénario, une surface qui supportât davantage les arabesques de Georges puis celle de Harry... Mais, qui tient pour vrai ce qui ne ressemble pas à ses expériences passée [sinon futures] ?

Dans la Section 10 d’Enquête sur l’entendement humain, Hume donne l’exemple du prince indien qui [Je cite] «refusait de croire les premières relations sur les effets du gel». On sait aujourd’hui que l'eau ne gèle pas obligatoirement, lorsque la température descend en dessous de 0°C, sauf si on atteint la température de - 48°C. Pourquoi le prince indien, dans l’exemple donné par Hume, n’avait-il pas tort ? [Je cite Hume dans une note] «Les habitants de Sumatra ont toujours vu l'eau fluide sous leur propre climat [...] mais ils n'ont jamais vu d'eau en Moscovie pendant l'hiver.» : Comment ces habitants, alors que cela ne ressemblait à aucune de leurs expériences passées, auraient-ils pu croire qu’[Je cite Hume] «à chaque fois que l’eau arrive au point de congélation, elle passe en un instant de l'état liquide le plus extrême à la plus parfaite solidité» ? Si l’opération du froid sur l’eau était graduelle, «selon les degrés du froid», la solidification de l’eau aurait été moins difficile à croire.

MAIS il y a bien de la différence entre ne pas croire ce qu’on nous raconte et croire que cela n’a pas pu se passer. Le prince indien qui refusait provisoirement de croire ce qu’on lui racontait «raisonnait correctement» parce qu’il ne croyait pas non plus que cela n’avait pas pu se passer, n’excluant pas de partager de nouvelles expériences. Il ne pouvait raisonnablement pas tenir pour vrai en raison des perceptions sous un climat chaud ce qu’il aurait pu tenir pour vrai en raison des perceptions sous un climat froid. Ne pas pouvoir tenir pour vrai ne signifie donc pas tenir définitivement pour faux.

OR il y a aussi bien de la différence entre le miraculeux et l’extraordinaire. La croyance testimoniale à l’extraordinaire ne dépend pas du témoignage mais de la ressemblance entre ce que dit le destinateur et les expériences passées du point de vue du destinataire. La croyance testimoniale au miraculeux ne dépend pas de la ressemblance entre ce dit le destinateur et les expériences passées du destinataire parce qu’elle ne peut correspondre ni aujourd’hui ni demain à aucune expérience passée, ni du point de vue du destinateur ni du point de vue du destinataire. C’est une violation qui ne peut que heurter la croyance perceptuelle.

C’est en partie ce que veut dire Wittgenstein lorsqu’il explique, dans sa Conférence sur l’éthique, pourquoi il est absurde de dire que [Je cite dans l’extrait N°3] «la science a prouvé qu’il n’y a pas de miracles». Pourquoi est-ce absurde ? Parce que [Je cite toujours dans l’extrait N°3] «l’approche scientifique d’un fait n’est pas l’approche scientifique de ce fait comme miracle» : le mot miracle n’étant employé que dans un sens relatif, il n’y a pas de miracle «absolument parlant». Autrement dit la croyance au miracle en raison des perceptions est absurde : un fait miraculeux n’étant pas en soi surnaturel dès lors qu’il se produit dans le cours ordinaire de la nature, aussi extraordinaire soit-il rapporté aux expériences passées. Wittgenstein se met dans le cas de l’observation directe du fait miraculeux «relativement parlant» où [Je cite dans l’extrait N°3] «soudain une tête de lion pousserait sur les épaules de l'un d'entre vous qui se mettrait à rugir».

Sans se mettre dans le cas de l’observation directe d’un fait miraculeux «relativement parlant» mais en se mettant dans le cas de son observation «indirecte», comme le prince indien pris en exemple par Hume, nous raisonnerons toujours correctement si, en raison des perceptions, nous ne croyons qu’au caractère relativement miraculeux de ce qu’on nous raconte d’extraordinaire, pas seulement parce que nous ne l’avons pas observé directement mais aussi parce que nous n’excluons pas totalement que cela ait pu arriver, ces perceptions, tout en ne ressemblant pas jusqu’ici à nos expériences passées, n’excluant pas que cela puisse ressembler à d’autres expériences que les nôtres jusqu’ici.

Quant-à la croyance perceptuelle au miracle «absolument parlant», en raison de quelles perceptions pourrait-elle être adoptée si on parle bien de perceptions ne pouvant être que des perceptions ? A moins que le fait de marcher sur l’eau ne soit le signe d’autre chose ne pouvant pas ressembler à nos expériences, et même dans ce cas, on ne peut que relativiser le caractère miraculeux de ce fait. A l’inverse, ne pas relativiser le caractère miraculeux de ce fait implique de reconnaître qu’il ne pourra jamais ressembler à aucune de nos expériences, ni passée, ni future.

C’est ce parti que prend Hume : sans faire du miracle le signe d’autre chose, prenons-le comme quelque chose qui ne pourra jamais ressembler à aucune nos expériences, ni passée ni future, contrairement à l’exemple des effets du gel, qu’on habite Sumatra ou la Moscovie. Dans Le huitième jour, quand Harry voit Georges marcher sur l’eau, il ne prend pas ce qu’il voit comme quelque chose qui ne pourra jamais ressembler à ses expériences mais il s’attend au contraire à voir Georges s’enfoncer dans l’eau. Comme ce qu’il voit ne ressemble pas d’emblée à ses expériences passées, il se tourne vers d’autres expériences auxquelles cela pourrait ressembler. Il est vrai cependant qu’il y a marcher sur l’eau et marcher sur l’eau.

Dans leurs évangiles respectifs, Jean, Matthieu et Marc, à l’exception de Luc, ont rapporté qu’ils avaient vu le Christ marcher sur la mer jusqu’à l’embarcation dans laquelle il les a rejoints : nous ne pouvons rien vérifier directement de tout cela, sachant que personne jusqu’ici n’a su marcher sur l’eau sans artifice. Rien n’empêcherait donc paradoxalement de tenir la description faite par Jean, Matthieu et Marc pour la description d’un miracle absolu, non pas seulement parce qu’il serait presque impossible de trouver des expériences qui ressemblassent à ce qu’ils ont décrit mais en outre parce qu’ils ont témoigné de ce qu’ils tenaient eux-mêmes pour un miracle «absolument parlant». Prenons-les au mot !

Dans la Section 10 d’Enquête sur l’entendement humain, Hume écrit [Je cite] : «Pour que quelque chose soit considéré comme un miracle, il faut qu'il n'arrive jamais dans le cours habituel de la nature.», ce qui signifie que si quelque chose arrive dans le cours habituel de la nature, ce n’est pas un miracle. A l’inverse, on pourrait imaginer qu’un miracle se produise sans témoin. Hume donne deux exemples illustrant son propos [Je cite dans l’extrait N°1] : «Ce n'est pas un miracle qu'un homme, apparemment en bonne santé, meure soudainement, parce que ce genre de mort, bien que plus inhabituelle que d'autres, a pourtant été vu arriver fréquemment. Mais c'est un miracle qu'un homme mort revienne à la vie, parce que cet événement n'a jamais été observé, à aucune époque, dans aucun pays.», ce qui revient à dire que pour parler de miracle il faut que la croyance perceptuelle, c’est-à-dire en raison des perceptions de choses de fait, soit défavorable au miracle.

C’est d’ailleurs la différence entre le terme français de résurrection et le terme anglais de «resuscitation» qui désigne la réanimation après l’arrêt du cœur. Ce n’est pas un miracle qu’un homme qu’on croyait mort revienne à la vie. Il arrive même qu’un homme qu’on croyait mort revienne provisoirement à la vie pour finalement mourir des conditions dans lesquelles il est revenu à la vie.

Si ce qui est tenu pour vrai en raison des perceptions n’est pas incroyable, ce qui est incroyable ne peut pas être tenu pour vrai en raison des perceptions. On peut prouver que ce qu’on avait pris pour un miracle n’en était pas un mais on ne peut pas prouver qu’un miracle ait eu lieu. Hume écrit encore [Je cite dans l’extrait N°1] : «Il faut donc qu'il y ait une expérience uniforme contre tout événement miraculeux, autrement, l'événement ne mérite pas cette appellation de miracle. Et comme une expérience uniforme équivaut à une preuve, il y a dans ce cas une preuve directe et entière, venant de la nature des faits, contre l'existence d'un quelconque miracle.».

Quand nous appelions «miracle» une exception au cours ordinaire de la nature, Hume parlant de «violation» de ses lois [sans les remettre en cause], nous voulions parler de quelque chose dont la croyance ne peut pas être adoptée en raison de nos perceptions puisqu’on admet, en employant ce mot, parler de ce qui contrevient aux raisons d’adopter une croyance perceptuelle. J’appelle «miracle» l’incroyable «absolument parlant» [en raison des perceptions] par opposition au croyable [en raison des perceptions]. La croyance «testimoniale» au miracle ne peut donc pas être adoptée en raison des perceptions de choses de fait mais seulement, comme son nom veut l’indiquer en raison des témoignages par opposition aux perceptions défavorables à la perception du miracle quoique non défavorables directement aux témoignages.

Mais cette croyance peut-elle encore être raisonnablement «adoptée», en raison des témoignages ? Anne Meylan, à qui j’ai déjà emprunté l’expression de croyance «perceptuelle», distingue raisons explicative et justificatrice, la perception du témoignage expliquant d’un côté la croyance testimoniale mais sans la justifier et, de l’autre côté, la fiabilité du témoin pouvant justifier l’adoption de la croyance mais sans l’expliquer, paradoxalement.

Je rappelle ici où nous voulons en venir : les témoignages ne seraient que des témoignages. Si, en raison des perceptions, on ne peut pas adopter la croyance au miracle, qu’est-ce qui empêche de l’adopter en raison des témoignages ? Qu’est-ce qui empêche d’adopter, en raison des témoignages perçus, une croyance ne pouvant pas être adoptée en raison des perceptions de choses de fait? Il y a les raisons en faveur de l’irrégularité, d’un côté, et les raisons en faveur la régularité, de l’autre côté.

Nous avons atteint la première balise. Prochain point à atteindre, la deuxième :

La croyance testimoniale au miracle ne peut être adoptée qu’en raison des témoignages et non en raison des perceptions. En revanche, il serait arbitraire de trancher d’emblée entre les unes et les autres. Pourquoi?

Les raisons en faveur de l’irrégularité seraient de l’ordre du témoignage perçu et les raisons en faveur de la régularité seraient de l’ordre de la perception de choses de fait. Or la croyance au miracle ne peut être adoptée en raison des perceptions, qui restent favorables à la régularité. Opter pour les raisons perceptuelles sachant qu’elles ne justifient pas de parler de miracle, sauf au sens relatif, ce serait refuser à bon compte de croire au miracle. Adopter a priori les raisons en faveur de la régularité reviendrait à refuser de s’interroger sur toute autre raison de croire au miracle. Au contraire, refuser de choisir entre les raisons testimoniale et perceptuelle de croire, c’est maintenir dans leur opposition deux sortes de raisons de croire. C’est garder la possibilité de croire d’après des raisons qui s’opposent à des raisons qui empêchent de croire.

Ni Jean, ni Matthieu ni Marc ne tenaient pour vrai qu’on pût marcher sur l’eau, sinon il n’aurait pas parlé de miracle. Ils n’excluaient donc pas les raisons tirées de leurs perceptions en faveur de la régularité contre l’irrégularité. Cependant ils n’ont pas gardé leurs témoignages pour eux-mêmes : ils n’excluaient pas qu’on pût, en raison de leurs témoignages, croire au miracle auquel ils ont probablement cru. Ils n’excluaient donc ni les raisons tirées de leurs témoignages en faveur de l’irrégularité ni les raisons tirées de leurs perceptions en faveur de la régularité. Ils n’excluaient ni les raisons de croire aux miracles ni celles de ne pas y croire. Parler de miracle, c’est refuser de choisir entre ces raisons et d’exclure les unes au nom des autres. S’il est question de s’interroger sur les raisons de croire aux miracles, qu’elles soient explicatives ou justificatrices, il n’est pas question d’adopter à l’avance les unes contre les autres. Il s’agit au contraire de s’interroger sur les raisons de croire contre les raisons de ne pas croire.

En raison des perceptions de choses de faits, je crois qu’on ne peut pas marcher sur l’eau, je crois que, comme disait Pierre DAC, «quand on est mort c’est pour la vie». Je m’interroge sur les raisons que j’aurais de croire celui qui rapporte qu’il a vu un homme, fût-ce le fils de Dieu, marcher sur l’eau ou qu’il l’a vu ressuscité d’entre les morts. Il ne s’agit pas de pondérer une croyance par rapport à l’autre, de ne pas croire le témoin parce que je ne crois pas ce qu’il dit ou bien de croire ce qu’il dit parce que je le crois. Croire au miracle en raison des témoignages n’est pas du même ordre que ne pas croire au miracle en raison des perceptions, mais l’un ne va pas sans l’autre. En somme, les raisons ne permettant pas de croire et celles permettant de croire, jusqu’ici, paradoxalement, se valent. Ne pas choisir par avance entre ces raisons laisse donc ouverte la possibilité de choisir entre les raisons de ne pas croire au témoignage et les raisons d’y croire, ou plutôt de pondérer les unes par rapport aux autres.

Opposer la preuve en faveur du témoignage tirée du témoignage et la preuve contre le témoignage tirée de l’expérience de la nature, pour finalement conclure qu’on a de meilleures raisons de ne pas croire ce que raconte le témoin que de le croire, c’est comparer ce qui n’est pas comparable : croire le témoin c’est croire qu’il ne me trompe pas, croire ce qu’il raconte c’est croire qu’il ne se trompe pas. Il serait arbitraire de croire qu’il me trompe uniquement parce que je crois qu’il se trompe et il serait arbitraire de croire qu’il ne se trompe pas uniquement parce que je crois qu’il ne me trompe pas. La comparaison est donc à rechercher ailleurs.

Rappelons encore où nous voulons en venir : les témoignages ne seraient que des témoignages. Or il s’agit de comparer ce qui est comparable.

Nous avons atteint la deuxième balise. Prochain point à atteindre, la troisième :

Puisqu’il ne s’agit pas de trancher entre les raisons testimoniale et perceptuelle de croire ou non au miracle, quel usage précis pourrait-on bien faire ici et maintenant de l’argument de Tillotson ?

On ne peut pas comparer le poids du nombre des preuves tirées des témoignages et celui du nombre des preuves tirées des perceptions, pour juger de la supériorité d’une preuve sur l’autre, sinon la réponse serait donnée avec la question et il serait inutile de s’interroger plus longtemps sur les raisons de la croyance testimoniale au miracle, les raisons favorables au miracle ne pouvant jamais être plus nombreuses que les raisons qui lui sont défavorables.

Quel sera par conséquent le critère de supériorité d’un argument sur l’autre ? Ce critère serait celui de la supériorité de l’argument tiré des perceptions que l’on peut avoir des témoignages par rapport à l’argument tiré des témoignages perçus. Pour le comprendre il faut revenir à la critique de la transsubstantiation par Tillotson : la raison de se fier ou non au sens lors de l’eucharistie étant tirée de la raison de se fier ou non aux apôtres présents lors de la Cène, si on se base en priorité sur les raisons de se fier ou non aux apôtres, les raisons de se fier ou non aux sens ne font plus le poids. Ce que Tillotson trouve absurde, le pain n’étant que du pain et le vin n’étant que du vin.

Dans le raisonnement que critique Tillotson, Hume voit une autre perspective. Le raisonnement critiqué pourrait être généralisé comme suit : si une croyance est tirée d’une autre croyance sur laquelle elle se base, elle ne fait pas le poids par rapport à elle. Donc, à l’inverse, pour faire le poids par rapport à une autre, une croyance ne doit pas être tirée de l’autre. Par conséquent, la croyance en raison des témoignages perçus ne peut faire le poids face à la croyance en raison des perceptions des témoignages en général, que si elle n’en est pas tirée. Le raisonnement n’est pas : si les raisons de croire ou non Jean, Matthieu et Marc étaient tirées des raisons de croire ou non qu’il soit possible de marcher sur l’eau, alors les raisons de croire les apôtres n’auraient pas de poids. Le raisonnement est : si les raisons de croire ou non Jean, Matthieu et Marc étaient tirées des raisons de croire ou non à la fausseté des témoignages en général, elles n’auraient pas de poids.

Dans le cas qui nous occupe, celui de la croyance testimoniale au miracle, il s’agit de comparer des comparables : non pas la croyance en raison des témoignages et la croyance en raison des perceptions conformément aux lois de la nature mais la croyance en raison des témoignages et la croyance en raison de la perception que nous avons des témoignages, conformément aux lois de la nature humaine. Pour faire le poids, la croyance au miracle en raison des témoignages ne devrait pas être tirée de la croyance en raison de la perception que nous pourrions avoir des témoignages, conformément aux lois de la nature humaine. Ici c’est l’expérience de la nature humaine qui est en question et non l’expérience de la nature dont le miracle viole les lois. Il s’agit de s’interroger sur la croyance en raison de la perception des témoignages considérés comme des choses de fait.

Ce n’est pas un miracle qu’un homme qu’on croyait mort revienne à la vie, si on s’en tient à l’expérience de la nature. Ce n’est pas non plus un miracle qu’un témoin se trompe ou soit trompé, si on s’en tient à l’expérience de la nature humaine. Pour que les raisons de croire que le témoin d’un miracle a de fortes chances de se tromper ne fassent plus le poids, il faudrait qu’elles soient tirées des raisons de penser que les témoignages puissent ne pas être que des témoignages. Il faudrait que la fausseté des témoignages tienne du miracle. Mais ce n’est pas un miracle que le témoin d’un miracle se trompe, voire il faudrait un miracle pour qu’il ne se trompe pas. Si on tire les raisons de croire ou non qu’il ne se trompe pas des raisons de croire ou non que ce ne soit pas un miracle qu’il se trompe, les raisons de croire ou non qu’il ne se trompe pas ne feront pas le poids. Rappelons où nous voulons en venir: les témoignages ne seraient que des témoignages.

Nous avons atteint la troisième balise. Prochain point à atteindre, la quatrième :

Si le critère discriminant entre les raisons testimoniales de croire ou non au miracle est bien qu’une croyance tirée d’une autre ne fait pas le poids comparée à celle dont elle est tirée, pourquoi des témoignages, parce que ce ne seraient que des témoignages ne seraient-ils pas des raisons suffisantes, c’est-à-dire non seulement explicatives mais justificatrices, de croire au miracle ?

Quelle croyance perceptuelle peut-on adopter en raison de la perception des témoignages considérés comme des choses de fait? Vérifions-le à la lumière de la relecture de Hume [Je le cite] : «Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage ne soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir [...].». Hume ne s’embarrasse pas et met de côté le cas de l’observation d’un miracle, contrairement à Kant ou à Wittgenstein. Nous savons que la croyance au miracle ne peut être perceptuelle puisque ce qui est miraculeux va contre la croyance en raison des perceptions. Elle ne peut donc être tirée que des raisons de croire aux témoignages. Mais ces raisons restent à tirer en raison des perceptions tirées de l’expérience de la nature humaine sur les témoignages.

Les raisons qui sont tirées des autres ont moins de poids. Donc d’après l’expérience de la nature humaine, il ne faudrait pas surestimer les raisons en faveur des témoignages. S’il n’est pas miraculeux qu’un témoin mente ou se trompe, il n’y a pas de raison suffisamment justificatrice, par opposition à explicative, d’adhérer à son témoignage. Au contraire, il suffirait que ce soit un miracle qu’il mente ou se trompe pour que j’aie une raison justificatrice de croire ce qu’il raconte en raison de son témoignage. Hume parle d’expérience uniforme qui s’oppose au miracle. Croire au miracle c’est remettre en question cette expérience uniforme, que ce soit celle de la nature ou que ce soit celle de la nature humaine. Croire au miracle en raison des témoignages c’est donc contester que les témoignages ne soient que des témoignages. Pourquoi ?

Pour croire au miracle, il faudrait une preuve supérieure à la preuve qui contredit le miracle. Il faudrait une raison testimoniale plus forte que la raison perceptuelle d’y croire ou non. Mais, si on compare ce qui est comparable, il faudrait non pas que la raison de croire ou non le témoin soit plus forte que la raison de croire ou non ce qu’il raconte mais il faudrait que la raison de croire ou non le témoin d’un miracle soit plus forte que celle de croire ou non n’importe quel témoin d’un miracle. Il faudrait donc un autre miracle. [Je cite dans l’extrait N°1] «Quand quelqu'un me dit qu'il a vu un mort revenu à la vie, je considère immédiatement en moi-même s'il est plus probable que cette personne me trompe ou soit trompée, ou que le fait qu'elle relate ait réellement eu lieu. Je soupèse les deux miracles, et selon la supériorité que je découvre, je rends ma décision et rejette toujours le plus grand miracle. Si la fausseté de son témoignage était plus miraculeuse que l'événement qu'elle relate, alors, et alors seulement, cette personne pourrait prétendre commander ma croyance et mon opinion.», autrement dit, pour adopter le miracle en raison du témoignage qui le rapporte il faudrait que sa fausseté soit plus miraculeuse que l’événement rapporté : ce serait un genre de miracle qu’un homme ait marché sur l’eau et ce serait un autre genre de miracle que le témoin de ce miracle au mieux ne se trompe pas ou au pire ne me trompe pas.

Soit je trouve que ce serait un plus grand miracle que le témoin se trompe ou me trompe et alors je rejette son témoignage, si bien que je ne peux pas croire pour le moment ce qu’il a vu, soit je trouve que ce serait un plus grand miracle qu’un homme ait marché sur l’eau et je rejette le miracle, si bien que je rejette le témoignage aussi sincère soit-il, la fiabilité des témoins ou le nombre des témoignages n’y changeant rien.

En réalité, si je raisonne ainsi, «la supériorité que je découvre», pour reprendre l’expression de Hume, entre les raisons de croire qu’un miracle est plus grand que l’autre est indifférente si, quelle que soit la supériorité du moment, la comparaison est toujours défavorable au miracle. A moins de ne pas trouver un miracle plus grand que l’autre, il est toujours possible de rejeter le plus grand des deux. Mais pourquoi rejeter celui que je trouve le plus grand des deux, si, quoi qu’il en soit, le résultat est défavorable au miracle? En revanche, est-ce bien l’argument de Hume ?

Hume, nous l’avons déjà dit met de côté le cas de l’observation d’un miracle, contrairement à Kant ou encore Wittgenstein, que cela conduit à relativiser l’emploi même du mot. Dans une lettre à Hugh Blair, Hume écrit [Je cite] : «La preuve contre un miracle, en tant qu’elle est fondée sur une expérience invariable, est de cette espèce ou sorte de preuve qui est pleine et certaine lorsqu’elle est prise en elle-même, parce qu’elle ne contient pas de doute, comme c’est le cas avec toutes les probabilités ; mais il y a des degrés dans ces espèces et lorsqu’une preuve plus faible est opposée à une preuve plus forte, elle est renversée».

Plus les raisons de ne pas croire au miracle seraient fortes, qu’elles soient tirées de l’expérience de la nature humaine ou de l’expérience de la nature, plus le miracle serait grand et plus les raisons de croire au miracle tirées de la nature humaine devraient être fortes ? Le problème c’est quand les raisons de croire au miracle sont uniquement tirées du témoignage : elles l’expliquent sans le justifier. Sauf si la force du témoignage était miraculeuse. Or, de deux croyances dont l’une serait tirée de l’autre, ce serait la croyance tirée de l’autre qui serait la moins forte : on ne peut pas se fier aux apôtres pour la seule raison qu’ils étaient présents lors de la Cène et qu’ils auraient vu et entendu le Christ, sans admettre ipso facto de se fier au sens, si bien qu’il reste naturel de croire que le pain et le vin de la communion ne sont que du pain et du vin.

Si la croyance la plus faible est celle qui est tirée de l’autre, alors ce sera celle dont on tirera l’autre qui sera la plus forte des deux. On peut se fier à des témoignages mais comme les témoignages ne sont que des témoignages, on ne peut pas se fier «aveuglément» à des témoignages. Pourquoi croirais-je, sauf «aveuglément», que des témoins aient vu ce qui n’a aucune chance d’arriver ? Et pourquoi croirais-je les témoins plus que personne ne mérite de l’être?

Supposez que vous soyez David Hume et que je vous dise que je crois que le Christ a marché sur l’eau. Vous sauriez me demander pour quelle raison je crois cela, sachant que personne n’a aucune chance de voir ce genre de chose. Je vous répondrais : parce Jean, Matthieu et Marc l’ont vu. Vous pourriez me rétorquer que c’est une explication mais que ce n’est pas une justification. Je vous répondrais que je crois qu’ils étaient sincères. Vous pourriez me demander pour quelle raison je crois que leurs témoignages étaient véridiques, sachant que la véracité n’est pas la chose du monde la mieux partagée. Que pourrais-je encore vous répondre ? Je reconnaîtrais que non seulement ce qu’ils ont vu n’avait aucune chance que cela n’arrive avant d’arriver, comme par miracle, mais encore je reconnaîtrais qu’il y avait peu de chances qu’ils soient sincères avant de l’être, comme par miracle.

Vous pourriez alors me demander avec malice ce qui est le plus miraculeux : que les témoignages ne soient pas véridiques ou bien que non seulement les témoignages soient véridiques mais qu’un miracle soit arrivé ? Il me faudrait me rendre à cette évidence qu’il est plus probable que les témoins se trompent ou nous trompent, autrement dit que ce n’est pas un grand miracle que des témoins puissent se tromper ou nous tromper, c’est-à-dire que les témoignages ne sont que des témoignages, tout en estimant que ce serait un grand miracle que non seulement les témoins ne puisse pas se tromper ou nous tromper mais encore que le miracle soit arrivé.

Alors quel serait le plus grand miracle ? A l’évidence, le plus grand miracle serait que non seulement les témoins ne puissent pas se tromper ou nous tromper mais encore que le miracle soit arrivé. J’imagine que si vous étiez Hume, vous auriez la patience de me demander quelle est la norme de ma croyance naturelle, à quoi j’ai l’habitude de me référer quand il s’agit de tenir quelque chose pour vrai : à la Grâce ou à l’expérience? Je répondrais à l’expérience, n’ayant pas été touché par la grâce.

J’imagine encore que, si vous étiez Hume, vous en profiteriez pour me faire remarquer que [Je cite] : «Aucun témoignage n'est suffisant pour établir un miracle à moins que le témoignage soit d'un genre tel que sa fausseté serait plus miraculeuse que le fait qu'il veut établir [...].», autrement dit, puisque vous avez l’habitude de vous référer à l’expérience, à moins d’être touché par la grâce, à partir du moment où vous admettez qu’il faudrait un miracle, au sens de la violation des lois de la nature humaine, pour que vous croyiez au miracle, au sens de la violation des lois de la nature, je vous conseille de ne croire à la rigueur qu’à ce qui est le moins miraculeux.

Si je suivais ce conseil, je croirais assez naturellement à ce qui n’est pas un grand miracle, c’est-à-dire que les témoignages ne sont que des témoignages.

Reconnaissons qu’on semble avoir joué sur les mots. Si un miracle est « une violation des lois de la nature » sans que cela permette de remettre en question ces lois, alors un miracle doit être quelque chose qu’on n’aura jamais aucune chance d’observer, sinon ce ne serait pas un miracle : on comprend mieux que Hume mette de côté le cas de l’observation d’un miracle...

Parler de moindre miracle à propos du fait que les témoignages ne sont que des témoignages, c’est un peu jouer sur les mots : ce n’est pas un grand miracle, donc le miracle qui s’oppose à ce qui n’est pas un grand miracle serait un petit miracle? Ce n’est pas un miracle que les témoignages ne soit que des témoignages. Ce serait donc un miracle que des témoignages ne soient pas que des témoignages ? A la rigueur, la tournure est ironique. D’autre part, si je rejette le plus grand miracle, est-ce que je garde le moins grand ? Mais lequel est le moins grand, celui dont je dis en jouant sur les mots que ce n’est pas un grand miracle ou le petit miracle qui s’oppose à ce qui n’est pas un grand miracle ?

En pratique, il s’agit de choisir «entre», d’un côté, les raisons de croire ou non ce qui n’est ni un miracle ni un grand miracle, telles qu’elles sont tirées de la relative fausseté des témoignages conformément aux lois de la nature humaine, et, de l’autre côté, les raisons de croire d’une part à ce qui est un miracle moindre, telles qu’elles sont tirées de la sincérité de certains témoignages en violation des lois de la nature humaine et les raisons de croire d’autre part à un grand miracle, telles qu’elles sont tirées de la violation des lois de la nature. En matière de miracle, la violation des lois de la nature humaine serait donc une violation moindre que la violation des lois de la nature et il est assez naturel de ne pas croire au plus grand miracle. Reste donc le «petit miracle» de la violation de la nature humaine, celui de la sincérité face à la fausseté. Mais la sincérité ne pesant pas plus lourd que la fausseté, la raison explicative de la croyance testimoniale n’en est donc pas une raison suffisamment justificatrice.

Cependant, les témoignages ont beau n’être que des témoignages, cela n’abolit pas la tendance à croire au merveilleux et c’est sans doute pourquoi Hume prend le temps de s’expliquer avec elle puisque, paradoxalement [je cite dans l’extrait N°2] «quand quelque chose de totale­ment absurde et miraculeux est affirmé, l'esprit l'admet d'autant plus volon­tiers, en raison de cette même circonstance qui devrait en détruire toute l'autorité. La passion de la surprise et de l'émerveillement, qui naît de ces miracles, étant une émotion agréable, elle donne une tendance sensible à la croyance en ces événements dont elle dérive.», autrement dit c’est aussi une autre expérience uniforme en vertu des lois de la nature humaine que la tendance à croire au merveilleux et à tenir pour vrai ce qui va, de près ou de loin, contre l’expérience uniforme de la nature et à tenir pour véridique ce qui va, de près ou de loin, contre l’expérience uniforme de la nature humaine.

Hume le sait bien, l’expérience uniforme qui veut qu’une fois amputé un membre ne repousse pas n’a pas empêché de raconter [l’«affaire» avait été relaté en son temps par le cardinal de RETZ] qu’un homme à qui il manquait une jambe avait recouvré le membre perdu après que le moignon avait été frotté avec de l’huile sainte! C’est pourquoi il faut se rendre à cette évidence : dire que les témoignages ne sont que des témoignages ne sert pas à faire comprendre que les miracles n’existent pas mais à se rappeler qu’on ne peut pas croire au miracle sans sortir des limites de la raison.

Nous avons atteint la quatrième balise et la cinquième n’est pas loin. Les témoignages ne sont que des témoignages si bien qu’il n’y a pas de raison justificatrice de croire au miracle en dépit de la tendance à croire au merveilleux, autrement dit, la croyance au miracle n’est pas affaire de raison. Mais peut-être que la tendance à croire au miracle n’est pas uniquement affaire de surprise et d’émerveillement ?

N’y a-t-il pas, à partir de là, d’autres conceptions possibles sur la croyance ou non au miracle?

Parler de miracle «absolument parlant», n’est-ce pas se placer sur le plan de ce Wittgenstein appelait une «expérience éthique» ? S’interroger, par exemple, sur l’impossibilité de parler absolument du miracle de l’existence du monde permet selon lui d’arriver aux bornes du monde et du langage. Cette tendance à [Je cite] «donner ainsi du front contre les murs de notre cage» est sans espoir mais elle ne saurait être tournée en dérision.

D’autres conceptions sur la croyance au miracle vont encore dans le sens de sa relativisation. J’en rappellerai deux ou trois avant d’engager la conversation.

Pour l’auteur du Tractatus Theologico Politicus, les raisons de croire à ce qui, tout en étant insolite et contraire aux opinions, passe cependant pour un avantage et une manifestation d’une puissance surnaturelle supérieure à la nature ne font pas le poids face à l’impossibilité que rien puisse se produire en dehors de la nature et désobéir par conséquent à ses lois : selon Spinoza donc, quand nous parlons de miracle, nous ne ferions qu’avouer notre ignorance face à ce qui nous semble inexplicable. Sinon, la puissance naturelle ne serait pas celle de Dieu, ce qui pourrait tantôt faire douter de son existence tantôt justifier l’ignorance, au risque de douter de tout. Concernant les miracles des Écritures, Spinoza conseille encore de distinguer les faits de l’opinion que s’en faisaient ceux qui les ont racontés, rien de ce qui se produit dans la nature ne portant de lui-même le sceau du miracle.

Pour l’auteur de Discours de Métaphysique, les miracles contredisent la nature au nom d’une nécessité qui nous échappe : selon Leibniz donc, Dieu ne ferait pas des miracles pour rien, bien que ses raisons ne puissent pas se trouver dans les lois de la nature, les voies de Dieu nous restant impénétrables.

Enfin, pour l’auteur de La religion dans les limites de la simple raison, ce qui fait les miracles est comme fait pour nous échapper : selon Kant donc, cela n’empêche pas de distinguer les miracles qui s’accordent le plus avec la raison de ceux qui s’accordent le moins avec elle. Affirmer l’existence d’un miracle ce serait affirmer l’existence d’un au-delà des limites de la raison. La raison ne pouvant prouver ni l’existence ni la non-existence des miracles, elle doit faire «comme si»... ils n’existaient pas. En revanche, si on peut admettre qu’ils existent en théorie, on ne peut admettre qu’ils existent en pratique, ce qui serait incompatible avec la liberté. Pour Kant, s’il y a un miracle [Je cite], «c’est celui de l’existence de la loi morale en nous».

Je vois un point commun à toutes ces conceptions, c’est que les miracles notamment ceux qui seraient rapportés dans la Bible, n’aident pas à croire paradoxalement, du moins dans les limites de la raison. Mais peut-être ne faisons-nous que ce que nous pouvons pour «donner ainsi du front contre les murs de notre cage», pour reprendre l’expression de Wittgenstein.

Yann SYLVESTRE, juin 2016

Extrait N°1

Un miracle est une violation des lois de la nature, et comme une expérience ferme et inaltérable a établi ces lois, la preuve que l'on oppose à un miracle, de par la nature même du fait, est aussi entière que tous les arguments empiriques qu'il est possible d'imaginer. Pourquoi est-il plus probable que tous les hommes doivent mourir, que du plomb ne puisse pas rester suspendu dans les airs, que le feu consume le bois et qu'il soit éteint par l'eau, sinon parce que ces événements se révèlent en accord avec les lois de la nature et qu'il faut une violation des lois de la nature, ou en d'autres mots un miracle, pour les empêcher? Pour que quelque chose soit considéré comme un miracle, il faut qu'il n'arrive jamais dans le cours habituel de la nature. Ce n'est pas un miracle qu'un homme, apparemment en bonne santé, meure soudainement, parce que ce genre de mort, bien que plus inhabituelle que d'autres, a pourtant été vu arriver fréquemment. Mais c'est un miracle qu'un homme mort revienne à la vie, parce que cet événement n'a jamais été observé, à aucune époque, dans aucun pays. Il faut donc qu'il y ait une expérience uniforme contre tout événement miraculeux, autrement, l'événement ne mérite pas cette appellation de miracle. Et comme une expérience uniforme équivaut à une preuve, il y a dans ce cas une preuve directe et entière, venant de la nature des faits, contre l'existence d'un quelconque miracle. Une telle preuve ne peut être détruite et le miracle rendu croyable, sinon par une preuve contraire qui lui soit supérieure. [...] Quand quelqu'un me dit qu'il a vu un mort revenu à la vie, je considère immédiatement en moi-même s'il est plus probable que cette personne me trompe ou soit trompée, ou que le fait qu'elle relate ait réellement eu lieu. Je soupèse les deux miracles, et selon la supériorité que je découvre, je rends ma décision et rejette toujours le plus grand miracle. Si la fausseté de son témoignage était plus miraculeuse que l'événement qu'elle relate, alors, et alors seulement, cette personne pourrait prétendre commander ma croyance et mon opinion.

David Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748)

Extrait N°2

La maxime, par laquelle nous nous conduisons couramment dans nos raisonnements, est que les objets dont nous n'avons pas l'expérience ressemblent à ceux dont nous avons l'expérience, que ce que nous avons trouvé le plus habituel est toujours le plus probable, et que, quand il y a une opposition d'arguments, nous devons donner la préférence à ceux qui sont fondés sur le plus grand nombre d'observations passées. Mais, bien qu'en procédant en suivant cette règle, nous rejetons volontiers les faits inhabituels et incroyables à un degré ordinaire, pourtant, en allant plus loin, l'esprit n'observe pas toujours la même règle : quand quelque chose de totale­ment absurde et miraculeux est affirmé, l'esprit l'admet d'autant plus volon­tiers, en raison de cette même circonstance qui devrait en détruire toute l'autorité. La passion de la surprise et de l'émerveillement, qui naît de ces miracles, étant une émotion agréable, elle donne une tendance sensible à la croyance en ces événements dont elle dérive [...].

David Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748)

Extrait N°3

[…] nous savons tous ce qui, dans le train ordinaire de la vie, serait appelé un miracle. De toute évidence, c'est simplement un événement tel que nous n'avons jamais rien vu encore de semblable. Supposons maintenant qu'un tel événement se produise. Imaginez le cas où soudain une tête de lion pousserait sur les épaules de l'un d'entre vous qui se mettrait à rugir. Certainement ce serait là quelque chose d'aussi extraordinaire que tout ce que je puis imaginer. Ce que je suggérerais alors, une fois que vous vous seriez remis de votre surprise, serait d'aller chercher un médecin, de faire procéder à un examen scientifique du cas de cet homme et, si ce n'étaient les souffrances que cela entraînerait, j'en ferais une vivisection. Et à quoi aurait abouti le miracle ? Il est clair en effet que si nous voyons les choses de cet œil, tout ce qu'il y a de miraculeux disparaît ; à moins que ce que nous entendons par ce terme consiste simplement en ceci : un fait qui n'a pas encore été expliqué par la science, ce qui à son tour signifie que nous n'avons pas encore réussi à grouper ce fait avec d'autres à l'intérieur d'un système scientifique. Ceci montre qu'il est absurde de dire « la science a prouvé qu'il n'y a pas de miracles »·En vérité, l'approche scientifique d'un fait n'est pas l'approche de ce fait comme miracle. En effet, vous pouvez bien imaginer n'importe quel fait, il n'est pas en soi miraculeux, au sens absolu de ce terme.

Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l'Éthique (1929)

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