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12 février 2012 7 12 /02 /février /2012 17:57

 

 

 

Je veux remercier Sophia de me permettre de donner à ce questionnement un lieu, une adresse. Je veux d’autant plus remercier Sophia que ce soir, je vais plutôt exposer une pensée libre cours, une pensée qui navigue, qui hésite, qui tâtonne. Cette pensée qui émerge, je m’y perds un peu. Vous excuserez de m’exposer à cette obscurité en vous y exposant.

Pourtant, une chose est claire : je ne répondrais pas à la question que je pose : «Le judaïsme est-il une philosophie ?». En tout cas je n’y répondrais pas par un oui ou par un non. Je voudrais plutôt que la traiter, la traire, l’ex-traire, même et par ce cheminement, donner une légitimité à cette question, lui donner du corps.

Se poser en ces termes cette question «le judaïsme est-il une philosophie ?» n’est ce pas une hérésie philosophique ?

«Oui, vraiment…» me fera peut-être observer un auditeur agacé, en quoi la religion concerne-t-elle la philosophie ? Son argument est juste. Même si religion et philosophie peuvent être rapprochées par les objets communs qu’elles cernent, poursuit mon auditeur, la place de l’homme dans la nature, le bien, le mal, voire la question même de Dieu…ne pourront que se perdre en elles mêmes et renoncer à être ce qu’elles sont spécifiquement l’une et l’autre si on voulait les unir. La révélation est la spécificité de la religion alors que cette seule idée de révélation rendra le philosophe, armé de sa raison, pierre de touche de toute recevabilité philosophique au mieux perplexe. Le Dieu des philosophes et des savants —qui a toute sa place au panthéon philosophique— n’est pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob…du judaïsme.

Je dois donc répondre à mon auditeur et tenter malgré son objection de maintenir ouverte ma question du moins dans un temps 1 pour dans un temps 2 la refermer provisoirement sur une pensée, celle du philosophe juif Hermann Cohen.

Temps 1

Maintenir «ouverte» cette question.

Déjà par le fait que c’est une question.

Vous savez sans doute comment les juifs répondent à la question «Pourquoi les juifs répondent à une question par une autre question». Ils répondent : Pourquoi pas ?

Cette question —le judaïsme est-il une philosophie ?— met en relation deux termes philosophie et judaïsme, deux termes qui existent donc indépendamment l’un de l’autre, mais que la question que je pose ne fait pas que coexister. Je ne traite pas «judaïsme» et «philosophie», le «et» devient «est» en se transformant en question.

Alors pour ne pas déroger à l’histoire juive que je vous racontais, cette question va se déployer, se décliner, en autant d’autres questions auxquelles je n’apporterai sans doute pas de réponse mais auxquelles je ne me déroberai pas.

Avant de m’engager sur ce chemin obscur, je peux néanmoins le baliser en disant ce qu’il ne sera pas. Il ne s’agira pas de prendre le judaïsme comme un objet de la philosophie, voire d’en faire une branche particulière, «une philosophie du judaïsme». comme on parlerait de philosophie des arts, des sciences ou même des religions. Il ne s’agira pas non plus de penser une philosophie singulière qui serait le fait d ‘auteurs juifs, même si je me suis rapproché de nombreux auteurs juifs, et particulièrement, comme je le disais, celle de Hermann Cohen pour m’orienter dans cette obscurité.

Alors allons y.

Partons de ce fait : «je suis juif»

Cet énoncé pourtant simple, «je suis juif» (me) plonge d’emblée dans une grande perplexité et une grande complexité. En effet, alors que son objet est de m’inscrire dans un «dedans», il me projette, d’emblée, dans un «dehors», un ailleurs qui n’est plus la seule affirmation d’une qualité identitaire informative. Que je sois juif ne concerne pas le seul «je» qui l’énonce. Que le «je» soit juif concerne une chose qui, en disait quelque chose de ce que ce «je» est dit autre chose.

Connaissez-vous l’histoire de ce célèbre explorateur juif qui resta plusieurs années en Afrique équatoriale pour étudier la vie des éléphants, leurs coutumes, leurs mœurs, leur comportement, leur nourriture, leur sexualité, leurs déplacements…et qui revint en Europe avec nombre de photos de documents, de témoignages, …qu’il publia en plusieurs volumes sous le titre : Les Éléphants et… la Question juive.

Cette question identitaire, question fondamentale pour tous et chacun se présente comme question universelle dès qu’il s’agit de l’être juif, question dont les philosophes, et pas seulement les philosophes juifs, et pas seulement les philosophes antisémites et pas seulement les philosophes d’ailleurs, depuis toujours se penchent sur le problème pour trouver «une solution», voire une solution «finale».

Cela pourrait se décliner en une autre question : De quoi le «juif» est il le nom ?

Revenons donc à cet énoncé de départ : je suis juif. Je fais partie d’un ensemble nommé «juif». Considérons cet ensemble «juif» auquel l’énoncé «je suis juif» me fait appartenir. «Je suis juif»  comme on dirait «Je suis vendéen».

Mais s’il il est vrai que je suis «juif», il est non moins vrai que je suis juif comme est juif, un juif de New York, ou un juif d’Éthiopie, ou un juif indien, chinois, égyptien, arabe, russe, polonais, argentin… et même un juif vendéen. Personnellement je ne suis pas vendéen mais berbère. Je suis un juif berbère, et français de surcroît : ce qui signifie que dire «je suis juif» me relie à un autre ensemble que l’ensemble «berbère» ou l’ensemble «français», un ensemble universel. Le «Je suis juif» ne me relie pas seulement à un lieu, à un temps, à une langue, à une histoire, à une culture, à une ethnie, à une race, à une nation, à un peuple… L’énoncé me fait exister comme particulier et comme universel.

Quelque chose de tout à fait unique existe, en deçà et/ou au delà de ces différences qui me fait être juif en même temps que berbère et français et qui fait être juif ce chinois, cet éthiopien, cet arabe, ce polonais, ce russe, ce français, ce yéménite, ce vendéen…j’en passe. Ces divisions sont tout à fait profondes et ne recoupent pas forcément le classement très euro-centré entre ashkénazim/séfardim .

Au musée de la diaspora de Tel-Aviv, ce sont quelques 147 «je suis juif» différents qui y sont recensés dont les traditions, les costumes, les coutumes, la langue la cuisine, les habitations, les architectures diverses et variées...Il a même été repéré, en Papouasie une ethnie «juive» d’à peu près 25 000 âmes, les Gogondolas. Vous pouvez, si vous êtes en quête d’exotisme, visionner sur internet ces images surprenantes d’une tribu juive papou chantant chaleureusement et dans un chœur parfait le Chéma Israël. Cette tension —particulier/universel— chaque juif la connaît et tous les juifs la vivent.

Les «antisémites» également.

Et si, comme le disait J. P. Sartre dans une formule célèbre de Réflexions sur la question juive  «l’antisémite fait le juif». Il est surprenant de repérer que l’antisémite comme le Juif, est lui aussi partout, lui aussi apatride et donc universel. 

«Je suis trois fois apatride, disait Gustav Mahler, comme natif de Bohême en Autriche, comme autrichien en Allemagne et comme juif dans le monde entier»

Plus, non seulement cet antijudaïsme est universel, et à chaque fois pour des raisons historiques différentes liées à l’histoire de chacune ces nations, états, peuples parmi lesquels vivent ces juifs,  mais de plus ce sont les mêmes poncifs, les mêmes figures imaginaires déclinées dans la culture propre à chacun de ses pays qui nourrissent cet univers.

Le nez, la circoncision, l’argent, le cosmopolitisme…peuplent ainsi une haine féroce et éradicatrice. Le mot «pogrom» en ce sens est bien nommé. L’origine russe de ce mot est «gromit» qui signifie détruire à quoi le préfixe «pro» vient indiquer une notion d’achèvement. Cette haine «du dehors», de tous lieux, et de tous temps fonderait-elle cette identité du dedans par dessus les époques et par dessus les frontières ? On dit même que cette haine du dehors a un reflet une «haine du dedans» qualifiée de «haine de soi» souvent rapportée aux juifs. Ce qui ferait identité que je vous propose d’entendre ce mot au sens mathématique : la constatation que deux objets ayant des écritures différentes sont en fait le même objet -serait-ce cette mémoire commune d’un «long martyr» dont le peuple juif serait et se ferait l’objet dans l’Histoire?-  Ne serait ce que la mémoire de ce long martyr.

De quoi le juif se fait le nom dans l’Histoire ?

De l’instauration de la religion universelle nous dit Hegel.

En effet, pour la première fois, dans l’Histoire il proclame l’unité de Dieu. Ce faisant, le judaïsme postule nécessairement le caractère spirituel et universel de Dieu. Avant, et indépendamment du «miracle grec», la révolution introduite par le judaïsme, permet, selon Hegel, la sortie du monde oriental, c’est à dire d’une civilisation où l’esprit s’appréhende sous la forme naturelle, et ouvre l’accès à une civilisation occidentale, caractérisée par le règne d’un principe purement spirituel, soit de la seule lumière de l’Esprit.

Ainsi la lumière est Jéhovah, l’Un pur. Ainsi s’accomplit la rupture entre l’Est et l’Ouest : l’esprit descend en lui même et appréhende pour principe spirituel le principe fondamental abstrait. La nature, en Orient, principe premier et fondement est abaissée maintenant au rang de créature : et ce qui est présent à présent le premier c’est l’Esprit. Ce que l’on sait de Dieu, c’est qu’il est créateur de tous les hommes comme de toute la nature, et d’une façon générale, l’activité absolue. (Ph. de l’esprit)

Dans un article ancien paru de la revue Contradictions, Jacques Bragman —lecteur attentif de Hegel— montre en quoi la loi mosaïque brisant la sereine unité de l’esprit et de la nature, spécifique à l’Orient introduit dans le monde ce moment de scission, de déchirement, en d’autres termes un principe d’opposition caractéristique de «conscience malheureuse», on pourrait presque dire, en langue moderne, de «culpabilité». Sans ce principe, nul commandement, nul impératif autres que des lois arbitraires ou positives n’eût été possible et même formulé. Ainsi, le Devoir —«Tu dois»— thématisé par Kant est tributaire de cette problématique juive et n’aurait pu voir le jour sans cette séparation. La Morale serait demeurée éternellement enfouie dans le droit positif. Créon serait toujours vainqueur de Antigone.

Cependant, poursuit Hegel, pour admirable et essentielle et fondamentale que soit l’introduction de cette rupture et historique et de civilisation du monothéisme par le judaïsme, c’est le Christianisme, pense Hegel, qui deviendra la véritable religion universelle car le judaïsme voudra réserver expressément ce Dieu Un à un peuple particulier, les Hébreux et de ce fait lui déniera son universalité qu’il avait pourtant lui même annoncée et énoncée.

Cette alliance virtuellement universelle, et ouverte à tous, se fera uniquement avec certains : Abraham et sa descendance, «le peuple élu». À ce monothéisme conceptuel, les juifs substituèrent un ethnocentrisme politique et social revendiquant pour eux-mêmes et eux seuls le privilège d’être les uniques dépositaires de la parole divine.

C’est donc dans et par le Christianisme que Dieu se révélera comme Esprit. Le Christianisme «achèvera» —mot que je mets à dessein entre guillemets— le Judaïsme.

Le devenir du peuple élu sera d’être un peuple e(x)clu pour reprendre une belle invention langagière de Samuel Trigano.

Je l’ai déjà longuement exposé dans mon intervention sur le livre d’Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre, édité dans Philosophies Buissonnières, c’est Marx qui paradoxalement développera au mieux ( en la renversant) cette idée hégélienne d’achèvement.

Je le rappelle rapidement : Marx part du même principe «le judaïsme se conserve et se développe par l’histoire dans et avec l’histoire». Mais la question juive n’est pas à rechercher dans le mystère religieux -il est à rechercher dans «l’essence profane du religieux»-, dans la société réelle.

Ne cherchons pas le juif dans sa religion mais cherchons plutôt dans le secret de la religion le juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme ? le besoin pratique, l’intérêt personnel.
Quel est le culte profane du juif ? le trafic, Quel est son dieu ? l’argent.

Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, donc du judaïsme réel et pratique, notre époque s’émanciperait d’un seul coup. ( La question juive)

Comme Hegel, Marx repère qu’historiquement le Christianisme est venu supplanter le judaïsme, mais il y a échoué. Ce n'est qu'en apparence que le christianisme a vaincu le judaïsme réel. Issu de lui, il s’est en définitive dissous en lui. Le judaïsme a en quelque sorte investi le christianisme de «son esprit pratique». il s’est maintenu par infiltration pratique, pour s’émanciper en transformant les Chrétiens en Juifs réels, en juifs réels sublimés…

La tâche émancipatrice qu’assignera Marx est je le cite -de rendre le juif impossible-, impossible car sa conscience n’aura plus d’objet, impossible car, enfin, l’humanité se sera accomplie. Le communisme aura réussi là où le christianisme a échoué.

J’observe que dans ce débat entre Hegel et Marx sur le Juif dans l’Histoire —ce qui fait point de capiton c’est, sur fond d’histoire, c’est la question de la religion.

D’ailleurs l’essai de Marx la question juive, répond à un autre essai paru la même année sous le même titre signé Bruno Bauer, un philosophe hégélien, plutôt progressiste, lui aussi historien, mais également exégète critique des textes bibliques et des Évangiles.

Bauer transforme la question politique de l'émancipation des juifs (qui se pose en Allemagne depuis les Lumières allemandes et surtout l’épopée napoléonienne) en une question religieuse. Le scrupule théologique, par lequel on se demande qui a le plus de chance d'arriver à la béatitude éternelle, le Juif ou le chrétien, se répète ici sous cette forme plus philosophique : lequel des deux est le plus capable d'émancipation ? On ne se demande plus : qui est-ce qui rend libre, le judaïsme ou le christianisme ? On se demande, au contraire : qu'est-ce qui rend le plus libre, la négation du judaïsme ou la négation du christianisme ? S'ils veulent devenir libres, les Juifs ne doivent pas se convertir au christianisme mais au christianisme dissous, et au delà à la religion dissoute, c'est-à-dire à la philosophie, à la critique et à son résultat, l'humanité libre. Si Juifs et Chrétiens arrivaient à reconnaître dans leurs religions respectives les différentes étapes de l’évolution de l’esprit humain, ils ne seraient plus dans un rapport religieux d’opposition mais seulement un rapport religieux critique, scientifique, Ils pourraient donc résoudre cette opposition.

Je m’arrête, un peu essoufflé —et effaré— par le chemin parcouru.

À la question «De quoi le juif est-il le nom», une première réponse semble s’imposer à moi : «Le juif est-il le nom de la religion ?»

Mon auditeur, un peu agacé, par tant de détours philosophiques me fera remarquer poliment, mais fermement, que j’aurais pu/du commencer par là, et sans doute aura-t-il raison. Cela n’est-il pas évident ?

Oui, bien sûr, mais non.

Dire, «Je suis juif», ne dit pas nécessairement pratiquer la religion juive et croire au dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. J’en témoigne pour moi et pour beaucoup d’amis «juifs» athées, ou «convertis». Mais l’histoire également en témoigne. Dans les années noires de Shoah, c’est le signifiant juif qui a conduit les juifs dans les camps de la mort que l’on soit croyant ou pas, convertis ou pas, athées ou pas. Edith Stein, sainte catholique, juive, est morte gazée à Auschwitz parce que juive. Elle ne fût pas la seule. Être juif ne veut pas dire être de confession juive. C’est vrai pour le cardinal Lustiger, juif, et Archevêque de Paris, pour qui a été prononcé un «kaddish» sur le parvis de N.D. de Paris au moment de ses funérailles; c’est vrai pour le philosophe arabe musulman Avicenne, dont la mère était juive et dont la pensée «rationnelle» sera exploitée par St Thomas d’Aquin… ; c’est vrai pour ces militants socialistes du Bund, qui furent des fers et des frètes de lance des Bolchevicks de la révolution russe de 1917, et qui furent condamnés, parce que juifs, par Staline, c’est vrai pour les fondateurs du sionisme et de l’État d’Israël, et pour Théodore Herzl, le premier, tous nationalistes et socialistes, pour beaucoup athées. Ben Gourion, le premier des premiers ministres israéliens, était et se revendiquait athée. Le kibboutz se présentait comme une collectivité communiste idéale, et absolument pas religieuse. Plus, vous serez sans doute être surpris d’apprendre qu’en Israël, —c’est une première qui fera précédent— un écrivain juif, Yoram Kaniuk, juif et citoyen israélien, vient d’obtenir le droit, par un jugement rendu le 2 octobre dernier par le tribunal de Tel-Aviv de ne plus être répertorié officiellement comme étant de «religion juive»

Pardonnez ces légères digressions. Elles sont là pour me justifier auprès de mon auditeur justement agacé par ces longs détours. Mais force est de constater que l’évidence n’est pas au rendez vous. Si l’énoncé «je suis juif» me ramène après ce lent cheminement, au point de départ, du côté de la religion, alors, ce n’est pas au titre du religieux. Alors il faut séparer le fait religieux et la religion. Alors il faut avancer l’idée que le religieux n’est pas la religion. Et pas seulement pour les Juifs. Marcel Gauchet développe l’idée qu’une interprétation non religieuse de la transcendance est à l’ordre du jour de ce monde qu’il nomme désenchanté.

Ainsi, penser le judaïsme du côté de la religion, me ramène à ma question première du judaïsme «dans les limites de la raison» comme dirait Kant, du côté de la philosophie.

Tâche trop ample pour être menée maintenant et je ne m’y aventurerai donc pas. Mais cependant je ne m’y déroberai pas.

Pour ce faire je me suis appuyé sur une philosophie, un philosophe juif allemand et néo kantien, Hermann Cohen, et plus particulièrement sur sa dernière œuvre posthume «la religion de la raison  tirée des sources du judaïsme», publiée en 1918, quelques mois après sa mort.

Herman Cohen «la religion de la raison tirée des sources du judaïsme»

Quelques mots pour le situer .

Il est né à Berlin en 1842 et il reçoit dès son plus jeune âge une solide éducation talmudique et biblique qu’il compète par des études au séminaire juif de Breslau. À la sortie de ce séminaire il étudie la philosophie et est nommé en 1876,  professeur de philosophie à l’Université de Marbourg. C’est le fondateur du «néokantisme» et donc chef de file de ce qui va se nommer l’École de Marbourg, une des écoles philosophiques les plus importantes d’Allemagne. Sa philosophie, comme celle de Kant, couvre trois domaines : La philosophie de la connaissance, l’éthique et l’esthétique. Hermann Cohen demeurera à Marbourg jusqu’à se retraire en 1912, où s’ouvre pour lui une troisième et dernière période de sa vie et de son œuvre. Il rejoint à Berlin, L'école supérieure pour la science du judaïsme et y enseignera jusqu’à sa mort en 1918.

Et c’est désormais sur la philosophie de la religion qu’il centrera ses travaux par la publication de deux livres, Le concept de la religion dans le système de la philosophie et celui sur lequel je m’appuie pour finir cet exposé : Religion de la raison tirée des sources du judaïsme.

Je me suis également appuyé de ce petit livre de Sophie Nordmann, Philosophie et judaïsme dont je recommande la lecture.

C’est en kantien que Cohen entreprend cette œuvre philosophique. C’est son kantisme et son regard critique sur Kant qui va le porter à se tourner vers le religion. Il ne s’agit pas pour lui d’un saut dans la foi, comparable à celui de Kierkegaard ou de Pascal, mais d’une reconnaissance d’une limite d’une rationalité philosophique qui ne ferait pas place à la religion.

Critique de l’éthique

C’est par une critique de l’Éthique kantienne que démarre son œuvre. L’Homme est l’objet de l’éthique, l’Homme dans son universalité, en tant que membre de l’humanité. Mais, en tant que telle, l’éthique fait abstraction des particularités, des différences. «Le moi de l’homme», dit Cohen, devient «le moi de l’humanité». Chaque individu est semblable, identique, substituable et n’admet aucune relativité qui remettrait en cause son universalité. Elle «n’est en mesure ni de comprendre, ni de reconnaître l’homme autrement que sous l’espèce de l’humanité», dit-il également. Donc il ne s’agit pas de remettre en cause la conception éthique, parfaitement cohérente, mais de repérer son incomplétude en prenant en compte les relations interindividuelles que l’expérience et le langage nous livre et qui nous force à constater que l’homme ne se réduit pas au «moi de l’humanité», à un «il impersonnel».

L’insuffisance abstraire de l’éthique rend donc nécessaire le recours à la religion, une religion de la raison, car s’insérant dans la philosophie elle ne peut être que «rationnelle».

Universalité et Singularité :

Pourtant si la religion doit apporter un complément, à l’éthique, elle doit à priori également reconnaître l’Homme en l’homme et s’inscrire dans une exigence d’universalité Alors pourquoi vouloir tirer cette universalité de sources historiques particulières «les sources du judaïsme». En quoi le «judaïsme» est-il le garant de cette exigence d’universalité ?

Peut on tirer une légitimité méthodologique à vouloir tire la religion de la raison d’une source particulière ? Et quelle source ?

Oui, répond Herman Cohen pour deux raisons :

1-parce que l’investigation de la religion de la raison, si elle prétend être «de la raison», doit nécessairement s’appuyer sur des sources historiques, quand bien même elle seraient marquées du sceau de la particularité,

2-cependant l’histoire —y compris l’histoire des religions— reste insuffisante, car à elle seule, elle ne peut passer de l’observation des faits à la détermination d’un concept. Si l’histoire a sa place elle ne peut jouer le rôle de pierre de touche de la religion de la raison.

Il faut donc combiner l’approche historique et l’approche rationnelle car, c’est «au concept de raison, et à lui seul qu’incombe d’élaborer le concept de religion».

Le seule référence particulière qui établit l’universalité du judaïsme tout en étant l’expression d’un esprit national ne peut se faire qu’en référence au concept fondamental et fondateur du judaïsme : le monothéisme.

Le monothéisme est la seule source possible d’une religion de la raison. Sous la plume de Cohen, religion de la raison n’est pas synonyme de judaïsme. Ce n’est pas une équivalence terme à terme qu’il cherche à établir, mais une modalité de rapport. Ce n’est pas une démarche d’exégèse de textes à laquelle nous convie Cohen, mais bien celle à d’une construction rationnelle étayée par une source.

Le monothéisme est seul compatible avec l’éthique philosophique par l’exigence d’universalité qu’il instaure, au delà de la création d’un dieu Unique, mais par celle d‘un concept d’unicité de Dieu. Le judaïsme en effet, avec le monothéisme, pose une dieu un, pour une humanité une, absolument transcendant par rapport au monde. Ce n’est pas l’unité numérique qui importe, mais la distinction absolue entre Dieu et le cosmos.

Cette universalité éthique est impossible ni par le polythéisme, ni par le panthéisme, se rapportant tous deux à une catégorie plus large : le paganisme.

Pour le polythéisme, par exemple, lorsque Hyppolyte reste chaste vis à vis de Phèdre, il fait injure au culte d’Aphrodite. «Crée également une et une seule moralité»

Le panthéisme, ramène tous les dieux en une unité sans que cela change quoique ce soit, puisque ce dieu unique est identifié à la nature. Il y a identité entre Dieu et le monde. Le règne moral et le règne nature sont confondus et pas séparés.

 Cette universalité est loin d’être évident et nombre de philosophes, dont Spinoza comprennent le judaïsme comme doctrine particulière d’un peuple particulier à un moment particulier de l’histoire.

Cohen doit donc montrer en quoi ce particularisme est apparent et ne vise rien d’autre que la reconnaissance en l’homme -en tout homme de l’universalité éthique-.

  • Critique de Spinoza

Critique menée en deux temps :

1- Réduire le but du monothéisme à l’établissement et à la conservation de l’État Juif interdirait d’y découvrir une quelconque universalité et mettrait un terme à l’entreprise de Cohen. Pour contester cette interprétation, Cohen s’appuie sur un concept, élaboré par le Talmud, que, selon lui, Spinoza a négligé, le concept de «noachide», faisant référence à l’alliance de Dieu avec Noé, et renvoyant au statut de l’étranger résidant dans l’État juif.

L’étranger y est reconnu comme sujet de droit au sens moderne du terme. Cette reconnaissance est formulée de la manière suivante dans le Lévitique, cité par Cohen :

un même droit vaudra pour vous : que l’étranger soit comme l’autochtone, car je suis l’Éternel votre Dieu.

Égalité universelle des hommes, en tant que tous noachides. Tous les hommes apparaissent comme frères, base du commandement d’amour du prochain. C’est de l’unicité de Dieu qu’est déduite cette reconnaissance d’une égalité universelle.

2- Comment concilier dès lors le statut historique particulier du peuple juif avec cette exigence d’universalité ?

Pour apercevoir cette particularité note Hermann Cohen il faut la pousser au plus loin. Ce peuple n’est pas que particulier, il est le peuple d’une singularité absolue, en tant qu’il est proclame de Lieu Un de l’humanité Une. Son opposition aux autres peuples réside dans son aspiration à l’universalité. Il consiste dans cette universalité. Parce qu’il est singulier et unique, le peuple juif est en lutte contre tous les autres. Ce n’est pas une lutte contre les peuples mais contre l’idolâtrie. Même en l’idolâtre en un frère «Tu ne mépriseras pas l’Édomite car il est ton frère».

Il est le seul peuple, dans l’Antiquité pour qui l’État ne constitue pas la référence essentielle et qui subsiste après la disparition de son État. Hermann Cohen est opposé de ce point de vue au sionisme car il considère que l’absence d’État est la condition de sa vocation universelle.

La communauté sociale ou le Mitmensch

Nous l’avons déjà repéré. Pour Cohen, la religion de la raison doit venir compléter l’éthique posant l'Homme dans son humanité universelle, mais de manière abstraite. Une fois rétablie l’universalité de la religion de la raison, via le concept d’unicité de Dieu, séparant la transcendance et le cosmos, Cohen s’efforce de montrer l’impasse de l’éthique considérée uniquement comme «moi» de l’humanité face à l’homme, considéré comme être souffrant.

Comment comprendre la souffrance de l’autre si l’on reste du seul point de vue éthique. La souffrance, c’est l’homme en chair et en os. Ce n’est pas le sujet éthique qui souffre.

Critiquant l’éthique stoïcienne, impliquant de rejeter le souffrance dans le domaine des choses indifférentes, car ne dépendant pas de moi, Cohen montre que ce rejet nuit à la conception même de «l’action» éthique. Car la souffrance, c’est le spectacle de la souffrance de l’autre. La souffrance ouvre au monde de l’inter humain. La religion intervient là, parce qu’elle considère l’autre, comme pauvre, étranger, orphelin.

D’autres êtres vivants souffrent mais la pauvreté est une souffrance sociale qui ne se rencontre que chez l’homme. On ne peut y rester indifférent.

L’autre qui souffre n’est plus ce «il» impersonnel de l’éthique, il met à jour un «tu», un alter ego dans sa différence et dans son altérité et, du même coup découvrant l’autre dans ce «tu» singulier, «je» y répond de manière aussi singulière.

Cette réaction à la souffrance de l’autre, moteur du surgissement de ce «tu» et de ce «je» qui lui est corrélatif, vient se médiatiser, par un affect : la compassion, le Mitleid.

On passe de l’a-pathie stoïcienne à l’em-pathie.

Cette compassion est action. Parce qu’elle est de l’ordre de l’action, cette compassion, qui me fait découvrir la souffrance de l’autre ne me laisse pas en spectacle. L’autre souffrant, le «tu» en appelle à la responsabilité. Elle fonde la communauté. Elle découvre l’autre homme non seulement comme un être à côté de nous, un neben mensch, mais un être «avec nous, un être en relations». Parce qu’il prend l’autre en considération dans sa souffrance, l’homme entre en société  ?

La souffrance est donc ce point de passage entre éthique et religion.

En accordant son attention au pauvre, à l’étranger, à l’orphelin, à la souffrance, le judaïsme dans la perspective de cette religion de la raison, découvre le «tu», l’autre homme, là où l’éthique n’apercevait que l’être raisonnable.

La justice sociale est donc au cœur du judaïsme. C’est dans la communauté religieuse, distincte aussi bien de la communauté sociale des Mimenschen que de celle de la communauté éthique des «moi de l’humanité» que l’individu peut prendre connaissance de son péché et de son effort de repentir.  La prière est «le moyen de relation» commun à tous les hommes, moyen de relation à Dieu, mais également à l’autre homme. Elle est communauté de langage. Elle est, selon l’expression de Cohen, l’expression raisonnable de la communauté.

Ainsi la religion de la raison que Hermann Cohen tire des sources du judaïsme s’inscrit au sein de l’horizon éthique -celui de la reconnaissance universelle de l’humanité dans l’homme- mais elle l’enrichit la compréhension de l’homme en ses nouveaux aspects, en nous le faisant découvrir «en relations», en chemins vers la réalisation «du moi de l’humanité» que l’éthique posait comme idéal.

Ici, elle est un complément à l’éthique établissant un pont qui franchit l’abîme entre deux moi, elle permet la jonction entre le réel et l’idéal.

La question de l’inter subjectivité ouverte par la religion de la raison doit être rapportée en dernière instance à celle d’une pensée qui s’ouvre à autre chose qu’elle même, à la transcendance.

Religion de la raison et Révélation

Mais je vois mon même auditeur agacé s’agiter dans le fond de la salle, Ce long discours de Hermann Cohen sur l’éthique du judaïsme venant compléter l’éthique kantienne me dit-il, ne résout absolument pas la question concernant de l’hérésie consistant à mêler et à confondre Révélation le propre de la religion et la Raison le propre de la rationalité philosophique, argument que vous même, me rappelle-t-il, dans votre introduction avez trouvé juste et question à laquelle vous aviez promis de ne pas vous dérober.

Force est de constater que mon auditeur agacé a cette fois ci encore raison.

Qu’en est-il chez Hermann Cohen de ce rapport entre révélation et raison ?

Il pense, comme mon auditeur agacé, qu’il faut aborder sérieusement, c’est à dire rationnellement, c’est à dire philosophiquement, la croyance en la révélation.

Et toujours dans ce sillage et aidé par un article de Marc de Launay (Raison et révélation chez Hermann Cohen Revue Germanique Internationale en ligne écrit en 1996 et mis en ligne en Février 2011) je vais tenter de m’y employer.

Dans le premier temps, H.C. reprend ce que dit Kant au sujet de la révélation — «Toute révélation doit être interprétée moralement, du point de vue d’une religion rationnelle» -La Religion dans les limités de la seule raison)

Autrement dit, et toujours selon Kant, «Quand la philosophie cherche à découvrir un sens moral dans les passages de l’Écriture, et même quand elle l’impose au texte, c’est là justement l’unique moyen de tenir en lisière la mystique.» ( Le conflit des facultés)

C’est une des raisons, dans ces moments de dialogue avec Kant, les «sources du judaïsme» dont il tire argument sont plutôt celles des Prophètes et des Sages Talmudiques plutôt que celle du Pentateuque (les 5 premiers livres de la Bible, Genèse, Exode, Lévitique, Nombre et Deutéronome), souscrivant à l’idée —toujours dans les pas de Emmanuel Kant — que «le fait que toute révélation soit divine ne peut jamais être reconnu à travers les indices que fournit l’expérience.» Après son tournant, il cherche d’abord à éviter la question de la Révélation et continue à refuser toute autre solution à la question de la révélation que d’affirmer une distinction entre liberté de la science et autorité de la religion aux principes rationnels qui régissent la démarche philosophique et scientifique. «La religion de la science, dit-il, doit être pour la religion un présupposé inaliénable» dans la religion dans les limites de la philosophie, parue en 1915, amorce de son virage.

Donc, concrètement d’abord, il évite d’en parler.

Ce n’est pas le cas, dans ce second livre, la religion de la raison tirée des sources du judaïsme ou tout un chapitre lui est consacré. Il ne pouvait en être autrement pour un projet dont le contenu était de dégager le contenu rationnel de la religion à partir des sources du judaïsme et particulièrement la première et la plus universalisable, le monothéisme.

Le danger que Cohen cherche à éviter est, bien entendu, celui de la matérialisation de Dieu, qui contredirait le principe inviolable de l’unicité divine. Si Dieu ne se révèle qu’à lui-même, le devenir n’est plus différent de l’être. Rien de fondamental donc ne distinguerait création et Révélation : «La Révélation est création de la Raison»

Quelques remarques très brèves, trop brèves pour résumer cette question

1- La révélation n’est pas un miracle, encore moins un mystère. Elle n’est pas une cause de la raison humaine, elle en est la précondition ; Dieu ne se révèle pas dans le monde, mais à l’homme chargé d’accomplir dans l’histoire une loi morale. L’unicité de Dieu garantit l’unité de la morale comme la nécessité de la corrélation. L’homme ne vit humainement, d’autre part, que s’il obéit aux exigences éthiques inscrites dans l’essence divine. Il n’y a révélation que dans une corrélation logique de la création d’un être en devenir et pas seulement un être vivant.

2- Seule la moralité permet à l’homme d’être autre chose qu’un être vivant. Ce que Cohen garde en perspective c’est le sujet porteur de la raison qui donc souscrit à des exigences morales. Ainsi, la création est-elle stricto sensu celle de la raison pratique.

3- La Révélation n’est pas union, même ponctuelle et unique —elle serait alors éminemment miracle— de Dieu avec l’homme. Cohen reprend l’expression juive : la Révélation est donation de la Tora. Elle n’est donc pas dévoilement, révélation d’un mystère, mais relation médiatisée par une loi éthique. Dieu est condition préalable de la distinction entre Dieu et le monde, Dieu et l’homme. Dieu ne communique évidemment pas avec lui-même en se révélant. Ainsi, l’homme n’est-il pas non plus partie de Dieu.

4- Cohen privilégie la source textuelle du Deutéronome (cinquième et dernier livre du Pentateuque, (dont l’intitulé hébreu est Dévarin Paroles, et qui contient le récit des derniers discours de Moise avant sa mort, et avant que les Juifs n’entrent en pays de Canaan). Il considère ce livre comme une reprise réflexive, donc débarrassée des éléments par trop mythologiques épars dans la Genèse et l’Exode. Et parce que le Deutéronome considère comme universelle la mission qui incombe aussi au peuple juif. Enfin, ce texte dématérialise et, en quelque sorte, opère une spiritualisation de tous les événements théophaniques : le peuple n’entend pas véritablement une voix sonore s’adresser à lui, mais obéit en son cœur, saisi par l’esprit une injonction spirituelle. Même la présence de Moïse apparaît encore trop matérielle : il faut y voir la présence d’un chef politique, ni héros ni surhomme, mais enseignant, mettant à la portée de tous le contenu éthique de l’injonction spirituelle. «Le Deutéronome est un point culminant car le passage cité témoigne du refus de considérer le ciel comme source de la loi. Ainsi la Révélation est-elle, ici déjà, elle-même transfigurée, comme la création [...] et revêt-elle une signification purement spirituelle.» L’unicité de Dieu est à nouveau convoquée pour souligner qu’elle ne saurait s’accommoder d’aucune concession au monde sensible, si bien que la Révélation elle-même doit être débarrassée de toute sensibilité. La Révélation ne pouvant d’ailleurs avoir lieu que grâce à la raison, elle ne peut être autre chose que Révélation de la Raison, elle-même création divine. La création comme la Révélation fondent la corrélation entre Dieu et l’homme.

5- La conclusion du chapitre IV sur la Révélation évoque la différence entre le Juif et le Grec à propos du principe éternel qui fonde la raison, semblable à l’a priori kantien, et qui n’est autre chose que ce que le Juif appelle Révélation. «Le Grec, écrit Cohen, dirige d’emblée sa critique contre le présent auquel il lui faut donner un fondement dans le passé. Le Juif, en revanche, ne cherche pas à approfondir le présent grâce à la critique, mais par l’instauration de son lien avec l’éternel, avec la loi écrite.» Pour les Grecs, ce qui est éternel et non écrit, c’est la philosophie.

On voit ainsi poindre en contre point une différenciation entre d’un côté la philosophie au sens grec, de l’autre l’éthique prophétique juive que Cohen ne résout pas. Mais dont il pose quelques jalons.

Ce geste ouvre à la pensée d’autres philosophies comme celle de Léo Strass, un de ses élèves, de Franz Rosenzweig —dont je vous parlerai peut être plus tard— ou celle de Emmanuel Lévinas, dont Maria nous a beaucoup parlé.

Merci à tous et merci spécialement à mon auditeur agacé dont l’agacement, aiguillon nécessaire, m’a beaucoup fait avancer sur mon chemin.

Marc Zerbib                                                                                           février 2012

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