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21 mars 2013 4 21 /03 /mars /2013 20:34
  • Préambule
  • L’opuscule de Georges Berkeley intitulé De l’obéissance est la réunion en un discours unique de trois discours prononcés à la chapelle du Trinity College de Dublin, en 1712. Dans la seconde édition revue et corrigée de la traduction de Didier Deleule, parue chez Vrin en 2002, un plan possible de l’ouvrage est proposé dans une note du traducteur, d’après les Travaux de Thomas Edmund Jessop. La section 53 mérite une attention particulière : lors de la troisième parution de l’ouvrage en 1713, elle ne figurait pas dans le manuscrit. Aussi, elle arrive à la fin, l’opuscule comptant au total 56 sections.
  • «53. En morale, les règles éternelles d’action ont la même vérité universelle et immuable que les propositions en géométrie. Ni les unes ni les autres ne dépendent des circonstances ou des accidents, car elles sont vraies en tout temps et en tout lieu, sans limitation ni exception. «Tu ne résisteras pas au pouvoir civil suprême» est une règle non moins constante et non moins invariable pour modeler la conduite d’un sujet envers le gouvernement, que ne l’est «multiplie la hauteur par la moitié de la base» pour mesurer la surface d’un triangle. Et de même qu’on n’a pas à estimer que cette règle mathématique perd de son universalité parce qu’elle n’a pas permis de mesurer avec exactitude un champ qui n’était pas un triangle parfait, de même on n’a pas à considérer comme un argument contraire à l’universalité de la règle qui prescrit l’obéissance passive le fait qu’elle n’est pas mise en pratique toutes les fois qu’un gouvernement est renversé ou qu’on lutte pour le pouvoir suprême. Il faut qu’il y ait un triangle et vous devez vous servir de vos sens pour le connaître, avant qu’il y ait lieu d’appliquer votre règle mathématique. Et il faut qu’il y ait un gouvernement civil, et vous devez savoir entre quelles mains il est déposé, avant qu’intervienne le précepte moral. Mais, dès qu’on a constaté l’existence du pouvoir suprême, nous n’avons pas plus à douter de la soumission que nous lui devons que nous ne douterions de la manière de mesurer une figure que nous savons être un triangle.»

De l’obéissance passive, BERKELEY,

trad. Didier DELEULE, Vrin 2002, p. 114-115

Que faut-il retenir, lorsqu’on la lit à part des 55 autres sections, de la section 53 ? Berkeley s'interroge sur le choix que nous avons d'obéir ou bien de résister (passivement ou activement) à une autorité civile. On croit peut-être que dans le cas où il serait insupportable de lui obéir, il est légitime de désobéir, plus ou moins activement, à une autorité civile en place. Au contraire, selon ce passage, il suffit qu'on perçoive où est l’autorité pour qu’on doive s'y soumettre... ne serait-ce que passivement.

Si on raisonnait comme Berkeley, qui devrait-on admirer, par exemple ? Antigone, le personnage éponyme de la pièce de Sophocle ou bien sa sœur Ismène ? L’une confie à l’autre, qu’au nom de son devoir religieux, elle veut des funérailles pour leur frère Polynice, mort en tuant leur autre frère Étéocle pendant la bataille qui les a opposés pour devenir roi de Thèbes. Mais bien qu’elle reconnaisse que sa sœur n’a pas tort, Ismène refuse de la suivre, avouant céder à la force et n’avoir rien à gagner à se rebeller. Pourtant, le Coryphée ne suggère-t-il pas à Créon que son interdiction n’est probablement pas une bonne décision ? Car, pour les Grecs les crimes contre les liens du sang étaient si graves et la justice humaine si incompétente pour les punir que c’était aux Érinyes de poursuivre leurs auteurs et de les rendre fous... Autrement dit, en un sens, Antigone n’aurait pas tort : interdire les funérailles est absurde ! Mais, dans un autre sens, elle se met dans son tort... en se rebellant contre Créon et son décret. Quant-à Ismène, a-t-elle raison de ne pas vouloir désobéir à Créon ? Dans ce cas, pourquoi vouloir partager le sort de sa sœur quand leur oncle les accuse d’avoir participé ensemble à une cérémonie mortuaire ? Ismène incarne-t-elle l’obéissance passive contrairement à sa sœur Antigone qui incarnerait la désobéissance active ?

D’où le problème de savoir si, oui ou non, il y a des limites à cette sorte d’obéissance que Berkeley appelle passive. Voire on pourrait se demander, pourquoi tenir, aujourd’hui comme en 1712, au terme d’obéissance plutôt qu’à celui de résistance passive. Par exemple, aujourd’hui, un lecteur de la nouvelle de Vercors intitulée Le silence de la mer, publiée clandestinement en 1942, contrairement à certains détracteurs qui avaient cru à l’époque qu’il s’agissait d’une provocation de la propagande nazie, parlerait plutôt de résistance que d’obéissance, fût-elle passive, au sujet des personnages, un vieil homme et sa nièce, et de leur mutisme face à ce qui devient un monologue absurde sur le rapprochement des peuples, de la part de l’officier allemand qui a réquisitionné leur maison... Pourtant, obéir le moins possible, parce qu’obéir activement ce serait aller contre sa conscience, n’est-ce pas cela que Berkeley appelle obéissance passive ?

La section 56 du discours de 1713 commence par une comparaison, entre le rapport du géomètre avec la règle mathématique «multiplie la hauteur par la moitié de la base» et le rapport entre le citoyen et la règle de l'obéissance passive, à savoir : «Tu ne résisteras pas au pouvoir civil suprême». Si le rapport est le même c'est dans la mesure où il faut considérer la règle comme universelle : elle serait donc valable en dépit des cas auxquels on ne pourrait pas l'appliquer. Par conséquent, on ne saurait la relativiser : ce qui signifie, par rapport à l'autorité civile, qu'on ne doit pas lui résister, même passivement, si on l'a d'abord perçue comme étant l’autorité, à laquelle par conséquent la règle s'applique, quelles que soient les circonstances. En somme, par ce raisonnement, Berkeley veut faire comprendre que nul n’est censé obéir au gouvernement uniquement à la condition que cela reste supportable : à moins peut-être de ne plus percevoir dans quelles mains se trouve l’autorité, s’il est vrai que l'obéissance à l'autorité est avant tout une question de principe.

Reste à savoir si notre perception de l’autorité peut la mettre dans des mains où elle n’est pas ! Car, si l’autorité n’existe pas en dehors de la perception que nous en avons, de même que, par exemple, le bâton avec lequel Scapin, le valet, frappe son maître, n’existe pas, du moins en dehors de la perception qu’en a Géronte, alors il faudrait peut-être éviter d’obéir à l’autorité qu’on serait le seul à percevoir. Veut-on, comme Géronte, pour échapper à la fureur d’un hypothétique spadassin, se cacher dans un sac, en attendant d’être roué de coups sans voir qui vous frappe, ni dans quelles mains se trouve ce qu’on imagine être un bâton ?

Voilà pour la section 53, isolée des autres sections : en revanche, replacée dans l’ensemble de la lecture, elle veut davantage jouer son rôle de mise au point, après les malentendus que la règle de l’obéissance passive, prise à la lettre, pourrait susciter, comme si Berkeley lui-même voulait encore mieux faire comprendre que «le précepte qui impose la non résistance est limité à des objets particuliers, mais pas à des circonstances particulières» (section 54). La section 53 ne vient-elle pas juste après la question de savoir si l’obéissance passive conduit à se soumettre aux usurpateurs et aux fous ? La section 52 répond sans ambiguïté qu’il n’en est pas question ! Par quel cheminement Berkeley parvient-il à ce double résultat, la limitation dans un sens et l’illimitation dans l’autre sens de l’obéissance passive, au-delà de la pédagogie de la comparaison développée dans la section 56 ?

Considérons encore un instant l’analogie d’après laquelle l’usage de «la règle qui permet de mesurer la surface d’un triangle» est au «champ qui n’est pas un triangle parfait» ce que l’usage de «la règle qui prescrit l’obéissance passive» est au fait «qu’un gouvernement est renversé ou qu’on lutte pour le pouvoir suprême», une fois qu’on a constaté qu’il y a un triangle ou qu’il y a des mains dans lesquelles le pouvoir a été déposé. Dans les limites de la section 53, cette analogie -mais comparaison n’est pas raison- promet d’étayer, du moins en première lecture, le caractère immuable et absolu de la règle de l’obéissance passive. Alors que replacée dans l’ensemble de la lecture, cette analogie donne plutôt la véritable signification du caractère catégorique de la règle.

Expliquons-nous avec cette section, la section 53, mais en refaisant l’itinéraire qui voulait mener jusqu’à la section 54.

Dans son avertissement au lecteur, Berkeley donne le ton : il veut armer la jeunesse contre l’idée, pernicieuse d’après lui, selon laquelle on aurait le droit, voire le devoir, de résister au gouvernement, quand l’intérêt commun l’exigerait. Pour y parvenir, le discours sur l’obéissance passive ne prend pas la forme d’une réfutation directe d’une telle idée : comme le plan annoncé dans les trois premières sections l’indique clairement, Berkeley veut, primo (Sections 4-32), montrer pourquoi on doit, par principe, toujours obéir, à la rigueur passivement, au gouvernement, quel qu’il soit et quels que soient le lieu et l’époque ; secundo (Sections 33-40), montrer pourquoi on croit néanmoins le contraire ; tertio, répondre aux objections portant sur les conséquences de l’obéissance passive (Sections 41-52) .

D’où le plan indiqué par Deleule d’après Jessop :

  1. La non résistance au pouvoir civil suprême est une obligation absolue (Sections 4-32).

  2. Causes et raisons de l’opinion contraire (Sections 33-40).

  3. Objections contre la non–résistance fondées sur ses prétendues conséquences et les réponses aux objections (Sections 41-52).

Citant saint Paul, selon lequel «celui qui résiste à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi», Berkeley veut donc montrer, dans un premier temps, pourquoi le fait d’obéir au gouvernement, ce qui s’appelle loyalisme, est toujours a priori préférable, au fait de désobéir, ce qui s’appelle manque de loyalisme ou rébellion. Voire, tout degré de rébellion serait selon son expression «criminel».

En revanche, d’après lui, bien qu’il soit criminel de s’opposer activement à l’exécution de ce qui est prescrit par les lois et, par conséquent, à la sanction qu’est censée entraîner leur transgression, nul n’est tenu d’obéir activement à une loi, si cela va contre sa conscience et du moment qu’il ne cherche pas à se soustraire à ce que pourrait entraîner le refus d’obéir activement.

Mais pourquoi ne pas suivre sa conscience jusqu’au bout, et ne pas s’opposer aussi activement à la loi qu’aux conséquences de cette opposition ? Ou bien, l’obéissance passive, permet-elle, sans jouer sur les mots, d’éviter à la fois la désobéissance et l’obéissance actives ? N’est-ce pas plutôt un faux semblant pour éviter de choisir entre l’un et l’autre ? Et si c’était seulement par réalisme ou par utilitarisme qu’il fallait faire, comme on dit, de nécessité vertu, plutôt que se rebeller, et supporter, avec patience, le traitement pouvant être infligé pour un refus d’agir ? On pourrait, par exemple, comparer la règle de l’obéissance passive, car c’est d’une règle qu’il s’agit, à la règle qui consiste à garder le silence, pour éviter à la fois de mentir et de rien révéler : ainsi le gardé-à-vue qui refuse de répondre activement ne s’expose-t-il pas à la rigueur à un interrogatoire prolongé ?

La non résistance au pouvoir civil suprême est une obligation absolue (Sections 4-32).

Pourquoi obéir plutôt que désobéir, passivement plutôt qu’activement, et, au fond, qu’est-ce que cela change ? Par exemple, dans la pièce de Sophocle, c’est à contrecœur et pour sauver sa peau, comme il l’avoue, que le garde, menacé des pires sévices par Créon, après qu’il l’a informé que son décret venait d’être violé, ramène finalement un coupable, en l’occurrence, Antigone, qu’il vient de prendre en flagrant délit (de récidive, d’ailleurs) ! Mais en quoi la non résistance du garde serait-elle à la rigueur un impératif catégorique avant de coïncider avec son désir de sauver sa peau ? Peut-on dire que le garde a obéi le moins possible ? Ou bien a-t-il obéi activement ? N’a-t-il pas désobéi à sa conscience ? Et s’il n’avait ramené personne, aurait-il désobéi ou bien aurait-il obéi le moins possible à Créon sans désobéir à sa conscience ?

Berkeley ne dit pas, comme Kant après lui, «si tu dois tu peux» car si ne pouvais pas tu ne devrais pas, autrement dit si tu dois tu peux toujours... Il semble dire, tu dois toujours obéir au gouvernement car tu peux toujours lui obéir passivement en même temps qu’à ta conscience. Sur cette question, il propose de procéder en deux temps, en montrant d’abord que ce qu’il appelle le loyalisme est un devoir et que la rébellion est un vice, puis en démontrant qu’il n’y a pas d’exception à l’interdiction du vice. Ainsi il aura démontré qu’il n’y a pas d’exception à l’interdiction de se rebeller contre le pouvoir en place.

1. Le loyalisme est un devoir moral (Sections 4-25)

a. La question de la fin morale (Sections 4-7)

Mais de quoi peut-on dire en général, c’est un devoir et qu’est-ce que le bien ? Si cela ne peut être le bien particulier de tel ou tel, individu, nation, époque, c’est donc «le bien-être général» (section 7) de tous, hommes, nations, époques...

b. Les moyens de l’atteindre (Sections 8-14)

Et comment l’atteindre ? En renvoyant chacun à lui-même, au risque d’être incapables d’être en accord avec soi et avec les autres, d’un cas à l’autre, sur ce qui est le plus favorable au bien commun ?

On voit aussitôt l’utilité pour Berkeley de faire du devoir moral un devoir religieux : il faudrait des règles visant le bien-être de toute la création et pouvant être considérées comme des lois universelles c’est-à-dire valables pour toute la création... Si bien que celui qui ajusterait ses actions d’après ce genre de règle ne pourrait «jamais mal faire» (section 13). C’est pourquoi Berkeley propose «d’imiter la nature», afin d’éviter d’ajuster ses actions à des fins qui ne seraient pas universelles. Il ne s’agit donc pas de faire des miracles, au contraire. Ce qui n’est pas très éloigné d’une des formulations kantiennes de l’impératif catégorique, «agis uniquement d’après la maxime qui fait qu’elle puisse devenir une loi universelle de la nature», autrement dit, agis d’une manière qui ne soit pas généralisable sans contradiction. C’est-à-dire que l’obéissance passive serait universalisable contrairement à la rébellion.

c. Le loyalisme est une règle de raison (sections 15-20)

Mais pourquoi, demande-t-on, le loyalisme serait-il une règle de la raison, d’après laquelle on ne peut jamais mal faire, au même titre que les propositions «Tu ne te parjureras point», «Tu ne commettras point l’adultère », «Tu ne voleras point» qu’on peut considérer, d’après Berkeley, comme «autant de règles immuables dont la plus légère infraction constitue un vice, un péché» (section 15), en admettant que le respect de la vérité, de la justice et de la chasteté vise le bien-être universel ? Il faut croire que ce qui est clair pour la vérité, la justice ou la chasteté l’est tout autant pour l’obéissance. C’est pourquoi la proposition «Tu ne résisteras à pas au pouvoir suprême» doit être considérée avec la même intransigeance que les propositions «Tu ne te parjureras point», «Tu ne commettras point l’adultère», «Tu ne voleras point»... A moins, il est vrai, de ne pas reconnaître ni la nécessité d’être gouvernés, ni celle d’ailleurs de la vérité, de la justice ou de la chasteté !

D’ailleurs, pour mieux se convaincre de cette nécessité, il suffit selon Berkeley de se représenter la fiction dérisoire d’une vie sans gouvernement et sans lois. Voire, le loyalisme pourrait être considéré comme l’une des «toutes premières» lois ! Pour ceux qui en douterait encore, Berkeley précise que l’obéissance (ou la non résistance) au gouvernement est d’une importance, d’une universalité et d’une difficulté suffisantes, pour ne pas être «limitée à des circonstances particulières par le jugement des simples particuliers» (section19). Ce serait donc une question de niveau d‘exigence !

Ne pouvant «faire du bien commun la règle de l’obéissance» (section 20), ce qui reviendrait à abandonner l’obéissance à l’appréciation personnelle de chacun, il serait donc permis, en revanche, de faire de l’obéissance la règle du bien commun.

d. Trois objections contre le loyalisme comme devoir moral et les réponses aux objections (sections 21-25)

Cela dit, l’idée que le loyalisme est une règle de la raison s’apparentant à une loi universelle de la nature appelle des objections auxquelles il faudrait surtout répondre.

Voici trois réponses à trois objections, selon Berkeley :

D’abord, à ceux qui objectent que la rébellion n’est pas vicieuse car elle ne les dégoûte pas contrairement au vice, on peut répondre qu’elle est loin d’être du goût de tout le monde.

Ensuite, à ceux qui objectent que l’obéissance devrait se limiter aux conditions ou aux termes du contrat social, on peut répondre qu’on parle d’un contrat qui n’est pas conditionné à ses termes mais dont les termes sont conditionnés au contrat. Prenons un exemple : les époux ne se doivent pas initialement mutuellement fidélité qu’à la condition que l’autre soit fidèle, même si, du moins on l’imagine, l’infidélité de l’un pourrait justifier que l’autre réclame l’annulation du contrat qui était censé les unir.

Enfin, à ceux qui objectent qu’il est contradictoire, pour ne pas dire contre-nature, de considérer comme une loi universelle de la nature une règle allant contre l’humeur (au demeurant arbitraire) des hommes, on peut répondre qu’il ne s’agit pas de considérer ce que les hommes font mais ce qu’ils doivent faire, comme si c’était une loi universelle, au même titre que les lois de la nature : par conséquent, même s’il n’y a pas de manière naturelle d’être gouvernés, il n’est pas absurde de considérer la règle de l’obéissance passive comme étant aussi universelle que n’importe quelle loi de la nature.

2. Caractère absolu des préceptes moraux négatifs (Sections 26-32)

La rébellion serait donc un vice, autant que le non résistance serait un devoir. Mais qu’est-ce qui prouve qu’il n’y a pas d’exception aux interdictions du vice ?

Pour répondre à cette question, il faut, selon Berkeley, d’abord distinguer «préceptes négatifs et préceptes positifs». Pourquoi ? Parce que, s’il n’y a pas de conflit entre les interdictions, puisqu’on peut simultanément s’interdire de mentir, de voler et de se rebeller, par exemple, il peut en revanche y avoir conflit entre les obligations.

Prenons un exemple : lorsqu’on dispensait des obligations militaires le soutien de famille, c’est-à-dire le membre d’une famille dont la présence ou l’activité était indispensable à la vie et à l’intégrité de cette famille, on ne faisait que trancher entre deux obligations ne pouvant être remplies simultanément.

De là à assimiler les préceptes positifs aux injonctions légales du pouvoir civil et les préceptes négatifs aux exigences légitimes de la morale! Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas relativiser les préceptes négatifs comme on peut relativiser, les uns par rapport aux autres, les préceptes positifs. Ce qui veut dire aussi que s’il y a des degrés dans l’obéissance aux préceptes positifs (on peut leur obéir plus ou moins activement), il n’y en a pas dans l’obéissance aux préceptes moraux : ou bien on obéit, ou bien on désobéit. Par conséquent, lorsqu’un précepte positif contredit un précepte négatif, il est possible de ne pas obéir activement (d’obéir passivement) à l’un sans désobéir à l’autre. Il n’y a donc aucun précepte positif qui puisse nous empêcher de suivre un précepte négatif, du moins si on veut bien se rappeler que, faute de «faire du bien commun la règle de l’obéissance», on peut toujours faire de l’obéissance la règle du bien commun. Par ailleurs, il n’y a pas plus de raison pour faire exception à une interdiction, une fois considérée comme si c’était une loi universelle de la nature qu’il n’y en aurait pour que la création elle-même fasse exception à ses propres lois.

Si le loyalisme est bien un devoir, si la rébellion est un vice et s’il n’y a pas d’exception à l’interdiction du vice, alors on doit toujours, par principe, obéir, du moins passivement, au gouvernement... quel qu’il soit et quels que soient le lieu et l’époque : l’obéissance passive serait donc bien une règle absolue, un impératif catégorique, auquel on n’aurait jamais l’excuse de faire exception !

En Résumé et en s’appuyant la tragédie de Sophocle :

Tu dois obéir au précepte de Créon et t’abstenir d’assister aux funérailles de Polynice. Son précepte n’est pas négatif si tu le reformules ainsi : laisse le cadavre de Polynice aux vautours… Créon est le roi de Thèbes et ne pas résister au roi est un précepte négatif qui ne souffre pas d’exception. En revanche ce que commande Créon va contre ta conscience qui te commande ce que tu dois faire. Pour le bien-être de tous, sans renoncer définitivement aux funérailles, tu ne m’opposeras donc pas à Créon pour ne pas remettre en cause son autorité. Ce qui veut dire aussi que tu n’empêcheras personne de donner des funérailles à Polynice. Mais si tu étais un des gardes de Créon et qu’il t’ordonnait d’empêcher activement toute forme de funérailles ? De quelle façon pourrais-tu les empêcher passivement c’est-à-dire le moins possible ? S’il est vrai qu’il n’y a pas d’autre difficulté dans le devoir que de le faire, alors il ne devrait pas y avoir d’autre difficulté dans l’obéissance passive que celle de la non résistance au Roi. Reconnaissons tout de même ici que selon la situation la difficulté d’obéir passivement ne serait pas la même. Ce qui n’empêche pas de penser que la non résistance est un impératif catégorique, que la difficulté soit non seulement de le suivre mais aussi concrètement d’obéir le moins possible.

Causes et raisons de l’opinion contraire (Sections 33-40)

Mais pourquoi croit-on néanmoins le contraire ?

Pourquoi continuer de croire qu’on aurait encore le droit, voire le devoir, de résister au gouvernement, quand l’intérêt commun l’exigerait paraît-il ?

1. La conservation de soi considérée comme première loi de la nature (Sections 33-35)

La première raison, de croire qu’on devrait avoir le droit de résister au gouvernement, serait, semble-t-il, la conservation de soi telle qu’on l’observe dans la nature : quand il serait en quelque sorte vital, du moins on le présume, de résister. Cependant, si l’on distingue loi naturelle (ou physique) et règle considérée avec la même universalité que si c’était une loi naturelle, il ne s’agit pas de faire d’une loi une règle mais de faire d’une règle une loi. Sinon, on pourrait bientôt s’autoriser n’importe quoi au nom du désir de conservation. Imiter la nature ne veut pas dire faire comme elle mais, comme elle, suivre ce qui est généralisable sans contradiction, se donner quelque chose d’universalisable à faire. Rien ne prouve d’ailleurs qu’un humain soit naturellement porté à préférer son avantage, sinon sa vie, à ceux d’un autre. Enfin ce serait oublier que, même si la conservation de soi était un précepte à la rigueur positif, la désobéissance au précepte négatif de non résistance ne serait pas pour autant justifiée par la priorité donnée au précepte positif, puisque l’obéissance passive à un précepte positif et au précepte négatif qu’il contredit sont possibles simultanément : autrement dit, on pourrait obéir, mais le moins possible, au précepte positif de la conservation de soi sans déroger au précepte négatif de la non résistance au gouvernement.

Par exemple, que je ne veuille pas mourir ne signifie pas que je sois prêt à faire n’importe quoi pour éviter de mourir -ce qui pourrait se révéler inefficace d’ailleurs- mais que, sans vouloir mourir, je ne veux rien faire qui soit en contravention avec ce que je m’interdis par ailleurs de faire pour ne pas vivre n’importe comment. Imaginons, par exemple, qu’on ne veuille pas mentir ou tuer pour éviter de mourir, même si on en avait peur et même si on croyait qu’en mentant ou en tuant, on aurait une chance de sauver sa peau (sinon sa vie)… Berkeley considère d’ailleurs comme un précepte négatif qu’«on ne doit jamais faire le mal en fonction du bien final qui pourrait en résulter» (section 35).

2. Le bien commun comme norme de l’obéissance civique (Section 36)

La deuxième raison, de croire qu’on devrait avoir le droit de résister au gouvernement, consiste à faire du bien commun de la nation la règle de l’obéissance mais dans la mesure où il ne peut pas être la règle de l’obéissance, puisque c’est l’obéissance qui est la règle du bien commun, le bien commun ne peut pas être la fin qui justifierait de prendre pour moyen d’aller contre la règle, étant d’ailleurs un précepte positif, contrairement à la règle de l’obéissance passive.

3. Aucun pouvoir civil ne détient un droit illimité de la vie de ses sujets (Section 37)

La troisième raison, de croire qu’on devrait avoir le droit de résister au gouvernement, consiste à opposer qu’«aucun pouvoir civil ne jouit du droit illimité de disposer de la vie d’un homme quel qu’il soit» (section 37). Mais, selon Berkeley, même si l’on accorde que celui qui dépasse les bornes n’ait pas à se plaindre qu’on lui résiste, celui qui lui résiste commet néanmoins une entorse à la règle de l’obéissance passive et se met dans son tort... à soi.

4. La non résistance serait esclavage (section 38)

La quatrième raison, de croire qu’on devrait avoir le droit de résister au gouvernement, consiste à opposer la liberté naturelle de se gouverner à l’obligation d’être gouvernés : la sujétion à un gouvernement est esclavage. Mais selon Berkeley, il n’y a pas de pire esclavage que la sujétion à ses impulsions.

5. La perversité des tyrans (Section 39)

La cinquième raison serait un malentendu sur l’obéissance passive : contrairement à ce qu’on craint, ce n’est pas au tyran et à ses désirs que celui qui obéit passivement risque de se soumettre mais à la raison. La tyrannie restera donc «une calamité» aux yeux de celui qui ne se rebelle pas : c’est le tyran qui est soumis à ses appétits déréglés et non celui qui ne lui obéit que passivement.

6. Puisque l’obéissance active est limitée, pourquoi l’obéissance passive ne le serait-elle pas ? (Section 40)

Reste une dernière raison qui s’enracinerait dans la confusion entre les préceptes négatifs et positifs. Elle consiste à opposer que la limitation de l’obéissance active vaut autant vis-à-vis du gouvernement que vis-à-vis de la règle de non résistance. Mais comme le rappelle Berkeley les préceptes négatifs et positifs ne sont pas de même niveau : «Il est très possible qu’un homme, en obéissant aux ordres de ses gouvernants légitimes, soit amené à transgresser une loi divine contraire à ces ordres; mais un tel cas ne se présentera pas s’il se borne simplement, par acquit de conscience, à prendre son mal en patience et à ne pas résister.» (Section 40)

En résumé :

On croit que la non résistance n’est pas un précepte absolu quoique négatif parce qu’en surestimant les raisons de résister on sous-estime les raisons de ne pas résister. On surestime la faculté de se régler sur la conservation de soi ou sur le bien commun. On surestime son droit naturel de s’opposer ou de se gouverner. On surestime le privilège de la tyrannie ou des préceptes positifs. D’où la focalisation sur les conséquences de la non-résistance. Mais sont-elles aussi fâcheuses qu’on s’imagine ?

Objections contre la non–résistance fondées sur ses prétendues conséquences et les réponses aux objections (Sections 41-52)

Après avoir montré pourquoi le loyalisme est un devoir moral et pourquoi on croit néanmoins le contraire, il reste par conséquent à répondre aux objections portant sur les conséquences de l’observation stricte de la règle de l’obéissance passive.

1. Une loi qui fait souffrir un innocent ne peut être une loi divine (Sections 41-42)

Cette règle qui voue la partie la plus faible de l’humanité à endurer, sans résister, les souffrances qu’on ne manquera pas de lui infliger n’est-elle pas contraire à la raison et à l’idée d’un créateur moral de l’univers ? Pour Berkeley ce reproche revient à confondre les conséquences inséparables de la règle et celles qui en sont séparables. Or il ne s’agit pas ni de justifier les conséquences accidentelles (les souffrances) ni de les considérer comme nécessaires, aussi probables qu’elles puissent être, car elles ne peuvent pas être reprochées à la règle, même indirectement, mais à la méchanceté des auteurs de ces souffrances : elles vont bien contre la raison et contre l’idée d’un créateur moral de l’univers mais ne justifient pas d’aller contre, au contraire. Elles ne sont pas le prix qu’il faut payer mais celui qu’il faut accepter de payer le cas échéant (un peu comme ce qui vous salit les mains, que vous ferez de toute façon, mais pas pour avoir les mains sales et en vous les salissant le moins possible).

2. Une soumission totale encouragerait la tyrannie. (Sections 43-46)

La doctrine de l’obéissance passive ne constitue-elle pas un encouragement à la tyrannie ?

En réalité les gouvernants qui profiteraient de la non résistance pour infliger les méchancetés qu’on imagine n’inciteraient pas à l’obéissance et ne pourraient par parier qu’on ne leur résiste jamais, car leur attitude n’est pas généralisable sans contradiction. Berkeley écrit : «En vérité, quand un sujet, fût-ce sous le poids des plus fortes et plus injustes souffrances, lève la main contre le pouvoir suprême, c’est là une infraction à la loi de la nature. Mais lorsque des personnes investies du pouvoir suprême usent de ce pouvoir pour ruiner et détruire le peuple placé sous leur protection, c’est une violation de la loi de la nature encore plus odieuse et plus inexcusable.» (Section 44).

Mais alors pourquoi, à l’inverse, se donner quand même une règle dont on vient de dire que les gouvernants ne doivent pas s’attendre à ce qu’elle soit toujours respectée, surtout s’ils ont la prétention d’infliger des souffrances injustes sans qu’on leur résiste ? Pour Berkeley, il ne s’agit pas de se donner une règle qui a des chances d’être suivie, car autant se donner à faire ce qui se fait. Mais il s’agit de se donner à faire ce qui a des chances d’améliorer ce qui se fait. Et même si, contrairement à ce qui vient d’être dit, les gouvernants n’avaient pas à craindre la résistance des gouvernés, rien ne prouve qu’ils en profiteraient encore davantage. La règle de l’obéissance passive n’est donc pas la porte ouverte à tous les abus de la part des gouvernants. Si abus il doit y avoir, cela sera du seul fait des dérèglements. La doctrine de l’obéissance passive ne constitue donc pas une incitation à la tyrannie ! Au contraire !

3. En brisant toute opposition, la loi de non-résistance rendrait l’oppression encore plus intolérable (Section 47)

Si elle ne l’encourage pas, la doctrine de l’obéissance n’en vient-elle pas à rendre plus insupportable la tyrannie, en enlevant l’espoir d’y mettre un terme ?

En réalité, rien ne prouve que la rébellion soit assez forte pour y mettre un terme : si elle n’y parvient pas, elle ne fera que renforcer la tyrannie et si elle y parvient ce ne sera pas sans dégâts, même si c’est pour remettre le gouvernement en de meilleures mains. Le résultat reste cependant incertain. Berkeley écrit qu’«en empruntant la voie de la rébellion, nous sommes sûrs d’augmenter les calamités publiques, au moins pendant quelques temps, alors que nous ne sommes pas sûrs de les diminuer dans l’avenir» (section 47).

4. N’y a-t-il pas des circonstances exceptionnelles qui rendraient légitime la rébellion ? (Sections 48-49)

A ceux qui imaginent des circonstances exceptionnelles pouvant légitimer la rébellion, il répond en revenant à la notion de préceptes négatifs : autant justifier le parjure ou l’adultère au nom de circonstances exceptionnelles ! Mais il ne s’agit pas, selon Berkeley, de «poser la tête sur le billot» comme il l’écrit (section 48) : on n’a d’autant moins à redouter que des gouvernants sensés n’abusent de la non résistance qu’aucun magistrat subalterne ne devrait obéir activement à leurs dérèglements le cas échéant.

5. La seule obéissance légitime pour des êtres raisonnables serait l’obéissance rationnelle reposant sur la reconnaissance de l’aptitude des lois à favoriser le bien commun (Section 50)

A ceux qui parlent d’aveuglement et qui opposent à l’obéissance passive et par conséquent aveugle une obéissance rationnelle, soucieuse du bien commun, Berkeley répond qu’un tel contrôle relève de la perspicacité des magistrats subalternes qui peuvent toujours à la rigueur n’obéir que passivement.

6. Une soumission complète mettrait les êtres humains dans une position bien pire que l’anarchie (Section 51)

Une autre objection consiste à remonter jusqu’aux premières raisons d’être gouvernés, aux premiers temps du contrat social, en quelque sorte, car on imagine mal de se mettre à couvert des dangers qu’on imagine être ceux de l’état de nature pour tomber dans un plus grand danger en étant gouvernés, autant choisir de tomber de Charybde en Scylla. On croit peut-être que sans être gouvernés, on serait certes exposé aux violences des autres mais qu’au moins on ne s’interdirait pas de résister. Mais pour Berkeley il est clair que la supposition selon laquelle il vaudrait mieux ne pas être gouverné(s) dans ces conditions est illusoire car rien ne pourrait être plus détestable que l’état naturel d’absence de gouvernement.

La doctrine de l’obéissance passive ne conduit-elle pas à se soumettre aux usurpateurs et aux fous ?

Berkeley répond en commençant par rappeler qu’on ne peut prétendre limiter un devoir moral que de deux façons : ou bien en le précisant ou bien en restreignant son application. Or les préceptes négatifs n’admettent aucune limitation. C’est pourquoi Berkeley répond que «nous ne sommes nullement obligés, en vertu du devoir de non résistance, de laisser les fous ou tous ceux qui s’emparent du pouvoir suprême par ruse ou par force disposer à leur gré de nos vies et nos biens» (section 52). On est évidemment rassuré que l’objet de la soumission exclue l’un et l’autre cas. Mais pourquoi ? Peut-être aurait-il fallu commencer par reconnaître, comme Berkeley le fait maintenant, que «le précepte qui impose la non résistance est limité à des objets particuliers, mais pas à des circonstances particulières» (section 54) ?

Que veut-il dire ? Il y a limitation et limitation, limiter c’est-à-dire préciser l’acception et limiter c’est-à-dire faire des exceptions à la règle : il n’y aurait pas d’exception aux «préceptes moraux négatifs» (l’expression est pléonastique) mais il y aurait une limite à leur acception. Prenons un exemple : le devoir d’être sincère ne signifie pas qu’il faut dire la vérité, car ne pas porter de faux témoignage consiste à dire la vérité toute la vérité rien que la vérité c’est-à-dire à être véridique, autrement dit à déclarer ce qu’on croit savoir à la rigueur, puisque pour dire la vérité, il faudrait la savoir, pour commencer.

De la même manière, la non résistance inconditionnelle à l’autorité d’un fou ou d’un usurpateur serait absurde. Autrement dit, il ne s’agit pas d’accepter pour le précepte de la non résistance d’autre limitation que celle qu’on pourrait accepter pour n’importe quel autre précepte négatif, à moins de reconnaître que la non résistance n’est pas un impératif comme les autres impératifs catégoriques. «Tu ne tueras point», par exemple, ne signifie pas «tu ne tueras aucun être vivant» mais «tu ne tueras (voire tu n’assassineras) aucun être humain». «Tu ne résisteras pas au pouvoir suprême» ne signifie pas «tu ne résisteras pas à aucune autorité même si tu percevais qu’elle a été déposée dans les mains d’un fou ou d’un usurpateur». La folie et l’usurpation ne sont pas des exceptions de même que la vérité n’est pas une exception à la sincérité, ni la vie d’un chien à celle d’un homme : ce n’est tout simplement pas la même chose.

En résumé :

On aurait tort, selon Berkeley de demander à celui qui observerait strictement la règle de la non résistance de répondre de conséquences nullement imputables au loyalisme puisque, en ajustant ses actions d’après ce genre de règle, on ne pourrait « jamais mal faire ». Il ne s’agit pas de donner au gouvernant un blanc-seing par lequel il serait revêtu d’une autorité qu’il n’a pas, n’a jamais eu ni n’aura jamais. Il s’agit d’éviter que n’intervienne «aucun prétexte d’intérêt, d’amitié, de bien commun» (Section 52) pour s’écarter de la règle et par conséquent il s’agit de la limiter uniquement selon son acception et mais jamais selon ses exceptions. Enfin, la règle de la non-résistance n’étant pas faite pour abuser celui qui l’observe, ce n’est pas elle qu’il faut accuser des maux qui viennent de son détournement car ce n’est pas sa faute ni celle de celui qui l’observe.

Reste la difficulté d’y voir clair dans l’observation stricte de la règle de la non résistance. Quel exemple pourrait montrer suffisamment qu’il est possible en toute circonstance d’obéir passivement quand la conscience interdit de désobéir au précepte négatif de la non résistance en même temps qu’à un autre précepte négatif d’ordre moral, lui-même contredit par un précepte positif d’ordre civil ?

Le personnage de Bernd dans le livre de Michel Quint intitulé Effroyables jardins semble assez bien incarner cette possibilité : André, le père du narrateur est devenu clown en hommage au soldat allemand Bernhard Wicki, clown de métier mais gardien du trou dans lequel André avait attendu avec d’autres otages d’être exécuté pour être finalement gracié. Dans la suite d’Effroyables jardins, Aimer à peine, le fils s’adresse à son père par ces mots : «je ne savais pas que toi, l’honorable instituteur, à chaque occasion, fête de comité d’entreprise, sapin de Noël, en faisant le pitre, tu rendais hommage au soldat qui vous gardait pendant que vous attendiez la mort.». Or c’est après la projection du film Le Pont réalisé par Bernhard Wicki, d’après le roman de Manfred Gregor, que Michel Quint, alors adolescent, a fait le lien entre le réalisateur du film et le soldat qui avait gardé son père.

Ce soldat n’avait-il pas obéi aux ordres en gardant les otages prisonniers mais sans perdre son humanité, en faisant le clown au bord de la fosse et en partageant son pain avec ceux dont il avait la garde ? Bien-sûr on peut se demander quelle aurait été la marge de manœuvre, c’est-à-dire d’obéissance passive, de Bernhard Wicki si les otages n’avaient pas été graciés à temps.

C’est d’ailleurs le choix de Jean Becker dans l’adaptation du livre de Michel Quint, telle qu’il l’a réalisée : le personnage de Bernd lâche son fusil plutôt que d’appuyer sur la détente alors que l’ordre vient d’être donné d’exécuter les otages. Bernd est tué sur le champ d’une balle dans la tête tirée par l’officier SS venu commander l’exécution qu’il va pourtant finalement suspendre. Mais c’est trop tard pour Bernd sans lequel les prisonniers auraient été exécutés avant que n’arrive un contre-ordre. Difficile pour autant de penser que c’est par pur devoir de non résistance que le personnage du livre ou celui du film, avec des fortunes différentes, n’ont pas obéi activement, quitte en assumer les conséquences.

Mais après tout, Bernhard Wicki, le Bernd du livre de Michel Quint, ne savait pas comment les choses tourneraient lorsqu’il a refusé d’obéir activement à sa manière et on peut aussi imaginer qu’il aurait pu se comporter comme le Bernd du film de Becker.

Rappelons enfin que c’est le jour où on projetait Le Pont que Michel Quint a finalement découvert ce qui reliait son père et le réalisateur du film : dans Le Pont, un groupe d’enfants enrôlés à la fin de la guerre pour défendre ce qu’il reste du IIIe Reich a reçu l’ordre de défendre un pont sans savoir qu’il est censé être dynamité pour retarder les alliés. Ce pont étant en réalité sans importance stratégique, le sergent qui leur a ordonné de tenir cette position pense ainsi les mettre à l’abri. Mais, alors qu’il est tué par accident, les enfants-soldats s’en tiennent, activement, aux ordres reçus et meurent pour la plupart, en combattant, avant que n’arrive le détachement chargé de faire sauter le pont. Lorsque le dernier garçon valide réalise l’absurdité de la situation, il tire sur les soldats de son camp. A sa manière le sergent a obéi sans résister. Mais les enfants ont finalement obéi activement. Jusqu’au moment où le dernier se rebelle face à cette folie.

A quoi ressemblerait la possibilité d’obéir passivement plutôt qu’activement, le cas échéant ? Difficile de le dire ! Toujours est-il qu’il faudrait garder l’idée qu’il doit toujours être possible, et dans ce sens c’est un devoir, de ne pas obéir activement, en obéissant passivement, pour ne pas aller contre sa conscience.

Mais cette possibilité ne semble pas pouvoir concerner d’autre cas que ceux où il serait préférable de ne pas désobéir. Or pour Berkeley il est toujours préférable de ne pas désobéir. A vrai dire, on a beaucoup de mal à penser qu’à moins d’y être contraint dans telle ou telle circonstance, comme Bernd ou le sergent du roman de Manfred Gregor, on parviendrait toujours à prendre mon mal en patience au nom du principe de non-résistance : c’est d’ailleurs sur les conseils d’un professeur pacifiste que le sergent, dans Le Pont donne une mission fictive au groupe d’enfants qu’il commande (en leur mentant, mais par omission). Et, à vrai dire, on est en droit de se demander si l’observation stricte de la règle de l’obéissance passive ne prend pas tout son sens que dans la perspective d’un pacifisme à la rigueur «difficile».

Yann SYLVESTRE mai 2013

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