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9 novembre 2012 5 09 /11 /novembre /2012 17:28

 

 

 

C’est vers la fin des années 1970 que j’ai commencé à lire René Girard. Deux livres l’avaient alors fait connaître : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) et La violence et le sacré (1972). Ces premières lectures m’ont durablement marqué. Depuis je n’ai cessé de lire et de relire une œuvre qui, au fil des années, s’est enrichie de nombreuses autres publications et surtout qui a bouleversé bien des domaines : l’anthropologie, l’histoire des religions, l’interprétation des textes sacrés, mais aussi la psychopathologie, la critique littéraire, etc.

C’est précisément mon intérêt pour cette œuvre ainsi que son côté novateur que j’aimerais, dans le cadre de cette causerie, vous faire partager. J’ai choisi ce soir de développer un des concepts-clés de l’œuvre de Girard, celui de désir mimétique, concept indispensable pour pouvoir commencer à entrer dans le système Girard.

Qui est René Girard ? Il est né en 1923 à Avignon. A près avoir fait l’Ecole des Chartes, il va en 1947 partir pour les USA où il va faire, jusqu’à sa retraite, une carrière de professeur dans quelques grandes université américaines, dont celle de Stanford. D’où un statut équivoque, du moins aux yeux d’un certain nombre d’intellectuels français. Dans le système universitaire français on est en effet soit philosophe, soit sociologue, soit spécialiste de littérature, etc. Dans nombre d’universités étrangères, notamment américaines, nombreuses et habituelles sont les passerelles entre les différentes disciplines, ce qui, de notre point de vue, rend plus difficile le fait de pouvoir caser un penseur dans telle ou telle catégorie déterminée. Girard est-il philosophe, anthropologue des religions, spécialiste de littérature ? Sans doute un peu de tout cela. Mais ce flou concernant son statut explique en partie la méfiance voire le rejet à l’égard de son œuvre, en France notamment où l’on aime bien pouvoir étiqueter clairement un penseur.

Mais cette méfiance, ce rejet parfois, tiennent aussi probablement au caractère polémique de l’œuvre de Girard. Celui-ci n’a cessé en effet d’aller à l’encontre des pensées «dominantes» de son époque et d’en contester les «maîtres-penseurs». Ainsi dans son premier livre «Mensonge romantique et vérité romanesque» (1961), c’est contre l’existentialisme (courant «consacré» à l’époque) qu’il prend position. Ensuite, en 1972, avec "La violence et le sacré" va-t-il croiser le fer avec la psychanalyse et le structuralisme, deux courants qui, à l’époque dominent, du moins en France, la vie intellectuelle. Ce caractère polémique sera également présent dans les ouvrages qui vont suivre. D’où sans doute l’accueil «mitigé», en France notamment, fait à l’œuvre de Girard.

Enfin les références toujours plus nombreuses au fur et à mesure des années au texte évangélique et à ses valeurs, voire le christianisme assumé par l’auteur, vont parfois choquer un milieu intellectuel revendiquant un athéisme considéré comme la norme. D’où parfois une certaine conspiration du silence de la part de ce milieu à l’égard d’un penseur qui, de plus , n’est pas issu du sérail.

Une dernière précision pour finir cette présentation. Le choix que j’ai fait de vous présenter la notion de désir mimétique obéit à une nécessité. C’est en effet cette notion sur laquelle est fondé l’édifice Girardien. Toutes les autres notions, celle de violence sacrificielle, celle de religion, de culture, etc. en découlent.

1 L’imitation : bonne ou mauvaise ?

Dans la formule «désir mimétique» il y a deux termes : «désir» et «mimétique» ; c’est par le second terme qu’il faut commencer l’analyse et s’interroger sur ce que vaut l’imitation.

Mimétique vient d’un mot grec «mimesis» signifiant imitation. Quel rôle cette imitation joue-t-elle dans le comportement humain et quelle en est la valeur ?

Chez l’homme imiter est très important, fondamental même. Sans doute cette imitation est-elle déjà présente dans le monde animal, à des degrés divers. L’éthologie nous apprend qu’elle est assez développée chez les mammifères les plus évolués. Mais même chez ces espèces, elle n’a jamais l’ampleur qu’elle prend dans le genre humain. Le cerveau humain peut être considéré comme une puissante machine à imiter. Sans cette capacité d’imitation toute survie et toute vie humaine seraient compromises. Pourquoi ?

Imiter est en effet ce qui rend possible chez l’homme l’apprentissage. Or nous savons que les hommes, à la différence des animaux, ne disposent pas à la naissance de ce capital d’instincts permettant à ces derniers de s’adapter assez vite, voire immédiatement à leur environnement. Les hommes, pour survivre et vivre avec leurs congénères, sont condamnés à tout apprendre. Or comment apprenons-nous ? D’une manière générale nous apprenons en imitant les autres. Pour qui apprend, ceux-ci servent de modèles. Un enfant, par exemple, cherchera à se tenir debout dés lors qu’il voit autour de lui des personnes qui se tiennent et se déplacent debout. L’enfant, encore lui, apprend progressivement à parler en imitant la parole (avec ses sonorités, ses rythmes, ses accents, etc.) de ses proches. Ainsi l’enfant qui nait sourd sera-t-il muet dés lors que ne pouvant entendre ce qui se dit, il ne peut évidemment pas reproduire ou imiter ce qu’énoncent ses parents par exemple. De même l’apprentissage de l’écriture commence-telle d’abord par la reproduction des lettres-modèles écrites au tableau par le professeur des écoles. En bref, chaque apprentissage, du plus élémentaire au plus complexe, requiert-il de chacun l’imitation de modèles jusqu’au moment où, cet apprentissage étant maîtrisé, les modèles peuvent disparaître.

On peut encore ajouter que cette imitation ne concerne pas seulement les individus. Il suffit par exemple de jeter un bref coup d’œil sur l’histoire économique pour s’apercevoir que les sociétés elles-mêmes sont concernées par l’imitation. C’est celle-ci qui les fait progresser et souvent leur permet de dépasser leur modèle. Ainsi la société américaine commença-t-elle à imiter les modes de productions européens avant de les dépasser. Même chose avec le Japon, la Corée et aujourd’hui avec la Chine dont on pense encore trop souvent, de notre point de vue d’Européen, qu’elle n’est capable que d’imiter les productions occidentales alors que c’est au sein de l’imitation qu’apparaissent les innovations.

A partir de ces quelques exemples nous pouvons comprendre le rôle éminemment positif de l’imitation chez l’homme. C’est elle qui, rendant possible l’apprentissage, va nous permettre de nous adapter à notre environnement naturel et social.

Ce rôle fondamental de l’imitation est d’ailleurs pleinement reconnu dans l’histoire humaine. Les anciens, les «classiques», n’hésitent jamais à se référer explicitement à la tradition, soit à des prédécesseurs pris pour modèles. Si création ou innovation il y a, c’est toujours au sein d’un processus d’imitation de modèles. Ce n’est qu’à la fin du 18è siècle et surtout au 19è que l’imitation, dans le domaine de l’art avant tout, va commencer à avoir mauvaise presse. Là où auparavant l’innovation s’inscrivait à l’intérieur d’une tradition ou en référence à elle, on va, chez les modernes, faire de l’imitation ce qu’il faut à tout prix éviter. Seule commence alors à compter l’originalité absolue. Pour le romantisme imiter devient un tabou et commence à se développer l’idée du génie totalement novateur et ne devant rien au passé. D’où peut-être cette «crise» dans laquelle va progressivement s’enfoncer l’art contemporain à la recherche de l’originalité pour l’originalité. Mais cette attitude «moderne» ne saurait changer fondamentalement la donne : l’homme ne peut se passer d’imiter et cette imitation se révèle éminemment positive.

Pourtant il y a un domaine où l’imitation se révèle négative, c’est celui du désir et plus particulièrement du désir d’appropriation ou ce que Girard appelle «la mimesis d’appropriation». Un individu en voit un autre s’approprier tel «objet» (nourriture, territoire, partenaire sexuel, statut social, etc.), cela va susciter chez lui l’envie ou le désir de s’approprier le même objet. Autrement dit, la capacité d’imiter est si profondément ancrée dans le comportement humain qu’elle va porter sur tout et notamment sur les désirs des autres. Or à partir du moment où je désire m’approprier ce qu’un autre désire s’approprier, je crée une situation de concurrence ou de rivalité qui, faute de mécanismes efficaces de régulation, peut vite déboucher sur le conflit, la violence.

Ainsi voyons-nous qu’une analyse du mimétisme humain conduit nécessairement à rencontrer, à un moment ou à un autre, un type particulier d’imitation qui, cette fois, n’a rien de positif puisqu’il est, aux yeux de René Girard, au fondement même de la violence humaine.

Résumons ce premier point. L’imitation est chez l’homme ambivalente. Elle est positive puisque grâce à elle nous apprenons. Elle est ainsi une force de cohésion et de progrès ; c’est ce que Girard appelle la «mimesis d’apprentissage». Elle est aussi négative puisque, par elle, nous pouvons devenir des rivaux les uns à l’égard des autres. Ainsi est-elle en même temps une force de dissolution ; c’est ce que Girard appelle «la mimesis de rivalité».

Reste maintenant à analyser en détail cette mimesis de rivalité ou plus simplement ce désir mimétique.

2 Le désir mimétique ou désir triangulaire.

D’abord, tout désir est-il mimétique ? Girard admet que certains désirs n’entrent pas dans cette catégorie. Le fait de désirer boire lorsque l’on traverse une région désertique relève d’un simple besoin ou encore d’un appétit. L’amour des parents pour les enfants ne semble pas relever d’un désir mimétique.

Cela dit, chez les êtres humains, les interférences mimétiques vont progressivement se greffer sur les appétits ou les besoins d’origine animale. Avant d’analyser cela plus en détail, examinons d’abord comment, habituellement, le désir est compris.

Pourquoi, nous demandons-nous, un être humain désire-t-il tel ou tel objet ? Entendons ici le mot objet au sens large : il peut s‘agir d’une chose matérielle, d’un autre être humain, d’une situation sociale, etc. Les réponses habituelles à cette question renvoient à un schéma simple, celui d’une ligne unissant deux pôles : le pôle sujet (celui qui désire), le pôle objet (ce qui est désiré). Nous pouvons, dans cette perspective, parler d’un DESIR LINEAIRE. Pour tenter de comprendre ce qui se passe entre le sujet et l’objet, soit on insistera sur le second : l’objet est par nature désirable et suscite de ce fait l’envie du sujet de se l’approprier, soit on insistera sur le premier : il y aurait dans le sujet un instinct, une tendance, une pulsion, etc. qui poussent le sujet à vouloir posséder cet objet.

C’est précisément cette manière habituelle de présenter le désir que Girard critique. Dans le premier cas (l’objet par nature désirable) on se heurte à la difficulté suivante : qu’y-a-t-il d’objectivement désirable dans tel ou tel objet ? On sait que ce qui suscite le désir des uns ne suscite pas nécessairement celui des autres. Dans le second cas (ce qui pousse à désirer tel objet) on est amené –c’est ce que Girard reproche à Freud, voyant là une faiblesse de sa théorie– à inventer des «pulsions» nombreuses et diverses (sadiques, masochistes, homosexuelles, etc.) sensées rendre compte des comportements et des désirs de tel ou tel individu. Pour Girard il s’agit là d’une fausse explication, proche de celles des médecins de Molière. Pourquoi l’opium fait-il dormir ? Les médecins répondent : parce qu’il contient des vertus dormitives ! Pourquoi un être humain désire-t-il tel ou tel objet ? Parce qu’il y a en lui des «pulsions» le poussant à s’approprier cet objet. Il s’agit d’une fausse explication.

Voilà pourquoi au schéma linéaire (trop éloigné de l’expérience) Girard propose-t-il de substituer un schéma TRIANGULAIRE. Les trois sommets de ce triangle représentent l’OBJET, le SUJET, le MEDIATEUR (ou modèle). Dans cette configuration, le sujet ne désire l’objet que parce que cet objet est désigné comme désirable par un tiers, le médiateur.

L’exemple d’un message publicitaire pourra, dans un premier temps, nous aider à comprendre ce schéma triangulaire. Dans ce cas précis le pôle sujet c’est moi-même, le consommateur, assis par exemple dans son canapé et regardant ce spot publicitaire. Le pôle objet c’est ce parfum, cette voiture, ce chocolat, cette croisière, etc. mis en scène dans ce spot. Le pôle médiateur renvoie quant à lui à la personne (ou aux personnes), homme ou femme, qui nous est montrée dans ce spot comme jouissant déjà de l’objet en question. Cette personne, en règle générale, est montrée comme possédant certains attributs prestigieux : beauté, jeunesse, situation sociale, look, etc. C’est elle qui «désigne» aux sujets-consommateurs que nous sommes l’objet comme désirable. En bref je suis censé avoir envie de cet objet d’autant plus que celui-ci est désiré ou possédé par quelqu’un d’autre auquel je voudrais ressembler.

Dans cette perspective je ne désire pas l’objet par moi-même, spontanément, mais je le désire par l’intermédiaire d’un autre qui joue pour moi le rôle d’un modèle. En somme j’imite le désir d’un autre. La question qui vient alors à l’esprit est celle de savoir si cet autre que j’imite n’aurait pas quant à lui un désir spontané, soit un désir qui lui serait propre et qui ne serait entaché d’aucune trace d’imitation. Il n’en est rien. Celui qui me sert de modèle désire, comme tout un chacun, selon un modèle. Difficile ainsi de trouver une sorte de désir originaire, purement spontané même si chacun de nous vit dans l’illusion –ce que Girard appelle le mensonge romantique- que ses désirs lui sont propres. Le marketing publicitaire joue très bien de cette illusion avec cet impératif paradoxal d’être soi-même et pour cela d’imiter le ou les modèles qu’il propose.

Ce schéma du désir triangulaire, Girard affirme ne pas l’avoir inventé mais juste conceptualisé à partir des grandes œuvres littéraires qui ne cessent de le mettre en scène. C’est d’ailleurs une des spécificités de Girard que d’accorder plus de crédit à Cervantès, à Shakespeare, Stendhal, Proust, Dostoïevski qu’aux philosophes ou aux spécialistes des sciences humaines. A ses yeux en effet ces auteurs en savent davantage sur le désir mimétique qu’un psychologue, un philosophe, pour cette raison qu’ils ont été eux-mêmes travaillés, non sans souffrance souvent, par ce désir. La première œuvre de Girard -Mensonge romantique et vérité romanesque- est entièrement consacrée à l’exploration du désir mimétique dans les grandes oeuvres romanesques de l’histoire de la littérature européenne. Plus tard, dans Les feux de l’envie il poursuivra ce travail mais cette fois avec le théâtre de Shakespeare.

Nous avons vu que le désir, chez l’homme, passe par une médiation. A ce propos Girard va distinguer entre deux types de médiation.

La médiation EXTERNE tout d’abord, telle qu’elle mise en scène notamment par Cervantès dans son Don Quichotte ou par Flaubert dans Madame Bovary. On peut parler de médiation externe quand le médiateur (celui qui désigne au sujet ce qui est désirable) ne fait pas partie de l’univers du sujet. Celui-ci ne peut le rencontrer. Il est inaccessible soit parce qu’il appartient au passé ou à la fiction, soit parce qu’il appartient à une classe ou à une catégorie sociale complètement étrangère à la sienne. Don Quichotte admire particulièrement Amadis de Gaule, héros d’un livre de chevalerie. S’étant nourri de ce livre, Don Quichotte voit dans Amadis un modèle et veut l’imiter en toutes choses. Ce modèle, il ne peut ni le voir ni l’entendre, ni lui serrer la main… ce qui fait qu’il ne peut pas rivaliser avec lui. Le désir triangulaire auquel succombe le héros de Cervantès ne débouche sur aucune rivalité mais seulement sur une grave perte du sens du réel, un sérieux affaiblissement du jugement.

Dans le cas d’Emma Bovary, l’héroïne de Flaubert, on peut repérer la même structure. Emma est fascinée par les héroïnes des mauvais romans dont elle se nourrit. Si Emma prend des amants, ce n’est pas en vertu de quelque désir spontané qu’elle aurait à l’égard de tel ou tel homme. Son désir n’est que l’imitation du désir de ses modèles admirés dans ses lectures, il est «mimétique».

Mais là encore ses modèles ne peuvent être des rivales dans la mesure où elles n’existent que dans les livres. Qu’il s’agisse de Don Quichotte, d’Emma ou d’autres héros de la médiation externe, ceux-ci vénèrent ouvertement leurs modèles, quand bien même ceux-ci sont inaccessibles puisqu’ils ne font pas partie de leur univers. Aussi ne risquent-ils pas d’entrer en conflit avec ceux ou celles qu’ils imitent. Ils sont juste victimes d’illusions.

A côté de cette médiation externe qui structure le désir mimétique, il y a place également pour une médiation INTERNE. Dans ce cas, le médiateur (celui qui sert de modèle au sujet) appartient à l’univers du sujet. Les deux personnes se rencontrent, se côtoient, leurs univers se compénètrent : il peut s’agir de deux amis, de deux collègues, de deux frères, d’une fille et de sa mère etc. L’admiration du jeune Marcel, le narrateur de la Recherche, pour la Berma est donc purement mimétique. Il suffit que Bergotte admire l’actrice pour que Marcel l’admire aussi. Bergotte est le modèle qu’imite Marcel sans que lui-même s’en rende compte. Car contrairement à ce qui se passe dans la médiation externe, le sujet ici ne reconnaît pas que son désir est l’imitation d’un autre, il croit dans l’autonomie de ses désirs. C’est ce que Girard encore une fois appelle le «mensonge romantique». Celui-ci consiste à croire que nous désirons par nous-mêmes, spontanément et nous empêche de voir l’AUTRE, le médiateur, celui dont nous ne faisons qu’imiter les désirs. La «vérité romanesque» en revanche c’est cette révélation que mettent en scène les grands auteurs de la littérature, révélation de la nature mimétique des désirs. Cette révélation est avant tout celle vécue par les auteurs eux-mêmes parce qu’ils ont eux-mêmes fait l’expérience de crises mimétiques. En somme, moins il existe de distance entre l’imitateur et son modèle, moins l’imitateur a conscience qu’il imite. Et cette distance de plus en plus réduite entre les hommes est précisément ce qui caractérise les sociétés modernes et cette «passion de l’égalité» comme le dit Tocqueville qui habite les hommes de ces sociétés.

C’est précisément dans ce type de configuration –la médiation interne– que l’imitation peut mal tourner, que le modèle peut d’un instant à l’autre se transformer en rival, que la vénération pour le modèle peut se métamorphoser en haine.

C’est là que Girard repère la source de la violence humaine. Pour lui celle-ci ne saurait relever d’un «instinct» ou d’une «pulsion». Elle est avant tout l’effet du désir mimétique et de l’emballement de celui-ci dans la rivalité. Regardons maintenant de plus près cet emballement.

3 Le désir mimétique est métaphysique.

«Le désir selon l’Autre est toujours le désir d’être un Autre».

Si le désir est, comme la tradition le définit, le sentiment d’un manque, ce manque est moins manque de ceci ou de cela que je n’ai pas, que manque d’ÊTRE. L’individu a tendance à se considérer comme incomplet et à voir en revanche dans l’autre, ou du moins dans certains autres, une sorte d’autosuffisance ou encore une «complétude ontologique», celle dont précisément il croit manquer.

Dans le désir mimétique le sujet fait de celui qu’il admire –son médiateur ou son modèle– une sorte de dieu, un être qui a tout, qui est tout, qui ne manque de rien. C’est pourquoi il désire être comme l’autre qu’il admire. Un bon exemple de ceci : la fascination (elle se transformera plus tard en haine) qu’exerce Wagner sur Nietzsche. Le premier connaît tous les succès : artistiques, mondains, féminins. Le second en revanche ne connaît aucun de ces succès : il n’est pas reconnu pour son œuvre, échoue avec les femmes, est malade, etc. D’où la mégalomanie de l’auteur dans un livre comme Ecce homo. Si l’Autre réussit c’est, pense le sujet désirant, qu’il a quelque que chose de plus que moi. Mais comment être comme l’Autre ou mieux, comment être l’Autre ? En ayant notamment ce qu’il a, en désirant ce qu’il désire. Car si l’Autre désire ou possède ceci ou cela, ce n’est sans doute pas par hasard. C’est ainsi que le sujet va s’employer à désirer les «objets» désirés et/ou possédés par l’Autre (voiture, manière de s’habiller, livres, situations sociales, etc.). Tous ces «objets» ne sont pas désirés en vertu d’une valeur qui serait liée à leur nature même mais seulement pour autant que l’Autre les possédant, ils aient par là-même une valeur. Ce n’est que l’Autre, ou mieux, ce que j’imagine de l’Autre qui donne la valeur à ces «objets» et les rend ainsi désirables.

Si l’on donne à dix enfants du même âge dix jouets identiques, il est plus que probable que la distribution de ces jouets n’aille pas sans conflits. Les enfants sont portés à imaginer dans le jouet qu’à l’Autre un plus par rapport au jouet qu’il a devant lui. Le jouet de l’Autre serait mieux que le mien.

Autre exemple, celui d’une vente aux enchères. L’objet mis aux enchères est au départ très peu coté. Il va se voir estimé toujours davantage au fur et à mesure où convergent vers lui les désirs rivaux. On peut même aller jusqu’à imaginer qu’un objet, de valeur nulle au départ, va, par la seule vertu de la concurrence des désirs, finir par être doté d’une valeur incomparable.

Ces quelques exemples permettent de comprendre que, dans le désir mimétique, le pôle «objet» a finalement assez peu d’importance, voire de moins en moins d’importance au fur et à mesure où croît la rivalité des désirs pour se l’approprier. Plus le sujet est fasciné par son modèle plus l’objet passe au second plan. L’intensité du désir ne tient donc pas, contrairement à ce que l’on pense, à l’objet lui-même mais à la relation à l’Autre, à la rivalité avec l’Autre qui se cache derrière l’objet. D’où le caractère «métaphysique» (au sens de ce qui existe au-delà du monde physique) du désir mimétique puisqu’il vise moins tel ou tel objet que l’être du modèle qui va prendre parfois la figure de l’obstacle.

C’est précisément cette relation mimétique à l’Autre que le sujet ne voit pas, ou du moins, qu’il ne veut pas voir. Il est tout à fait persuadé «qu’il a toujours voulu posséder cet objet» et que si un autre désire éventuellement le même objet, c’est son désir à lui sujet qui est chronologiquement antérieur au désir de l’Autre. Le mimétisme en somme est très rarement reconnu pour ce qu’il est. Plus forte est l’imitation, plus intense est l’admiration du sujet pour son modèle, plus obscure est la conscience du sujet à l’égard de cette imitation. Cette imitation, aisément repérable chez les autres, nous avons beaucoup de mal à la repérer en nous-mêmes. C’est précisément la grandeur de certains écrivains que d’avoir su mettre en scène cet aveuglement de leurs personnages pris au piège du mimétisme. Stendhal montre clairement l’aveuglement du vaniteux, Proust, celui du snob (celui-ci est persuadé de sa différence avec les autres au moment même où il obsédé par les autres), Dostoïevski, celui du «possédé», etc.

«Le désir mimétique est toujours contagieux». Ecrivant cela Girard veut dire qu’au sein de la médiation interne, le sujet qui désire et le médiateur finissent par s’imiter l’un l’autre. D’où le phénomène de «médiation double» ou «réciproque». Le désir du sujet (S) est d’abord imitation du désir du modèle (M) ; mais le désir de S rend alors plus intense le désir de M et l’imité devient à son tour l’imitateur.

Dans cette médiation réciproque le conflit commence donc avec l’ «objet» du désir, puis, à mesure que la rivalité s’exacerbe, l’objet du désir est peu à peu oublié et seuls comptent alors les antagonistes (modèle-disciple/disciple-modèle) de plus en plus obsédés les uns par les autres. Ces antagonistes deviennent ainsi de plus en plus semblables alors même qu’ils sont persuadés de l’existence entre eux de la plus grande différence. Plus ils se veulent différents plus ils se ressemblent et deviennent des doubles.

La haine de l’un est à la mesure de la haine de l’autre mais cette haine n’est que le revers de la fascination de l’un pour l’autre. Le désir mimétique en vient donc à s’emballer en conduisant à une INDIFFERENCIATION toujours plus grande entre les rivaux, une symétrie d’autant plus grande que ces rivaux se croient différents.

Cette contagion du désir mimétique ne concerne pas seulement les relations entre deux individus mais elle a souvent tendance à gagner progressivement toujours plus de monde. Proust, par exemple, met en scène cette contagion dans la haine/fascination dont sont victimes les membres des deux salons littéraires Verdurin et de Guermantes. Les uns et les autres passent leur temps à exclure ceux d’en face en essayant de sauvegarder leur différence. En réalité les personnes appartenant à l’un ou à l’autre de ces salons ne rêvent que d’une chose : faire comme leurs concurrents. Et finalement arrive ce qui devait arriver : la plus fervente du salon Verdurin, Madame Verdurin en personne, va passer à l’ennemi de Guermantes et l’un des piliers du salon de Guermantes, Charlus, va passer au salon Verdurin.

Un autre exemple de cette haine/fascination à l’échelle d’un groupe pourrait être ce moment de notre histoire pas encore tout à fait éteint et qui culmine dans les attentats de New-York de septembre 2001. La haine d’une partie du monde musulman pour le «modèle» américain est à la mesure de la fascination que celui-ci exerce. En retour, la réponse américaine à ces attentats va s’inscrire dans une sorte d’excommunication symétrique d’une partie du monde musulman.

Ce caractère contagieux du désir mimétique, Girard le repère dans l’histoire du roman comme quelque chose de plus en plus marqué. A mesure que l’on se rapproche de notre époque, qu’on entre dans la modernité, l’intensité voire la violence de ce mimétisme a tendance à se manifester toujours davantage. D’où le fait, et ce n’est pas un hasard, que les romanciers fassent voir avec toujours plus d’insistance cette intensité croissante du mimétisme dans les rapports humains. Entre la vanité stendhalienne, le snobisme proustien, la «possession» dostoïevskienne, il y a ce fil conducteur d’un désir mimétique toujours plus ardent. Pourquoi ?

Girard attribue ce phénomène au fait qu’on assiste, dans l’histoire de ces derniers siècles, à une suppression croissante des barrières sociales. Là où il y a quelques siècles encore des barrières infranchissables séparaient les classes sociales, une atténuation, voire une disparition de ces différences va peu à peu se mettre en place. Cette «passion de l’égalité», ainsi que le nommait Tocqueville, va favoriser une imitation toujours plus grande et développer avec elle une conscience malheureuse toujours plus accentuée. Cette accentuation s’explique aussi pour Girard par l’affaiblissement progressif des mécanismes «victimaires» ou religieux dans nos sociétés modernes.

4 Les effets du désir mimétique.

Ces effets concernent deux aspects de l’homme : le social et l’individuel.

A/ La violence :

Plutôt que de chercher l’origine de la violence humaine dans un «instinct» (l’éthologie) ou dans une «pulsion» (la psychanalyse), Girard voit dans l’imitation des désirs ce qui conduit à la rivalité et, partant, à la violence. L’homme étant de tous les animaux celui qui est le plus capable d’imiter, il est aussi par conséquent l’animal le plus capable de violence. Ce qui fait de la violence le problème majeur auquel l’humanité a toujours été confrontée puisque c’est de la solution à ce problème que dépend, encore aujourd’hui, toute vie en société.

D’où l’interrogation de Girard dans le deuxième ouvrage majeur de son œuvre -«La violence et le sacré»- : comment l’humanité a-t-elle pu survivre malgré cette violence qui travaille les relations entre les hommes ? Comment, malgré cette violence, une culture a-t-elle pu se mettre en place ? Girard répond par l’hypothèse de la victime-émissaire, hypothèse qui lui est suggérée par l’analyse des mythes, des rituels, des interdits constitutifs des différentes religions. Cette hypothèse est, dans ce cadre, trop longue à présenter. Elle mériterait d’être l’objet d’une présentation détaillée.

B/ La psychopathologie.

L’individu, on l’aura compris, n’est pas chez Girard, une totalité fermée sur elle-même. Nous sommes toujours pris, que nous en ayons ou non conscience, dans des relations mimétiques avec un ou des modèles. Ces relations peuvent être saines et positives comme nous l’avons vu au début de cette présentation. Ainsi, tant que nous reconnaissons cette imitation à l’égard de telle ou telle personne, il n’y a guère de dommage. En revanche, quand cette imitation portant sur les désirs des autres devient obsessionnelle et en même temps inconsciente, comme dans le cas de la médiation réciproque, elle peut déboucher sur des manifestations pathologiques. Toute une partie du livre «Des choses cachées depuis la fondation du monde», coécrit par Girard et deux psychiatres, revisite le domaine de la psychopathologie à la lumière du concept de désir mimétique. Un autre texte : «Anorexie et désir mimétique» éclaire d’une nouvelle lumière les troubles alimentaires propres à nos sociétés modernes.

Cette trop brève présentation d’un des aspects majeurs de la pensée de René Girard, le désir mimétique, vous aura, je l’espère, éclairé et surtout aura suscité chez vous le désir d’explorer plus en détail une œuvre singulière qui, en une cinquantaine d’années, s’est déployée dans des domaines aussi différents que ceux de la «critique» littéraire, de l’anthropologie, de la religion, de l’histoire, de l’exégèse, apportant à ces domaines un éclairage tout à fait neuf.

 

Jean-Michel LOGEAIS                                                                         novembre 2012

 

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commentaires

S
Bonjour, je trouves votre article vraiment intéressant car il m'a permis d'en savoir un peu plus sur ce qui pourrait être l'approche des choses de M. René Girard que je trouves assez intéressantes. Cependant, je souhaitais m'exprimer sur certains de nombreux passages qui m'ont gêné.<br /> Tout d'abord l'idée qu'une telle approche est universelle. Je vais reprendre l'exemple de la publicité, à savoir que le domaine du marketing a plusieurs façon de susciter le désir et plusieurs d'entre elle n'ont aucun rapport avec cette approche. Certaines publicités n'ont pour seule but que de vous &quot;familiariser&quot; avec la marque, à travers son logo notamment, cette sensation de familiarité qui fonctionne mieux lorsqu'elle est implicite (voir mémoire implicite) vous pousse donc à desirer certains produit plus que d'autres lorsque vous êtes en magasin (ce n'est qu'une façon de faire parmi d'autre) et ce désir de ce produit n'a aucun rapport avec un quelconque désir mimétique.<br /> Ensuite, il est étonnant de placer les personnes issues des sciences humaines en dehors de l'humanité, être scientifique ne signifie pas que l'on ne ressent rien... ni que l'on ne s'inscrit pas sois-même dans ce que l'on étudie... <br /> Imiter n'est pas le propre de l'homme, d'ailleurs les neurones mirroirs ont été découvert sur un singe et non sur un homme, et si l'on sort des mammifère il a été découvert que l'apprentissage existe aussi chez d'autres animaux tels que les oiseaux.<br /> Ensuite le mimétisme est un élément certes important de l'apprentissage mais si ce terme est utilisé en général l'apprentissage ne passe pas nécessairement par l'imitation (voir Pavlov). <br /> Pour la violence humaine, je vous conseillerait les travaux de certains psychologue sociaux tel que P. Zimbardo (l'effet Lucifer) et vous verrez que la violence ne nait pas nécessairement d'un désir &quot;mimétique&quot;.<br /> Malgré les critiques faites à Freud, l'approche pris par cette thèse de désir mimétique me fait beaucoup pensé et ce à plusieurs réprise au travail de Freud lui-même sur la personnalité (l'idéal du moi).<br /> Içi, l'idéal que l'on cherche à atteindre se rapproche beaucoup du &quot;médiateur&quot;, du &quot;modèle&quot;.<br /> <br /> Bien qu'il y 'ait de nombreuses choses sur lesquels réagir, je voulais surtout préciser cela.<br /> Cependant, c'est une approche qui reste très intéressante et notamment pour apporter un autre (pas universel) éclairage du passé à travers les mythes notamment.
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F
<br /> Avec votre accord-? j'ai inséré vos info sur mon dossier : http://fr.calameo.com/books/00134338885e820e4d57c<br /> <br /> <br /> Cordial<br /> <br /> <br /> ft<br />
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J
<br /> La critique du désir mimétique faite par Jean-François Boyer commence ainsi : « il (Girard) applique la<br /> théorie du désir mimétique à l’anthropologie pour faire finalement l’apologie de la religion catholique. » D’une part le désir mimétique n’est pas une théorie mais un concept, ce qui n’est<br /> pas tout à fait la même chose et je sais Jean-François Boyer assez féru de rigueur scientifique pour saisir l’importance de cette différence. Conséquence, ce concept ne « s’applique »<br /> pas (ainsi que l’affirme maladroitement Mr Boyer) à l’anthropologie, mais est un des fondements de cette anthropologie. Quant à ce « pour faire finalement l’apologie de la religion<br /> catholique » (il serait plus exact de parler du message évangélique), il semble présupposer que Girard a déployé tout cet arsenal de concepts dans l’objectif de faire cette apologie ce qui<br /> est pour le moins inexact. Il suffit de reconstituer pas à pas la démarche de Girard, œuvre après œuvre, pour comprendre que ce qui intéresse Girard n’est pas d’abord le christianisme. Enfin,<br /> cette formule semble présupposer une deuxième idée : le seul fait d’adhérer à la religion catholique invaliderait, aux yeux de Jean-François Boyer, toute affirmation. Nous ne sommes pas loin<br /> ici d’une forme de terrorisme ou du moins d’un sectarime redoutable.<br /> <br /> <br /> La critique de Mr Boyer se poursuit ainsi : «  Sa théorie du désir mimétique est un postulat séduisant(…) et<br /> veut tout expliquer de ce qui est humain. » Encore une fois le terme de concept est ici nettement préférable. De plus il ne s’agit pas d’un postulat mais d’un outil forgé pour rendre compte<br /> d’expériences humaines. Quant à prétendre qu’un tel outil « veut tout expliquer de ce qui est humain », il n’y a que Jean-François Boyer pour le croire. Girard quant à lui se la<br /> joue nettement plus modeste et n’affiche pas cette folle prétention de vouloir expliquer la totalité de l’humain par ce seul concept de désir mimétique. Certes la puissance explicative du concept<br /> est importante…mais pas au point d’être totalitaire.<br /> <br /> <br /> La suite des critiques de Jean-François Boyer à l’égard du concept de désir mimétique flirte assez souvent avec la<br /> mauvaise foi ou encore avec cette fièvre qui anime souvent ceux qui aiment contredire pour le seul plaisir de contredire et fait fi de toute exactitude. Plusieurs points peuvent ainsi être<br /> relevés. Comme Mr Boyer a du mal à contredire Girard sur le mimétisme et la folie qui en découle, du personnage de Don Quichotte, il préfère parler de son valet, Sancho, dont il n’a aucun mal à<br /> constater  le « pauvre » mimétisme, donnant ainsi raison à Girard lui-même ; il suffit de relire Mensonge romantique et vérité romanesque pour s’en convaincre.<br /> <br /> <br /> Mr Boyer reproche à Girard, lorsqu’il parle de désir mimétique, d’avoir pris ses modèles dans des personnages de fiction<br /> et non dans son expérience personnelle. C’est bien mal connaître Girard qui, au hasard de tel ou tel entretien, parle de son propre mimétisme et qui sait que les personnages de fiction sur<br /> lesquelles il a travaillé permettent de grossir (effet-loupe) et ainsi de mieux faire voir une expérience humaine que chacun vit mais ne voit pas toujours clairement.<br /> <br /> <br /> Mr Boyer partage également avec nombre de ses contemporains le préjugé scientiste : seule la science dit vrai. Et<br /> de faire l’apologie notamment de la génétique,  laquelle permet d’après lui d’expliquer les comportements humains bien mieux que ne le fait ce pauvre<br /> Girard. Outre le fait que nombre de biologistes sont très critiques à l’égard du « tout génétique » , Jean-François Boyer devrait approfondir sa lecture des œuvres de Girard. Dans un<br /> certain nombre d’entretiens, celui-ci dialogue, directement ou indirectement avec des spécialistes du comportement animal, des éthologues et des biologistes. Comme Girard est un grand Darwinien,<br /> il sait que le comportement humain s’explique en partie par le comportement de ses ancêtres animaux. Ainsi n’est-il pas sans ignorer l’importance des besoins chez ces ancêtres animaux. Le désir<br /> vient très progressivement se greffer sur ces besoins et comme la dimension sociale de l’humanité va aller en augmentant toujours davantage, ce désir/besoin, va progressivement être contaminé par<br /> le mimétisme. Nul besoin donc de chercher un « premier » désir sauf à tomber dans le genre d’apories auxquelles sont confrontés ceux qui voudraient chercher quel fut le premier mot de<br /> l’humanité. Recherche vaine et non avenue sauf à se procurer ce vertige un peu infantile de l’origine absolue.<br /> <br /> <br /> Mr Boyer enfin dépense des trésors d’imagination pour expliquer les ressorts du marketing publicitaire par autre chose<br /> que cet affreux désir mimétique. Ses efforts sont sur ce point méritoires mais hélas aussi peu convaincants que les critiques qu’il adresse à René Girard. Il n’est pas facile certes de<br /> reconnaître que nous devons tellement aux autres. L’imitation des autres n’est d’ailleurs, dans bien des cas, pas gênante, elle est même indispensable. Le plus difficile est de renoncer à ce<br /> mensonge romantique, très prisé par les contemporains, et qui consiste à croire à notre absolue originalité. Bref, le concept de désir mimétique a au moins cette vertu de nous aider à nous la<br /> jouer modeste. L’idée d’un individu semblable à un atome fermé sur lui-même, une monade dirait Leibnitz, est contraire à ce « bon sens » (la chose la mieux partagée disait un certain<br /> Descartes) qui plait tant à Jean-François Boyer.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Cordialement  <br /> Jean-Michel LOGEAIS<br />
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J
<br /> Je ne peux adhérer aux thèses de René Girard et particulièrement celle que tu exposes<br /> dans ta leçon pour deux raisons essentielles : la première, c’est qu’il applique sa théorie du mimétisme à l'anthropologie pour faire finalement l'apologie de la religion catholique. La seconde est que sa théorie du désir mimétique est un postulat séduisant mais je m'interroge<br /> sur la validité de cette théorie par laquelle René Girard veut tout expliquer de ce qui est humain : les conduites individuelles et collectives. Il nous fait découvrir Des choses cachées<br /> depuis la fondation du monde, et l’on se demande comment on a fait pour vivre jusque-là sans comprendre que tous nos désirs étaient mimétiques. Pour justifier sa théorie il s’appuie sur des textes, principalement des romans que tu cites, mais on est sidéré du degré<br /> auquel Girard extrapole, transforme, invente des éléments et passe sous silence tous ceux qui invalident son interprétation. Les archétypes littéraires qu’il avance pour preuves (par exemple Don<br /> Juan, Don Quichotte etc.) sont contrefaits : Don Juan est pour moi un adepte du coup de foudre spontané, quant à Sancho Pança (tu m’as demandé de relire Don Quichotte !) il ne partage<br /> nullement les désirs de son maître.  On ne peut nier que, s’il n'avait pas rencontré don Quichotte, il n'aurait jamais rêvé de devenir gouverneur<br /> d'une île ni de voir sa fille devenir duchesse. Mais ses désirs n'ont  rien de  mimétiques, ils ne sont que l’espoir de voir réaliser les<br /> promesses que Don Quichotte lui a faites uniquement pour les avantages matériels qu'il compte bien en retirer, et en tout premier pour pouvoir  remplir son estomac.<br /> Tout dans ses propos et dans son comportement montre qu'il reste tout au long du<br /> roman parfaitement étranger et totalement imperméable aux rêveries et aux visions de son maître, à qui il ne cesse de dire qu'il est fou. Une autre démonstration de sa théorie est que l’amour<br /> spontané est « une illusion romantique ». Nous désirons des objets, dit-il, seulement parce qu’ils sont déjà désirés par d’autres. Sans doute arrive-t-il que quelqu’un tombe amoureux<br /> d’un être déjà aimé par un autre, mais selon Girard c’est la généralité. A la réflexion nous envions l'être qui possède l'objet, ce dernier<br /> n'ayant alors qu'une importance relative. Et dans certains cas, nous tirerions plus de satisfaction au fait que l'autre ne possède pas l'objet plutôt que dans sa possession elle-même. D'ailleurs<br /> la publicité nous donne d'abord à désirer, non pas un produit dans ce qu'il a d'objectif, mais ceux qui désirent ce produit ou qui semblent comblés par sa possession. Nous pourrions même<br /> sous-entendre que la psychologie de base de la publicité repose sur le désir mimétique : les modèles de la pub nous inspirent à devenir comme eux tout en nous rappelant constamment que nous ne le<br /> serons jamais. René Girard invoque la publicité pour essayer de prouver que le désir triangulaire régit jusqu'aux comportements les plus ordinaires de la vie de tous les jours. Il dit que la<br /> publicité « ne cherche pas à nous convaincre qu'un produit est excellent, mais qu'il est désiré par les autres » Si en effet, la publicité fait souvent ce choix, ce n'est pas parce que les<br /> publicitaires sont sans le savoir des disciples de René Girard et pensent que nos désirs sont toujours seconds. C'est tout simplement parce que le moyen le plus simple de nous convaincre qu'un<br /> produit est excellent est de nous persuader qu'il est désiré par d’autres. Il est beaucoup beaucoup plus aisé de faire dire à quelqu'un qu'un produit est excellent que d'essayer<br /> de prouver qu'il l'est. Certes pour vanter un produit, la publicité fait souvent appel à des gens connus, des stars de la chanson ou du cinéma, des champions célèbres que le grand public admire<br /> et à qui il peut rêver de s'identifier. Mais elle fait aussi appel à des gens ordinaires auxquels personne n'a envie de ressembler : est-ce que quelqu’un a rêvé d’être la mère Denis ? La<br /> question fondamentale demeure ceci : comment ne désirerais-je pas ce qu’un autre désire ? Si j’ai bien compris selon René Girard, la forme ontologique du désir humain ne peut être que<br /> mimétique. Pourtant il me semble qu’il n’est de désir que subjectif et particulier. Il peut être mimétique, mais pas toujours. On ne désire pas toujours ce que l’autre désire. Pour ma part je<br /> m’intéresse surtout à ce que les autres n’ont pas (peut-être suis-je snob comme tu me l’as dit ?) Quand il s'agit de savoir quelle est la vraie nature du désir, avant d'aller chercher la réponse dans des livres et, qui plus est, dans des livres de fiction, on commence<br /> logiquement par considérer les seuls désirs dont l'on puisse se flatter d'avoir une connaissance intime : les siens, ce qu’il ne fait pas. Tu me permettras de penser, au contraire, que si la<br /> littérature offre au total si peu d'exemples de désirs triangulaires, ce n'est pas parce que les écrivains sont quasiment tous victimes de l'illusion romantique, c'est tout simplement parce<br /> qu'ils s'inspirent des réalités de la vie et d'abord de leur expérience personnelle, et René Girard aurait été bien inspiré d'en faire autant ! La thèse centrale de son livre est que nous ne désirons jamais que des objets déjà désirés par un<br /> autre et que nous ne les désirons que parce qu'il les désire. Selon lui, nos désirs ne sont jamais spontanés : ils sont toujours dictés ou suggérés par un tiers qu'il appelle le<br /> « médiateur ». Il me semble que ce raisonnement est bien peu convaincant. En niant l'autonomie et le caractère spontané du désir, René Girard se situe dans le prolongement d'un vaste<br /> courant d'idées qui tend à chercher dans les relations avec les autres l'explication de toutes les particularités individuelles, qui rend la société responsable des inégalités naturelles et qui<br /> impute les insuffisances intellectuelles à l'éducation. Peu importe que ces vues soient de plus en plus contredites par les avancées de la science qui a démontré l'origine génétique de bien des<br /> troubles ou des particularités du comportement. Enfin croire à l'autonomie du désir est une illusion « romantique » dit-il. Pourtant le simple bon sens nous dit tout de suite que, si le<br /> désir était toujours second, si nous ne pouvions jamais désirer qu'on objet déjà désiré par un autre, personne n'aurait jamais encore éprouvé le moindre désir. Car il faut bien que quelqu'un<br /> commence, il faut bien que l'objet que nous désirons, parce qu'un autre l'a désiré avant nous, lequel ne l'avait lui-même désiré que pour la même raison, il faut bien que cet objet ait d'abord<br /> été désiré de façon spontanée. Tous les maillons d'une chaîne sont reliés à celui qui les précède, sauf le premier.<br /> <br /> <br /> Cordialement.<br /> <br /> <br />  <br /> <br />
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