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10 novembre 2012 6 10 /11 /novembre /2012 06:00

 

Platon notre contemporain, bien sûr c’est une formule paradoxale, puisqu’il n’est pas objectivement notre contemporain, rigoureusement parlant, loin s’en faut, mais il est notre contemporain tout de même puisque chacun sait que le philosophe Platon est depuis son arrivée sur scène incontournable, qu’il habite encore et toujours la philosophie, passée et présente, et sans être devin on peut supposer qu’il habitera encore la philosophie à venir de sa présence.

Un philosophe Anglo-saxon, contemporain, enfin presque, A. N. Whitehead disait que la particularité de la philosophie occidentale consistait en une série d’annotations à Platon. Il écrivait cela en 1929 et c’est encore très vrai aujourd’hui.

Notre contemporain encore si l’on caractérise Platon, comme un intellectuel de son temps. Un philosophe, et très clairement pour moi cela veut dire, quelqu’un qui s’occupe de ce qui le regarde réellement. Alors à deux niveaux les choses le regardent réellement. Premier niveau inhérent à son existence personnelle, subjective et morale, ce sont les principes qui guident sa vie, et deuxième niveau, dépendant du monde qui lui est extérieur, mais relevant aussi de la morale, ce sont les choses qui le regardent réellement parce que cela concerne les événements et les actions des hommes qui l’entourent de près ou de très loin. Je pense en disant cela à ce que disait Jean Paul Sartre (voir Situations VIII,) qui disait que «l’intellectuel c’est celui dont les autres disent qu’il s’occupe de ce qui ne le regarde pas». Même si l’intellectuel n’est pas nécessairement un philosophe, ou s’il ne s’affiche pas comme tel, il est celui qui se sert de son savoir et de sa capacité pour se mêler des questions qui concernent la vie en société, pour ses concitoyens et pour lui-même. Cela suppose, permettons-nous de le dire, qu’il sait de quoi il parle. Et ce sera notre sujet principal de ce soir. De quoi parle-t-on ?

Or Platon savait de quoi il parlait, c’était pour son temps un savant (un sophos). Petit rappel: le mot de philosophe si l’on s’en tient au sens de l’époque, qui est celui aussi de l’étymologie, c’était celui qui recherche la science, qui désire la science, qui recherche et désire le savoir, c’est-à-dire tout ce qui pouvait le rendre plus sage pour conduire sa vie.

Pourquoi Platon, encore et toujours, parce que peut-être sinon mieux que quiconque, tout aussi bien que d’autres, il a su relier les différentes disciplines du savoir, que ce soit la rhétorique, la poésie, les mathématiques, l’art de la politique etc., donc toutes ces disciplines pour questionner l’idéologie de son époque, pour la critiquer. Il ne s’est pas contenté de questionner et de critiquer, il est aussi monté au créneau, si j’ose dire, à chaque fois qu’il s’est engagé dans ses actions que ce soit auprès des hommes politiques de son temps pour les éduquer et les aider, puis en créant sa grande école l’Académie.

Voilà donc pourquoi notre philosophe Platon nous est contemporain, parce qu’il s’attaquait à de véritables problèmes, qui furent les problèmes de son temps et dont nous voyons bien qu’ils sont aussi les problèmes de tous les temps, et que ces problèmes il les questionnait toujours en vue du Bien.

Et puis toujours en guise d’introduction, j’ai envie de parler de mon plaisir et j’espère du vôtre. Platon est un philosophe et un grand écrivain. Ceci est assez rare, pour ce que nous avons des textes de l’Antiquité. Si nous pensons à Aristote, par exemple, le grand Aristote n’est pas toujours aisé ni plaisant à lire. Alors que pour ce qui est des dialogues de Platon, c’est un plaisir, un bonheur, n’ayons pas peur des mots que de se plonger dans ces dialogues très détaillés, souriants parfois, graves aussi, et tellement vivants qu’il nous semble parfois que nous participons à la discussion qui est en cours.

Je vais présenter brièvement sa vie, son existence avec les données inévitablement partielles que l’on possède à ce jour, puis je présenterai la théorie platonicienne de la philosophie indissociable de sa théorie de la science et de l’opinion.

I BIOGRAPHIE DE PLATON

Platon est l’un des premiers philosophes, pour ce qui est de notre tradition philosophique occidentale, dont les œuvres complètes nous aient été conservées.

A Des éléments objectifs

Platon naquit probablement en -427 AC et mourut aux alentours de -347 à l’âge d’environ 80 ans. Pour rappel Socrate lui est mort en -399 à l’âge de 71 ans, à la mort de Socrate Platon avait 28 ans.

Comme c’était le cas pour les témoignages sur Socrate, les plus anciennes biographies qui nous restent de Platon datent de plusieurs siècles après sa mort : voir Diogène Laërce dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, c’est-à-dire pas avant le troisième siècle de notre ère et donc 6 siècles après Platon. Ajoutons à cela que ces ouvrages n’ont pas grand-chose à voir avec ce que nous appelons aujourd’hui une biographie. Pour rendre les choses plus mystérieuses encore, Platon, dans ses dialogues ne parle pratiquement jamais de lui ou alors seulement en lien avec le procès et la mort de Socrate (il ne le fait que deux fois, l’une dans l’Apologie de Socrate et l’autre dans le Phédon). Par contre si nous acceptons l’authenticité de la Lettre VII, nous y trouvons ce qui s’approche le plus d’une autobiographie, bien qu’elle ne concerne que certains aspects de la vie de Platon. C’est une lettre rédigée tardivement, (elle n’a en effet pu être écrite avant l’assassinat de Dion en -354, auquel elle fait allusion), c’est-à-dire à l’époque où Platon avait plus de 70 ans. Ajoutons à cela que dans tous les dialogues il est des éléments historiques relatés, éléments et événements avérés par d’autres auteurs qui nous permettent de les dater pour la plupart et qui ont permis aux historiens de bâtir une très plausible histoire de Platon.

Ceci étant, que peut-on dire de la vie de Platon ? Nous sommes à peu près sûrs qu’il naquit peu après la mort de Périclès, dans l’une des plus nobles familles d’Athènes. Il était censé descendre des rois légendaires d’Athènes par son père, et il était apparenté à Solon par sa mère. Solon fut au -VI° un homme d’État, législateur et poète athénien qui fut très célèbre en son temps et durant l’Antiquité. Parmi ses proches parents figuraient Critias et Charmide qui se rendirent tristement célèbres par leur participation à la tyrannie des Trente en -404.

Un des événements qui a le plus profondément marqué sa vie est sans aucun doute sa rencontre avec Socrate, alors qu’il était adolescent ; il devint l’un de ses familiers jusqu’au procès et à la mort de ce dernier en  -399. Il a vraisemblablement eu d’autres maîtres dans sa jeunesse, car il était parfaitement au courant des doctrines de la plupart des philosophes qui l’avaient précédé (ceux que nous appelons aujourd’hui les  «Présocratiques» et les Sophistes) et avait un niveau de connaissance scientifique exceptionnel pour l’époque, particulièrement dans le domaine mathématique. Nous gardons aussi toujours à l’esprit, quand il avait fondé son école : l’Académie, qu’il avait fait graver sur le fronton de cette école : Nul n’entre ici s’il n’est géomètre c’est dire la grande estime dans laquelle il tenait cette discipline, science sûre par excellence, estimait-il.

Du fait de ses origines, il aurait dû se lancer dans la politique, car la politique était réservée aux fils de famille noble qui avait le loisir de s’instruire. Mais comme il nous le raconte lui-même dans la Lettre VII, il est désabusé par ce qu’il a vu de la politique Athénienne durant sa jeunesse, notamment la tyrannie des Trente conduite par plusieurs membres de sa propre famille. Si l’on ajoute à cela, pour son dégoût de la politique, la condamnation et l’exécution de Socrate, il en arriva à la conclusion que le sort de l’humanité était sans espoir si l’on ne commençait pas par réformer de fond en comble l’éducation des hommes, en particulier de ceux qui se destinaient à la politique. Pour réformer cette éducation, seule ce qu’il appelait la «philosophie» pourrait les rendre aptes à cette tâche. En conséquence, plutôt que de risquer sa vie dans la politique active, probablement aux alentours de la quarantaine, après un premier voyage en Sicile et en Italie (où il rencontra très probablement des pythagoriciens), Platon décida d’ouvrir à Athènes une école où il se proposait de former de futurs dirigeants. Son école c’est donc l’Académie, du nom du jardin près duquel elle était située. C’est comme je l’ai dit, au fronton de cette école qu’il fit graver cette mise en garde Nul n’entre ici s’il n’est géomètre.

À partir de ce moment, l’essentiel de la vie de Platon fut consacré à l’enseignement et à la direction de son école, si ce n’est pour deux autres voyages en Sicile, à la cour de Denys II le Jeune, tyran de Syracuse, le fils de Denys dont il avait fait la connaissance lors de son premier voyage, et qui était mort entre-temps. Ces deux voyages furent des échecs, dans la mesure où il espérait changer les mentalités des politiciens qu’il visitait pour les conseiller et qu’il n’a pas réussi du tout.

À la mort de Platon, son successeur à la tête de l’Académie fut, non pas Aristote, comme on aurait pu le supposer et comme Aristote l’espérait lui-même, Aristote qui avait été pendant près de vingt ans son élève, puis un de ses professeurs à l’Académie, mais ce ne fut pas lui qui fut choisi. Celui qui le remplaça s’appelait Speusippe, et il était un des neveux de Platon. L’Académie continua de fonctionner, sous une forme ou sous une autre, pendant près de dix siècles après la mort de Platon. C’est cette permanence et cette longévité de l’Académie qui a permis de garder presqu'intacts les écrits de Platon.

B L’admiration de Platon pour Socrate

Socrate figure dans pratiquement tous les dialogues alors que Platon lui-même ne se met jamais en scène en compagnie de son maître, et il ne se mentionne furtivement qu’à deux reprises. Dans l’Apologie de Socrate quand il se compte au nombre de ceux qui offrent à Socrate la somme d’argent nécessaire pour sa libération, puis dans le Phédon (59b), où le narrateur qui vient de dresser la liste de ceux qui ont assisté aux derniers moments de Socrate, souligne l’absence de Platon par cette remarque : «Platon, je crois, était malade», ce qui ne laisse pas d’être énigmatique, puisque c’est évidemment Platon qui s’exprime ici par l’intermédiaire du narrateur.

L’admiration de Platon pour Socrate transpire dans tous les dialogues et est souvent énoncée par les interlocuteurs des dialogues, mais c’est dans La Lettre VII dont nous admettons l’authenticité, que l’on trouve le seul passage où Platon, parlant en son nom propre, confesse ouvertement son admiration pour le courage et la justice de son vieux maître:

«Entre autres choses, Socrate, mon ami, qui était plus âgé que moi, et dont, je pense, je ne rougirais pas de dire qu’il était l’homme le plus juste de cette époque, ils (les Trente), l’envoyèrent avec d’autres chercher un citoyen, pour l’amener de force en vue de le mettre à mort, dans le but évident de le rendre complice de leurs agissements, de gré ou de force ; mais lui refusa d’obéir et préféra le risque de tout endurer plutôt que d’être associé à leurs œuvres impies.»

(Lettre VII 324 d –325 e, trad. L Brisson).

Ce n’est pas le seul passage du corpus, tant s’en faut qui fasse l’éloge de Socrate et qui voit en lui un modèle de vertu. Prenons pour seul autre exemple, dans le Lachès, dialogue consacré à la nature du courage, le personnage éponyme, qui est un soldat expérimenté, mais un profane en matière de discussion philosophique, témoigne du courage dont Socrate a fait preuve sur le champ de bataille. De même Phédon conclut son récit de la mort de Socrate par l’éloge suivant :

«Tel fut, Échécrate, la fin que nous avons vu faire à notre compagnon, à l’homme dont nous pouvons bien dire qu’entre tous ceux de son temps qu’il nous fut donné de connaître, il fut le meilleur et en outre, le plus sage, et le plus juste.»  (Phédon, 116 a, Robin).

En plus des passages où un personnage vante l’une ou l’autre des vertus de Socrate, il faut également tenir compte des dialogues où Platon suggère indirectement, par divers procédés, que Socrate incarne la vertu qui fait précisément l’objet de la discussion. Que ce soit la piété, la sagesse, le courage, l’amitié, le respect des lois, toutes ces vertus dont il est question dans les dialogues attribuent à Socrate la vertu en question. Il semble alors difficile d’échapper à la conclusion que Platon propose son maître comme un modèle de vertu, et que même la déclaration d’ignorance que fait souvent Socrate ne doit pas être comprise comme une dénégation de ses qualités mais comme une vertu supplémentaire de Socrate.

Voilà pour Socrate, dont la mort injuste a tant marqué Platon.

C Platon dialogue pour enseigner

Rapidement à propos de ces œuvres : ce sont pour l’essentiel des dialogues et non pas des traités de philosophie. Or si Platon a écrit des dialogues, et non pas des traités de philosophie, et de plus des dialogues dans lesquels il ne se met jamais lui-même en scène, c’est parce que son objectif n’était pas de dire à ses lecteurs ce que lui pensait, qu’elles étaient les réponses que lui avait données aux questions les plus fondamentales. L’objectif de Platon dans la plupart de ses dialogues était de permettre à ses disciples d’apprendre à penser par eux-mêmes afin de trouver leurs propres réponses aux questions qu’ils se posaient. Il était convaincu d’une chose, c’est que nous n’aurions jamais de réponses définitives «scientifiquement» démontrables pour la conduite bonne de notre vie, et que chacun à partir de là devait construire sa vie et la vivre. Construire sa vie et la vivre, personne ne peut le faire pour un autre. Construire sa vie et la vivre sur des hypothèses qui bien sûr devaient être les plus «raisonnables» possibles. Je vous rappelle au passage, que la raison pour les Grecs est la valeur principielle dont les autres découlent. Ce qui caractérise l’homme, c’est d’être un animal doué de logos, entendons par animal, un vivant doué de logos. Rappelons que logos veut dire à la fois  "parole" et "raison" indissociables.

Revenons au but de Platon, permettre à ses disciples d’être capable de construire leur vie dans la cité, mais à partir d’hypothèses qui resteront sans doute jusqu’au bout des hypothèses «indémontrables» quoique vraisemblables.

Faire de ses disciples des philosophes, tel était le but de Platon dans son enseignement, ce qui bien sûr ne veut pas dire suivant la postérité du terme philosophe, des  sages, prenant la vie avec sagesse, sous-entendu avec un brin de stoïcisme, cela ne fait pas de mal, et avec beaucoup de détachement. Non le philosophe est un amoureux de la science, c’est cela l’essentiel pour le définir. Tel un savant il veut savoir, mais il n’est pas plus qu’un autre détaché des maux de ce monde, (je suis certaine qu’il pique des colères comme les autres !). Donc «amoureux» (philoi en grec) et «sages» (sophoi). Ce que l’on aime n’est pas forcément ce que l’on possède, c’est ce que l’on désire et nos philosophes savent bien que la sagesse dont ils sont amoureux, le savoir total, n’est pas accessible en ce monde. Mais que le désirer nous pousse à le rechercher.

Socrate répétait à l’envi et faisait dire à ses interlocuteurs ce «je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien». Le «je ne sais rien» de Socrate, il faut l’interpréter ainsi : «je ne sais de manière certaine, au sens le plus fort de ces mots, rien de ce qui compte pour parvenir au bonheur dans la vie», mais je cherche et j’aspire par exemple, à un idéal de justice, et je peux essayer de faire vivre et triompher cet idéal, par le respect des lois, par l’équité etc.

Platon est un éducateur des âmes qui poursuit une visée politique.

Il est important d’en parler encore, Platon n’était certainement pas cet idéaliste perdu dans un «monde d’idées» très haut dans le ciel pour échapper au monde d’ici-bas. C’était un homme dont le principal objectif en cette vie était de former les meilleurs politiciens qui soient, et d’aider les autres à comprendre ce que veut dire mettre sa raison, son logos au travail pour introduire de l’ordre dans sa vie comme dans la Cité. Introduire de l’ordre dans la Cité, cela veut dire la rendre semblable au cosmos, à l’image de la nature. Un cosmos, il faut comprendre que c’est un univers régi par des lois, et le terme de cosmos est encore mieux compris si on le met face à son opposé qui est le chaos, un univers sans lois. Introduire de l’ordre, dans la Cité et dans la vie des hommes, à l’image de l’univers naturel ordonné et harmonieux. Clairement pour lui, être un homme digne de ce nom, c’était cela, être un être qui par sa raison met de l’ordre dans sa vie, logiquement, rationnellement, et politiquement.

Comment parvenir à cela ? Un long chemin d’enseignement doit être parcouru, un long chemin d’étude pour amener le disciple à comprendre pourquoi l’homme doit se tourner vers l’intelligible plutôt que de se laisser dominer par le sensible. J’évoque ici une des oppositions platoniciennes mais pas seulement, une opposition fructueuse pour la pensée, qui est celle du sensible et de l’intelligible.

L’œuvre de Platon permet aussi de dépasser les oppositions, nous oblige à ne pas nous satisfaire des «ou...ou...» (passion ou raison, la terre ou le ciel, moi ou les autres, etc.) mais nous permet de faire fonctionner ensemble dialectiquement les «et....et...» (raison et passion ; ce monde avec ses limites matérielles et le monde de l’intelligible, moi avec la «justice» interne d’une âme harmonisée et les autres avec la justice externe d’une cité bien gouvernée etc.) Tout ce cheminement réflexif par le dialogue, amène  à réfléchir aux actions des hommes, qu’est-ce qui les pousse à agir (éros) et à parler (logos) ; qu’est-ce que le discours ; qu’est-ce que la science ; Y a-t-il une vérité ? Qu’est-ce que «penser» veut dire ; qu’est-ce qu’une «âme», cette part de l’homme qui fait de lui plus qu’un simple amas de matière, cette part qui nous fait accéder à l’intelligible et qui nous fait manipuler des abstractions «immatérielles» comme les objets mathématiques, et bien d’autres choses encore...

Platon, un éducateur très talentueux

Platon est un éducateur, nous venons de le voir, et il a une visée politique très claire, préparer de bons citoyens, justes et sages. Ajoutons à cela qu’il est un écrivain talentueux. Pour que son art d’éducateur porte ses fruits, il met à contribution toutes les ressources de son art, art qu’il développe au plus haut niveau. Le premier des artifices qu’il utilise avec talent c’est bien évidemment la forme dialoguée. Et si vous avez l’occasion de lire un de ces dialogues vous en apprécierez la fraicheur, l’humour aussi et bien sûr la gravité. On peut dire sans risque de se tromper que dans les dialogues de Platon, tout contribue à la compréhension et à une dimension «philosophique» : non seulement le contexte du dialogue, mais aussi le nom des personnages (tous les noms de personnes de l’époque ont en grec une «signification».) Platon n’a certes pas choisi leur nom pour en raconter l’histoire, mais il en fait des interlocuteurs de ses dialogues pour servir son propos.

Ceci m’amène à une dernière précision importante, il ne faut pas voir dans ces dialogues des reportages ni même des témoignages sur des conversations réelles que Socrate aurait eu à un moment ou un autre de sa vie avec tel ou tel de ses contemporains. Tous les dialogues sont des re-créations soigneusement élaborées par Platon, éducateur et écrivain, des re-créations plus ou moins fidèles à l’esprit de son maître, selon le propre cheminement philosophique de Platon. Ces dialogues visent à faire émerger une vérité utile en philosophie. Pour Platon, il n’y a pas d’un côté l’art de l’écrivain et de l’autre la philosophie, mais tout simplement l’art utile comme moyen de donner du sens et de nous élever vers la philosophie et la vérité.

II  LA PHILOSOPHIE POUR PLATON

Platon va faire du philosophe un amoureux au sens propre, on trouve cela dans le Banquet, un amoureux des beaux corps en premier lieu, c’est ce qu’il rencontre et au fur et à mesure de son progrès comme philosophe, un amoureux de la Beauté elle-même. Platon insistera donc nettement sur le caractère érotique de la philosophie tout en élevant à la transcendance la sexualité.

Platon développera, parallèlement à cette définition de la philosophie, une autre définition dans la République qui fera du philosophe un homme politique, c’est le philosophe-roi de toute cité vertueuse et heureuse. La figure du philosophe ce n’est plus seulement celui qui désire et recherche le savoir mais c’est celui qui le possède. C’est cette compétence qui justifiera qu’il soit à la tête de la cité.

Enfin Platon exposera une troisième définition de la philosophie dans le Phédon : la philosophie comme préparation à la mort, ou plus exactement à la séparation du corps et de l’âme. Le philosophe par son commerce avec les Idées, s’habituera peu à peu à fixer son attention sur les réalités transcendantes et immatérielles que sont les Idées. Son esprit alors verra dans la séparation entre l’âme et le corps un phénomène déjà vécu en un certain sens. Nous retrouverons ces thèmes chez les stoïciens de Cicéron à Montaigne. Le philosophe dans la République (dans le 10ème livre) de Platon, c’est aussi celui qui vit le mieux, qui vit de la façon la plus heureuse (par opposition à ceux qui se consacrent aux activités guerrières ou artisanales).

A Un don divin

Les dialogues affirment que la philosophie est un don divin et que les dieux, qui eux-mêmes  sont savants, ont inspiré aux hommes le désir du savoir. «La philosophie est le bienfait le plus important qui ait jamais été offert et qui sera jamais accordé à la race mortelle, un bienfait qui vient des dieux.» Timée 47a-b. Les dieux sont les vivants parfaits qui se livrent selon le récit du Phèdre, à cette activité également parfaite qu’est la contemplation de la réalité véritable. Le savoir est l’activité la meilleure qui soit. Pour rechercher ce savoir il faut disposer de qualités, de vertus que tous ne possèdent pas, et principalement celle du courage et du désir de connaître. Il faut aussi associer la philosophie à la gymnastique et aux exercices corporels, la recherche de l’excellence pour l’âme doit être conjointe à la recherche de l’excellence du corps.

B Philosopher pour diriger

Pour Platon les philosophes doivent gouverner (ou que les gouvernants doivent philosopher) et les autres citoyens doivent leur obéir. On trouve cela principalement dans le livre V de la Rpbq. Socrate dans ce texte esquisse un portrait du philosophe auquel il attribue des qualités spécifiques. Le philosophe est celui qui aime l’étude et qui aime le savoir; il éprouve pour l’étude du désir et du plaisir, sans jamais en être rassasié ; enfin il aime le spectacle de la vérité (voir Rpbq 475c-480a).

Prenons un des exemples à propos des philosophes et de leurs qualités spécifiques. Le philosophe ne se contente pas de voir de belles choses, il sait voir le beau lui-même, ce beau qui n’est pas sensible, cela veut dire pas perceptible par les sens et que sans doute il est le seul à percevoir. Le philosophe possède cette faculté de percevoir le beau lui-même et le beau est la cause des belles choses, donc il peut connaître les belles choses. Ce qui est introduit ainsi, c’est la distinction du sensible et de l’intelligible, et une thèse relative à leur rapport (ce qu’on appelle le plus souvent la «participation»). La philosophie est ainsi définie comme pensée de l’intelligible, perception de la réalité véritable : elle est donc bien pour cette raison un savoir, une science, une aptitude à voir au moyen de l’intellect, la réalité véritable que les sens ne perçoivent pas. Nous en reparlerons à propos de la dialectique.

Le portrait des philosophes est complété dans le livre VII par l’éducation que doivent recevoir les gouvernants philosophes de la cité vertueuse. Cette éducation doit être un cheminement progressif qui commence par l’apprentissage des sciences et culmine dans l’intellection (noèsis) de la réalité (ousia) et par la dialectique qui rend tout cela possible. Le point ultime de ce parcours, c’est la contemplation du bien lui-même, à la faveur de laquelle une activité et une vie véritablement bonne deviennent possibles, pour l’individu qui contemple et pour la cité qu’il gouverne : le philosophe est celui qui, contemplant le principe, parvient à le prendre pour modèle de sa conduite. Il y a là deux élans, la contemplation de la réalité et l’imitation de cette réalité dans les modes de vie, que Platon rend indissociables pour en faire la définition même de la philosophie.

IV DE L’OPINION À LA SCIENCE

Ce désir de purifier l’existence de tout ce qui l’encombre peut commencer par un nettoyage de nos connaissances, qui sont nous le savons bien, plus souvent des connaissances de moindre ordre que des savoirs véritables. Développons donc maintenant la question de l’opinion et de la science et voyons où cela peut nous mener.

A L’opinion

Pour ce qui est de la connaissance possible, Platon fait une différence entre trois ordres, l’opinion, l’opinion droite et la connaissance. Le texte que je prends fait suite à une discussion au sujet de la vertu, est-ce que c’est une science, Socrate prend l’exemple du voyageur qui demande la direction de Larissa. (Ménon 96c-100c Robin)

Socrate : Supposons que quelqu’un, sachant le chemin de Larissa ou de tout autre endroit où il souhaite aller, s’y rende et serve de guide à d’autres voyageurs, ne  guiderait-il pas droitement et bien ?

Ménon : Hé ! absolument.

Socrate : Et si nous supposions maintenant, que sans y être jamais allé, sans savoir non plus quel est le chemin, il aurait à ce sujet une opinion droite, n’est-ce pas droitement qu’il y guiderait lui aussi ?

Ménon : Hé ! absolument.

Socrate : Et aussi longtemps qu’il aura, je pense une opinion droite sur ce dont l’autre avait un savoir, il ne sera pas, lui qui, sans avoir l’intelligence, suppose ce qui est vrai, un plus mauvais guide que celui qui en a l’intelligence.

Ménon : Nullement, en effet.

Ménon 97a-b

La réponse dans le deuxième cas de l’exemple, ne comporte pas de justification, si ce n’est dans le ouï-dire. Mais quand cette personne dit : «C’est dans cette direction je crois» en indiquant effectivement la bonne direction sans se tromper, elle émet alors une opinion, mais une opinion qui tombe juste, une opinion droite, bien qu’elle ne comporte pas de justification précise de ce qu’elle avance. Ainsi en est-il par exemple nous explique Platon, des politiques qui sont habiles et prennent d’instinct des décisions correctes, mais ne savent pas exactement pourquoi parce qu’ils n’ont pas de science politique, mais seulement une inspiration juste de ce qu’il fallait faire. Si Périclès avait eu une science politique il aurait su la transmettre à ses enfants, ce qu’il n’a pas su faire, parce qu’en fait il n’avait qu’une disposition naturelle, il n’avait que l’opinion droite sans la science.

Alors pour revenir à la route qui mène à Larissa, le premier qui dit : «cela se trouve dans cette direction», l’affirme parce qu’il s’est déjà rendu à cet endroit, il a une connaissance du chemin qui y mène, et il possède des raisons certaines de penser que la route se trouve par là. Ainsi en est-il de la science quand elle entend démontrer par raisonnement ou observation une affirmation. Par raisonnement c’est encore plus sûr que par observation. Ainsi le mathématicien peut démontrer, dans le cadre de la géométrie d’Euclide, que nécessairement la somme des trois angles d’un triangle quelconque doit être égale à 180°. Ce n’est là, ni une opinion, ni une opinion droite, c’est une vérité scientifique. Elle est pourvue de raisons logiques. Platon dit de la science qu’elle est munie de «raisons de fer et de diamant».  Contrairement à l’opinion, la connaissance est enchâssée dans des raisons, comme le bijou est serti dans le métal. Elle a des attaches solides, si bien que l’esprit ne peut la modifier selon son gré et faire ce qu’il veut.

Remarquons, et c’est intéressant qu’il n’est pas question de dire que dans tous les cas  l’opinion est «fausse». On y trouve toutes choses des bonnes et des mauvaises. Elle peut contenir des idées justes, comme elle contient aussi des préjugés grossiers, des idées fausses, des affirmations creuses et superficielles. Le problème de celui qui est dans l’opinion, de nous tous quand nous sommes dans l’opinion, c’est qu’on ne se rend pas compte que nous avons à l’esprit seulement des opinions. L’ignorant ce n’est pas celui qui dit qu’il ne sait rien, c’est celui qui croit savoir et qui n’a que des opinions en guise de connaissance. L’opinion donne une suffisance qu’il faut donc dégonfler pour que l’esprit se mette en quête de la vérité. Socrate utilisait l’ironie, pour piquer comme un taon pique les vaches, pour piquer l’amour-propre de celui qui s’en tient à ses opinions sans aller au-delà.

La différence essentielle entre le savoir et l’opinion, c’est l’incapacité de l’opinion à prouver qu’elle est vraie. Les opinions ne valent qu’à partir du moment où on les a reliées par un raisonnement qui en donnent l’explication (Platon, Ménon 98a). Le propre de la connaissance est d’être un ensemble cohérent où les différentes propositions constituent un tout logique et rationnel.Tout ce qui relève du savoir empirique a de fortes chances d’être détaché et donc incertain. L’opinion est la pensée selon l’apparence, alors que la science connaît ce qui existe en soi. Nous l’avons rapidement évoqué à propos du beau, le monde sensible est l’apparence selon Platon puisque les choses sensibles ne sont que des images et des copies, leurs modèles sont les paradigmes idéaux  qui représentent la véritable réalité : les Idées. L’opinion s’attache à la copie, alors que la science considère l’original, mais comme la copie ressemble à l’original, l’opinion qui s’y attache a des chances de contenir une part de vérité. C’est pour cette raison que l’opinion constitue dans la plupart des cas le point de départ de la connaissance.

Pour en finir avec l’opinion, et pour lui reconnaître son utilité malgré tout, il faut tout de même dire que l’opinion droite, même si elle n’a pas de justification, est pourtant indispensable dans tous les domaines où l’homme doit agir, même s’il ne dispose pas pour autant de connaissance certaine. Et il y a bien des domaines pour lesquelles nous nous contentons d’opinions probables à défaut de certitudes.

B La science

La science pour Platon, c’est ce qui désigne la perception par l’âme de la réalité, de ce qui est. La science est de ce fait la seule connaissance vraie et stable et qui soit possible de toutes choses, et son exercice est ce qui permet d’être philosophe.

Platon commence par douter de la réalité sensible, en cela il suit la doctrine d’Héraclite selon laquelle ce qui est perçu par les sens, le «sensible», est un flux constamment changeant, indéterminé. Les choses sensibles ne conservent pas sempiternellement leur forme et leurs caractéristiques. Elles adviennent, deviennent, changent et disparaissent. Comment si l’on constate ce caractère fluctuant et indéterminé de l’état du sensible, devient-il possible de le connaître ?

«De connaissance il ne saurait être probablement question, Cratyle, si tout change de forme et rien ne demeure» (Cratyle 440a).

La science est le nom qui devra être réservé à la connaissance de ce que sont les choses, et de toute évidence, on ne peut s’en tenir au seul témoignage de la sensation pour en déduire une connaissance de ce qui est perçu :

«Ce n’est donc point dans les impressions que réside la science, mais dans le raisonnement sur les impressions : car la réalité et la vérité, c’est là, à ce qu’il semble, qu’il est possible d’avoir un contact avec elles : du côté des impressions, c’est impossible» (Théétète 186 d).

La sensation ne saurait fonder la connaissance scientifique. On ne peut que supposer que les choses sont comme elles nous apparaissent. Cette supposition, a pour conséquence que la nature spécifique des choses nous échappe toujours si on se contente de les croire comme on les perçoit. Or c’est bien cette nature que doit connaître le savoir qu’on nomme science.

Socrate : (Si) les choses ont elles-mêmes une certaine réalité stable qui leur appartient et qui n’est pas relative à nous....

Il est manifeste que en eux-mêmes et pour eux-mêmes les objets possèdent une certaine constance de leur réalité, qu’ils ne sont pas par rapport à nous et par notre moyen, tirés en haut, en bas, avec l’image que nous nous en faisons, mais que au contraire, par eux-mêmes et par rapport à eux-mêmes, ils possèdent l’exacte réalité originelle de leur nature.

Hermogène : À mon avis Socrate, il en est bien ainsi.

Cratyle 386d-e

C’est cette réalité qui doit être l’objet de la science.

Dans la mesure où elle est connaissance de la raison d’être et de la nature des choses, la science s’enseigne. La science devra définir ce qui, d’un objet quelconque, ne change pas et ne dépend pas de la perception que nous en avons. Ce sera là sa nature (ce qu’il est et ce dont il est capable, par différence d’avec tout autre objet).

À partir du Ménon, les mathématiques deviennent les modèles dans la mesure où science devient alors synonyme de déduction. À partir de propositions que l’on tient pour vraies sans discussion, axiomes, prémisses ou postulats, on déduit en appliquant des règles connues et acceptées de tous, des propositions vraies appelées théorèmes. L’ensemble de ces théorèmes peut être considéré comme les acquis d’une science.

C La dialectique

Un peu plus tard dans la Rpbq, Platon modifie encore sa position de façon décisive cette fois, en distinguant la dialectique de toutes les autres sciences. Il adresse aux mathématiques deux critiques : d’une part les géomètres font usage de figures matérielles et d’autre part ils en restent au niveau des hypothèses (Rpbq VI 511 a-b). Le fait qu’elles utilisent des images contraint les mathématiques à rester tributaires du sensible. Et plus grave, la méthode déductive prend pour point de départ des propositions tenues pour vraies sans discussion. Pour sortir de cette impasse, il faudra appeler science, connaissance véritable, non plus les mathématiques mais la dialectique qui est la contemplation de la réalité véritable, c’est-à-dire des formes intelligibles. Aux formes intelligibles qui sont multiples, Platon donne pour fondement ou foyer commun une forme  celle du Bien qui, dans la Rpbq, est de même nature que les autres formes intelligibles, mais qui les dépasse en puissance et en dignité.

Un passage de la Septième lettre va nous permettre de préciser la position de Platon en ce qui concerne la véritable connaissance et il prend l’exemple du cercle :

«Cercle, voilà quelque chose dont on parle, et qui a pour nom le mot même que nous prononçons à présent. Vient en second lieu la définition de la chose en question, définition qui est composée de noms et de verbes : ce qui à partir des extrémités pour aller vers le milieu est dans tous ses points à une distance égale, voilà en effet la définition de ce à quoi nous donnons précisément le nom de rond, de circonférence ou de cercle. En troisième lieu, il y a la figure qu’on dessine et que l’on efface, ce que l’on tourne au tour et qui se détruit : accidents dont est complètement exempt le cercle en soi, auquel se rapportent toutes ces images parce qu’il est autre chose que celles-ci.

En quatrième lieu, il y a la connaissance, l’intellection avec l’opinion vraie, relativement à ces objets. Or l’ensemble de tout cela doit à son tour être tenu pour un unique facteur qui ne réside pas dans les sons que l’on profère, pas davantage dans les figures matérielles, mais bien dans l’âme.» Lettre VII 342 b-d

Ce qui caractérise la véritable science, c’est qu’elle n’est ni dans les noms ni dans les phénomènes ni dans les dessins des corps, mais qu’elle est immanente à l’âme, à l’esprit. Seul l’esprit, le nous des grecs peut approcher la chose en soi, ce qui est la véritable connaissance.

Pour cela, il faut que l’âme présente une certaine parenté avec les idéalités qu’elle contemple.

Ainsi, pour arriver au juste et au beau, pour s’harmoniser avec eux, il faut que l’âme soit de bonne nature, proche du juste, du beau, du Bien. Il ne suffira donc pas au philosophe d’avoir une intelligence rapide ou une bonne mémoire, car si son âme est d’une nature mauvaise, il pourra seulement prétendre faire de la philosophie, il ne sera pas un vrai philosophe.

Pour la définir le plus simplement, la dialectique est un moyen, à travers le dialogue de connaître ce qui est. Ce moyen de connaître la réalité s’appuie sur une technique, celle des questions et des réponses, dans un entretien le plus souvent oral dans lequel le dialecticien est «celui qui sait interroger et répondre».

Contre l’usage du discours que font les sophistes, par la rhétorique, qui ne cherchent qu’à persuader, la dialectique oppose une science de la discussion, fondée sur une méthode heuristique, c’est-à-dire une méthode de recherche, de découverte et d’enseignement.

Ces questions et réponses permettent par exemple de définir ce qu’est quelque chose, en le spécifiant par ses différences et par ses ressemblances. Par exemple, celui qui veut apprendre au sujet de la vertu doit aussi apprendre au sujet de la méchanceté. Il faut dit Platon, apprendre les deux à la fois, «le faux ainsi que le vrai», c’est seulement ainsi que l’on peut connaître  l’essence entière d’une chose. «Il faut frotter les uns contre les autres, les noms, les logoi, les vues, les sensations».

La dialectique, c’est un peu un art du classement, Elle utilise aussi l’analogie, le paradigme, (le paradigme consiste à mettre en parallèle un objet connu et un objet recherché, pour que les caractéristiques du premier éclairent par analogie celles du second. (voir Politique 277d-279a) et même de fictions et de récits. La dialectique emprunte aux mathématiques, l’instrument de la démonstration rigoureuse (comme c’est notamment le cas avec la réfutation (l’elegkos) qui consiste à prendre pour hypothèses les arguments de l’interlocuteur, puis à en déduire les conséquences jusqu’à faire apparaître une contradiction).

Mais l’essentiel de l’intérêt de la dialectique platonicienne, c’est qu’elle élève l’âme, on parle alors de dialectique ascendante. Elle libère la pensée de l’examen des seuls objets sensibles dont toutes les autres sciences sont peu ou prou tributaires.

La dialectique désigne la saisie singulière de ce qui fait que telle chose est comme elle est, de ce qui la distingue comme telle dans la multiplicité des choses qui sont. En ce sens, elle est l’occasion d’une définition, c’est-à-dire d’une réponse à la question «qu’est-ce que x ?», une définition obtenue par la perception de la Forme intelligible à laquelle participe l’objet de l’enquête. De la sorte, la perception intuitive de la réalité d’une chose n’est que la conséquence d’une médiation progressive qui procède discursivement par la démonstration des intermédiaires. C’est là ce qu’on pourrait appeler l’effet dialectique : la connaissance intuitive de la Forme (ou de la réalité) d’une chose procède de l’épreuve discursive des contradictions et de l’examen progressif de problèmes.

Diotime : Voilà quelle est en effet la droite méthode pour accéder de soi-même aux choses de l’amour ou pour y être conduit par un autre : c’est, prenant son point de départ dans les beautés d’ici-bas avec, pour but, cette beauté surnaturelle, de s’élever, sans arrêt, comme au moyen d’échelons : partant d’un seul beau corps de s’élever à deux, et, partant de deux de s’élever à la beauté des corps universellement ; puis partant des beaux corps de s’élever aux belles occupations ; et partant des belles occupations de s’élever aux belles sciences, jusqu’à ce que partant des sciences on parvienne, pour finir, à cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l’essence même du beau.

C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même !

Le Banquet 211c-d

Socrate : Lorsque par la pratique du dialogue, sans recourir à aucun sens, on s’efforce, au moyen de la pensée, de prendre son élan, jusqu’à ce qu’est chaque chose dans son essence propre ; lorsqu’on ne se départit point de cet effort, que l’on ait auparavant saisi par la seule intellection le Bien dans la propriété de son essence ; alors on est rendu au terme de l’intelligible, comme le prisonnier, alors était rendu au terme du visible.

Glaucon : Mais quoi, n’est-ce pas à cette recherche que tu donnes la dénomination de marche dialectique ? République VII 532b

C De l’inquiétude vertu philosophique

La philosophie nomme l’aptitude à ordonner son existence selon la connaissance de la réalité véritable.

Cette aptitude à connaître la réalité dans son ensemble, devient dans la République de Platon une aptitude à gouverner la cité, aptitude fondée sur la connaissance du juste et de l’injuste, et une aptitude enfin à bien vivre, en prenant soin de soi-même de telle sorte que ce que nous sommes en propre, trouve à s’épanouir.

Platon dit de l’âme humaine qui se consacre à la philosophie que ses moyens sont faibles, et que les explications qu’elle forge sur le compte de la réalité sont souvent incertaines, parfois simplement «vraisemblables». Le philosophe n’est pas un dogmatique tranquille, il est en recherche.

L’objet de la philosophie est accessible certes, il est offert à la vue de l’âme, mais l’âme voit mal ou parfois elle ne prend pas le temps de bien voir, parce qu’elle est comme distraite par les changements et les transformations qui affectent notre monde et nous affectent nous-mêmes. La philosophie désigne ainsi le choix que fait une vie humaine, faillible et inquiète, de se réformer et de s’ordonner en se servant du savoir et en le visant.

 

                                                CONCLUSION

Pour conclure, un hommage à celui qui fut le premier penseur de notre tradition à situer la philosophie au faîte de toutes les connaissances et à la considérer comme l’expression suprême de la rationalité humaine en l’identifiant à la science par excellence.

La théorie platonicienne de la connaissance peut donc être considérée comme un «Éloge de la philosophie et de la vie philosophique» qui anime et inspire toute l’œuvre de Platon. C’est dans la philosophie que Platon a trouvé sa vérité sur toutes les choses, et c’est comme philosophe qu’il a jeté son regard critique non seulement sur le savoir de son époque, mais aussi sur les institutions sociales et politiques. Il a cherché dans la philosophie cette sagesse capable de rendre le citoyen vertueux et ainsi d’assurer le bonheur de la cité. Les grandes lignes de son épistémologie que nous venons de tracer à très grands traits, dépassent largement la sphère du savoir et de la connaissance, car elles rayonnent partout dans sa pensée morale, sociale et politique. À une époque où les sciences expérimentales et les technologies ont envahi notre univers intérieur pour nous imposer leur propre norme de rationalité, l’héritage philosophique de Platon aurait peut-être encore quelque chose de précieux à nous offrir pour trouver un sens dans l’orientation de nos vies personnelles et collectives.

 Maria Salmon                                                                                        janvier 2013

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commentaires

J
<br /> <br /> <br /> Je te résume rapidement pourquoi je ne peux adhérer à la théorie des Idées de Platon. Sa théorie n’est pas fondée, car ce que l’on veut atteindre par les Idées peut très bien être atteint<br /> sans elles. En effet, leur contenu est exactement le même que celui des choses. Par exemple, dans l’idée de l’homme en soi, qu’y a-t-il de plus que dans l’homme réel ? Il faut bien se rendre<br /> à l’opinion selon laquelle le monde des objets, des êtres, le monde d’ici-bas, est le monde réel alors que les idées ne sont que pures constructions de l’esprit et ne possèdent donc pas de<br /> consistance. Prise en elle-même, cette théorie est donc insoutenable et renferme des éléments qui la détruisent. Ainsi, «il semblerait impossible que la substance fut séparée de ce dont<br /> elle est substance; comment donc les idées, qui sont substances des choses, seraient-elles séparées des choses?»-Aristote-. Pourquoi n’y aurait-il pas des idées même pour les négations,<br /> c’est-à-dire pour du non-être, ce qui est absurde. En clair par définition, la substance ne peut être séparée de la chose dont elle est la substance. C’est un peu comme si mon être n’avait<br /> finalement rien à voir avec mon corps. Pour moi la réalité est manifeste en dehors de la perception qu’on en a : réalisme.contrairement à l’idéalisme platonicien en l’occurrence qui croit<br /> d’abord à l’existence de notre pensée avant celle des choses. Sa théorie repose sur la dualité de la réalité, le dualisme (nature de l’être humain) et l’immortalité de l’âme.(idées que je ne<br /> partage pas.)<br /> <br /> <br /> Amicalement.<br /> <br /> <br /> <br />
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