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15 juin 2018 5 15 /06 /juin /2018 20:53

Introduction

Résumé de la leçon précédente.

La question qui m’a intéressé l’an passé consistait à penser la relation entre l’auteur et son œuvre. Entre l’œuvre et l’auteur, y a-t-il une discontinuité ? Heidegger, dans un cours dispensé dans les années 20 sur Aristote écrit : « A. est né, A. est mort, entre temps il a philosophé. Intéressons-nous à sa philosophie ». Bergson pour sa part écrit dans des instructions concernant sa biographie : « Insister sur le fait que j’ai toujours demandé qu’on ne s’occupe pas de ma vie, qu’on ne s’occupe que de mes travaux. J’ai toujours soutenu que la vie d’un philosophe ne jette aucune lumière sur ma doctrine et ne regarde pas le public ».

Ces deux auteurs, exemples parmi bien d’autres, considèrent que leurs œuvres sont autosuffisantes, qu’elles ont leur propre logique, aux lecteurs de la saisir pour entrer dans leur conception de la vie. La biographie est superflue, voire il serait même indécent de ramener le travail de création philosophique au biographique, ce serait déchoir. La hauteur de vue que l’œuvre permet de prendre est essentielle et instaure une distance entre la biographie du philosophe et son œuvre.

Proust dans une réflexion sur notre sujet abonde dans ce sens, même s’il pense avant tout aux œuvres littéraires : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne » affirme-t-il dans Proust contre Ste Beuve, 1954.

A l’instar de Proust, nombre de philosophes se méfient du biographique en général et sont très réticents à considérer qu’il puisse être articulé avec leur œuvre. Leur conception est assez spontanément discontinuiste. Foucault par exemple est même obsédé par cette question et présente le sens de son travail d’écrivain philosophe dans le but de ne plus avoir de visage. On connait tout le travail critique de cet auteur sur l’idée de sujet (le sujet auteur) au point qu’il envisage la mort du sujet comme Nietzsche parle de la mort de dieu. Mais ajoutons qu’il y a des propos de ce philosophe qui a contrario justifient une approche plus continuiste. Il déclare en effet dans Dits et écrits, Tome IV, Gallimard, 1994, p.181-182, reprise d’un entretien avec D. Eribon dans Libération :

« Chaque fois que j’ai essayé de faire un travail théorique, ça a été à partir d’éléments de ma propre expérience ; toujours en rapport avec des processus que je voyais se dérouler autour de moi. C’est bien parce que je pensais reconnaître dans les choses que je voyais, dans les institutions auxquelles j’avais affaire, dans me rapports avec les autres, des craquelures, des secousses sourdes, des dysfonctionnements, que j’entreprenais un travail, quelques fragments d’autobiographie. ».

Propos qui contredisent en un sens l’affirmation précédente, preuve que la question est sensible, complexe et que toute position binaire à cet égard est problématique, Foucault le sait bien.

Pierre Bourdieu, son collègue au collège de France, sociologue, est également un penseur embarrassé par cette dimension biographique en ce qui le concerne lui-même. Que de précautions ne prend-il pas dans un texte pourtant autobiographique que j’avais évoqué dans une précédente communication, Esquisse pour une auto-analyse en utilisant les guillemets, les avertissements, les dénégations pour à chaque fois nous rappeler qu’il y a une illusion biographique dont il cherche à se déprendre. C’est une socio-analyse qu’il entend mener à bien et au même moment il ne cesse d’évoquer de façon très précise certaines expériences personnelles décisives qui furent à l’origine de son œuvre, qui la nourrissent profondément, notamment l’expérience du jeune béharnais au fort accent du sud-ouest et à l’origine modeste, brillant élève, reçu à Normal Sup et devenant interne dans ce prestigieux établissement de l’élite française.

Toute séparation entre l’œuvre et l’auteur, entre l’œuvre et ce qui constitue le biographique, les événements de l’existence etc… semble donc problématique. Le biographique n’est–il pas présent, sous une forme ou une autre, à déterminer, évidemment, une forme plus ou moins consciente, voire sous une forme inconsciente, dans la production d’une œuvre philosophique ? L’œuvre philosophique peut-elle être découplée absolument de l’auteur comme une certaine doxa philosophique le présuppose ?

Le philosophe Derrida est réputé pour la difficulté d’accès à son œuvre. C’est un penseur subtil, complexe, à la pensée difficile tant elle questionne les évidences qui sont au cœur de nos représentations les plus usuelles, tant elle questionne les a priori philosophiques et les déconstruit (Derrida est le penseur de la déconstruction).

A le lire, on peine à percevoir le lien entre une pensée fine qui essaie d’échapper sans arrêt aux oppositions binaires et le biographique. Au contraire, celui-ci semble mis à l’écart. La pensée se déploie dans son travail selon sa logique propre, semble-t-il

 

Pourtant la question autobiographique le rattrape dans Circonfession, ouvrage publié en 1991, au moment de l’agonie de sa mère. Le biographique se trouve pris comme matière explicite et donc consciente dans ce texte. Les motifs personnels, les expériences personnelles, les événements de sa vie sont l’objet de réflexion de la part du philosophe. Il réfléchit sur ce qui dans sa vie personnelle a pu inquiéter sa pensée. L’articulation entre le biographique et l’œuvre se trouve présentée par le philosophe lui-même, certes de façon originale. Derrida s’interroge sur les catégories par lesquelles on écrit (graphein) sa vie (bio). Les présupposés de toute biographie sont questionnés : qu’en est-il de l’identité du sujet qui fait le récit de sa vie ? Cette enfance évoquée, quels effets a-t-elle sur le déroulement de ma vie et de ma pensée ? Le récit de sa vie révèle-t-il le soi ou bien le déguise-t-il ? Pour le penseur juif, au moment où sa mère est mourante, le thème de la circoncision devient central et se révèle fondateur de son travail de penseur.

Quelques lignes extraites d’un site sur Derrida, Derridex, rappelle le caractère autobiographique de cette pensée :

" Dans une circoncision, un anneau de peau est jeté, enterré dans le sable (le prépuce). C'est une bague, une alliance. Même rompue, elle subsiste à travers une autre langue, une autre syntaxe, une autre alliance. Même s'il n'a pas transmis la religion juive, même si ses fils sont incirconcis, il a donné à son oeuvre une forme concise qui lui survivra. La filiation qui se termine avec lui trouvera son chemin dans une écriture qui coupe comme une lame, dans le langage et aussi dans la vie, hors langage. Il faut que l'oeuvre se cicatrise, qu'elle durcisse et pourtant reste une plaie ouverte qui continue à saigner. C'est la surabondance qui la rend belle."

Dans un documentaire qui lui est consacré, D'ailleurs Derrida de Safia Fathy, 1999, le philosophe déclare :

"Chaque fois que je parle de trace, incision, inscription, c'est à dire dans tous mes textes, je fais signe du côté de la circoncision, de la mienne."

D'autres propos de Derrida sur son oeuvre confirment la dimension autobiographique de sa pensée :

 

Circoncision, je n'ai jamais parlé que de ça : limites, marges, marques, clôture, anneau, alliance, don, sacrifice, écriture du corps, pharmakos, coupure, ...

 

Ecrire un livre est une auto-circoncision, une auto-chirurgie.

Un critique écrit : « L'oeuvre de Jacques Derrida, entreprise autobiographique la plus périlleuse, courageuse et folle de ce temps, peut se lire : "Voici le circoncis" ».

 

L'oeuvre derridienne, autobiothanatohétérographique, est la mise en oeuvre de ce qu'il nomme "ma" circoncision

La continuité de l’homme à l’œuvre est ici posée de façon subtile et questionnante, mais affirmée clairement. La pensée et la vie se joignent de façon évidente quoique complexe. La vie, ici l’événement marquant de la circoncision, l’origine juive, entre de façon réflexive dans la pensée du philosophe et la pensée se trouve saisie par le biographique, la pensée s’ancre dans une expérience fondatrice pour le penseur, pensée qui en émane comme la buée du souffle de la bête, selon une alchimie mystérieuse, tout à la fois consciente et inconsciente.

De même Derrida réfléchira-t-il dans Le monolinguisme de l’autre en 1996 sur cette langue qu’il pratique étrangement dans son œuvre, en revenant à cette identité de "judéo-franco-maghrébin" qui lui a fait parler une langue qu'il éprouve dans son altérité. Jacques Derrida n'a qu'une langue, le français. mais cette langue n'est pas la sienne, elle n'est pas sa langue maternelle. C'est la langue de l'autre, celle de la puissance coloniale et de la culture. Derrida est né à Alger dans une famille juive pied-noir.

En réalité, lorsqu’on considère l’histoire de la philosophie, la thèse continuiste (il y a une continuité entre l’homme et l’œuvre) permet de comprendre tout un pan essentiel de la littérature philosophique et sans doute offre une porte d’accès à la pensée des philosophes. Des éléments sensibles, propres à l’expérience du philosophe, s’insèrent dans l’intelligible de la pensée.

Les philosophes ont articulé le philosophique et le biographique dans leurs correspondances, dans des méditations, des confessions, des essais. Descartes avait l’intention d’appeler ce que nous connaissons comme Le discours de la méthode,  L’histoire de mon esprit.

Montaigne pour justifier son entreprise des Essais écrit : « Je veux qu’on m’y voit en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans convention et artifice, car c’est moi que je peins » et en se peignant, il pense son existence et les événements de cette dernière, il pense sa vie, la vie ordinaire se trouve prolongée littéralement par la vie avec la pensée, sans que cette dernière ne soit séparée de la première.

Spinoza qui écrit l’Ethique more geometrico, œuvre qui symbolise l’autonomie d’une production de pensée construite sur de pures raisons, met cependant au cœur de son texte La réforme de l’entendement des éléments biographiques très explicites :
 

« L’expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles ; je voyais qu’aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n’est à proportion du mouvement qu’elle excite dans l’âme : je résolus enfin de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine. »

A l’évidence, le philosophe part de son expérience de la vie ordinaire (l’expression est employée) du caractère pour lui déceptif de cette dernière (les occurrences vaines et futiles) et philosophe à partir d’elles dans une quête de sagesse, dans une recherche du souverain bien qui rattache son projet à celui des philosophes de l’antiquité grecque et romaine, qui cherchaient le bonheur entendu comme paix intérieure, véritable satisfaction existentielle. La vie ordinaire est accompagnée de la vie avec la pensée : la vie et la pensée communiquent dans une sorte de dialogue critique dans lequel la vie ordinaire est réflexivement comprise de façon problématique par le philosophe dont la pensée cherche à orienter autrement son existence, vers une plus grande perfection.

Hubert Bricaud proposera la saison prochaine une leçon sur Sartre et l’autobiographie et il nous dira si ce philosophe soutient une thèse originale sur la relation entre l’œuvre et son auteur.

En somme, il me semble que la thèse continuiste est raisonnable si on prend en compte l’histoire de la philosophie. Qu’est-ce qui au final la justifie ? Qu’est-ce qui m’autorise à la considérer légitime ?

Certes, certaines œuvres philosophiques semblent être de splendides cathédrales intellectuelles mais la philosophie peut–elle être à ce point détachée de tout ancrage dans une expérience personnelle qui relève de la biographie du penseur ? L’expérience de l’auteur n’est-elle pas le terreau qui fonde l’œuvre ? Sans cet ancrage dans les événements qui définissent le biographique, le risque n’est-il pas grand de bâtir une œuvre qui ne soit qu’un palais d’idées ? N’est-ce pas le risque de toute pensée qu’il faut savoir conjurer ?

En affirmant la thèse continuiste, en reliant l’œuvre à l’auteur, en associant ce qui souvent est dissocié, je fais le pari que le sensible et l’intelligible communiquent, je pose l’idée que la vie et le concept sont liés, d’une manière ou d’une autre, avec conscience souvent lorsque cela est explicite dans l’œuvre (par exemple lorsque le philosophe rédige une autobiographie) mais aussi de façon inconsciente, comme le pense le philosophe Nietzsche à propos des oeuvres philosophiques.
 

 

 


 

 

 


 

 

Nietzsche et l’autobiographie

Quelle position le philosophe Nietzsche adopte-t-il en effet sur ce sujet, une fois rappelés ces quelques éléments de réflexion concernant la question du lien entre l’auteur et son œuvre ?

Que nous enseigne-t-il qui mérite qu’on s’y arrête, modestement, ce soir ? (Je ne suis pas un spécialiste de cet auteur, je suis un simple lecteur qui converse avec lui, comme je le fais avec tous les auteurs que je lis et étudie).

Ce philosophe a pratiqué très tôt, dit-on, l’autobiographie. Dès 14 ans, il rédige un premier texte de ce genre. Son dernier texte avant son effondrement, publié en 1888, est une autobiographie philosophique, il s’agit d’Ecce homo. Il présente son projet de la façon suivante dans la préface de ce texte : « Dans ces conditions il y a un devoir, contre lequel se révolte au fond ma réserve habituelle et, plus encore, la fierté de mes instincts, c’est le devoir de dire : Écoutez-moi, car je suis un tel. Avant tout ne me confondez pas avec un autre ! ». Mais en réalité, c’est toute son œuvre qui est à comprendre comme une autobiographie, ce qu’il affirme dans la préface de ce texte : « …Il me paraît indispensable de dire ici qui je suis. Au fond, on serait à même de le savoir, car je ne suis pas resté sans témoigner de moi. ».

Philosophie et biographie pour le philosophe sont en effet intimement mélées, la thèse continuiste est nietzschéenne et il rejette avec vigueur l’idée d’une séparation entre l’œuvre et l’auteur, le créateur, de même qu’il rejette toute séparation de l’âme et du corps.

Qu’est-ce qu’une œuvre en effet ? Une pure création de l’esprit ? On parle en effet d’œuvre de l’esprit, expression qui repose sur certains présupposés, plutôt dualistes. Il y aurait l’esprit d’un côté et de l’autre la matière, le corps notamment, selon une représentation très ancienne, dont le modèle est illustré par Descartes dans Méditations métaphysiques qui affirme dans la 6ième méditation : « Il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui »,

L’esprit ? La faculté, croit-on, de production d’une œuvre orientée par décision par la volonté de vérité, selon de nouveau la démarche exemplaire de Descartes. Dans une telle perspective, l’œuvre semble être produite par un esprit doté d’« instruments de mesure objective et d’enregistrement aux viscères congelés », Gai Savoir, Préface, traduction P. Wotling, p. 30, GF.

Bref, un tel esprit semble être à l’évidence sans corps, détaché de cette part sensible souvent condamnée, méprisée dans l’histoire de la philosophie, et qui se dirige vers l’intelligible comme son lieu propre selon un chemin d’arrachement à soi, à soi c’est-à-dire à ses sens, comme les prisonniers de la caverne se dirigent par étape vers le ciel des idées.

Lorsqu’il s’agit de concevoir la relation du corps et de l’esprit, dans une perspective dualiste, il semble comme l’écrit Descartes dans Méditations métaphysiques qu’on soit « …logé dans (son corps), ainsi qu’un pilote en son navire… ».

Mais suis-je avec mon corps comme un pilote en son navire ? L’analogie est-elle pleinement pertinente ? Le corps, matière étendue est-il en position d’extériorité avec la substance immatérielle, l’âme, ainsi que le capitaine du navire avec ce dernier ? Ai-je un corps ou bien suis-je un corps ? Avoir un corps ? Etre son corps ?

C’est toute la difficulté de la thèse dualiste : dès lors que pour penser l’homme on sépare deux substances, comme Descartes, la question de leur relation se pose : comment penser le lien entre deux substances que tout sépare ? Comment l’âme, substance immatérielle peut-elle communiquer avec le corps, substance matérielle ?

Descartes, attentif à cette question, malgré son option dualiste de principe est conscient de la difficulté puisque si on lit tout le passage de la 6ième méditation dont j’ai cité quelques propositions, voici le texte dans sa totalité :

 

" La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lu ».

Confondu ? Mêlé ? Au final, le sujet humain forme un tout : la réalité fait signe vers l’union de l’âme et du corps. C’est cette voie que Nietzsche va suivre, avec une rare profondeur et une grande radicalité dans la mesure où il entend aller à la racine de la question.

Le philosophe allemand en effet s’inscrit en faux contre le dualisme et reconsidère le rôle du corps en déclarant, dans Ainsi parlait Zarathoustra à propos des contempteurs du corps justement : « Je suis corps de part en part et rien en dehors de cela et l’âme, ce n’est qu’un mot pour quelque chose qui appartient au corps ».

Ainsi une œuvre artistique, scientifique ou philosophique est la production d’un corps, concentré de vitalité pulsionnelle qui y a mis en forme son interprétation du réel, à partir de sa perspective existentielle propre, œuvre par laquelle le vivant humain créateur d’une oeuvre a façonné son « chaos intérieur » en le transfigurant.

Chaos intérieur ? Il s’agit pour le philosophe, « d’enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité », Gai Savoir, p. 30.

Toute séparation du corps et de l’esprit, de l’auteur et de son œuvre est donc problématique pour Nietzsche, elle est même inconcevable, trompeuse et fort douteuse tant une œuvre révèle le rapport que le philosophe entretient avec la vie.

« Je suis corps de part en part » écrit Nietzsche mais quel est ce corps qui semble acquérir un statut central dans cette pensée,  l’âme n’étant plus « qu’un mot pour quelque chose qui appartient au corps » ? Quel est ce corps dont il raconte la biographie dans Ecce Homo ?

Le corps me rattache à la vie, il faut le penser par hypothèse comme celui d’un vivant avant tout, d’un vivant traversé par la vie. Evidemment, il existe différents types de vivant, chaque vivant à sa façon de vivre, de se rapporter à la vie, selon l’interprétation qui lui est propre, en fonction de ses conditions d’existence.

Dans toute l’œuvre de Nietzsche, le corps vivant et bien en vie, ce corps qu’il a cherché à être, ce corps dont il fait le récit dans toute son œuvre, ce corps qui est au cœur de son autobiographie, Ecce Homo, sa dernière œuvre en 1888, c’est un corps en bonne santé quand bien même a-t-il traversé bien des difficultés, la maladie notamment, et on sait que Nietzsche est un grand malade. Nietzsche est le penseur de la santé, de la grande santé du corps et ce faisant il se place du côté de la vie, en s’affirmant comme un certain type de vivant.

Comment définir un vivant en bonne santé ? C’est un corps qui digère bien, qui assimile bien les nutriments étrangers qui le fortifient. Le philosophe est très attentif à la question de la nutrition : « Comment faut-il que tu te nourrisses, toi, pour atteindre ton maximum de force, de virtu, dans le sens que la Renaissance donne à ce mot, de vertu, libre de moraline ? ».

Bien évidemment, ces propos sont à prendre non seulement au pied de la lettre mais aussi de façon métaphorique. « Avec la cuisine de Leipzig, par exemple, en même temps que je faisais mes premières études de Schopenhauer (1865), j’ai nié très sincèrement ma « volonté de vivre ». Ecce Homo, Pourquoi je suis si malin, §1.

 

Nietzsche deviendra critique du pessimisme de ce philosophe, pessimisme qui conduit au mépris à l’égard de la vie, pessimisme dont il devra se déprendre, se « désassimiler » écrit-il : la santé s’allie avec la maladie dont elle est le dépassement, un corps sain est avant tout un corps qui s’accorde avec la vie et qui a mis en place les conditions de cette vitalité. « La maladie seule me ramena à la raison » écrit-il toujours dans son autobiographie, d’allure dialectique, toujours, d’où sa profondeur.

 

Ainsi l’existence du philosophe est bien le terrain d’affrontements, de lutte de forces diverses et variées, lutte dont il fait le récit en montrant comment il se dépasse lui-même, et en se dépassant se rend victorieux des formes culturelles « figées, mortes et mortifères » qui sont comme autant de maladie auquel il faut se confronter, comme l’écrit L. Guirlinger dans un essai sur Nietzsche et Mirbeau.

 

La question de l’assimilation est donc essentielle puisque d’elle dépend « la possibilité de se procurer sans cesse de grandes et même d’énormes quantités de forces » Ibidem., d’où l’importance non seulement de la nourriture mais aussi du lieu et du climat.

Nietzsche déclare à ce propos : « Le génie est conditionné par un air sec, par un ciel clair, — c’est-à-dire par une rapide assimilation et désassimilation, par la possibilité de se procurer sans cesse de grandes et même d’énormes quantités de force. ». Ibidem

Il ajoute, en réfléchissant sur ces conditions matérielles de possibilité dont il a proposé la liste qu’on découvrira un peu plus tard : « Et, tel que je suis, assez fort pour faire tourner à mon avantage ce qu’il y a de plus problématique et de plus dangereux, afin de devenir plus fort encore… » Ibidem.

Ainsi a-t-on la philosophie de sa personne, comme l’écrit Nietzsche dans Le Gai savoir, Préface, §2. La pensée du philosophe, son œuvre apparaît comme un « symptôme…du corps, de sa réussite et de son échec, de sa plénitude, de sa puissance, de sa souveraineté dans l’histoire », Ibidem.

Dans cette perspective, l’insistance des philosophes dans l’histoire sur la notion d’âme est le reflet de leur mépris pour le corps, le dualisme est l’un de ces principes que le penseur cherche à remettre en question. Ainsi écrit-il dans la dernière partie de son autobiographie : « La notion de l’« âme », l’« esprit » et en fin de compte même de l’« âme immortelle », a été inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade — « sacré » — pour apporter à toutes les choses qui méritent du sérieux dans la vie — les questions de nourriture, de logement, de régime intellectuel, les soins à donner aux malades, la propreté, la température — la plus épouvantable insouciance ! Au lieu de la santé, le « salut de l’âme ».

Le recentrage du discours sur la question du corps et sur les conditions matérielles de la manifestation de la volonté de puissance est donc un levier philosophique qui permet de remettre en question les présupposés, voire les préjugés de la tradition philosophique.

Les philosophies selon Nietzsche ont été contemptrices de la vie, s’en sont prises à elle, « la notion de « Dieu » a été inventée comme antinomie de la vie, — en elle se résume, en une unité épouvantable, tout ce qui est nuisible, vénéneux, calomniateur, toute l’inimitié contre la vie. La notion de l’« au-delà « du « monde-vérité » n’a été inventée que pour déprécier le seul monde qu’il y ait, — pour ne plus conserver à notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche » Ibidem.

Bref, revenons sur terre, laissons le ciel et prenons au sérieux le corps et les conditions de son existence concrète, ce que Nietzsche appelle dans une lettre adressée à P. Rée sa morale privée, qu’il a énoncée dans Le Gai savoir, et qui forme selon lui « la somme de mes conditions d’existence, qui ne prescrivent un devoir que si je me veux moi-même », lettre du 1er septembre 1882 à P. Rée.

Entendons : si je veux accroitre ma puissance d’exister, si je suis ce qui dans ma volonté affirme sa puissance. C’est de cela que l’autobiographie fera le récit, en mettant en valeur justement ce qui vaut, les choix de conditions d’existence qui ont permis à cette volonté de s’affirmer.

Mais si ces penseurs ont pu ainsi inventer de telles constructions idéalistes, s’ils ont pu inventer ce qui n’existe pas (le ciel des Idées, un néant qui mène à la négation de ce qui est sensible, à la dépréciation de la vie terrestre), c’est qu’elles avaient pour origine un corps décadent, c’est le mot utilisé par le philosophe, un corps qui digère mal, n’assimile pas bien, pis encore, qui se complaît dans cette situation morbide, c’est de nouveau un mot du philosophe. « Le décadent a toujours recours au remède qui lui est funeste » Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, §2.

Le décadent qui n’a pas la force de se surpasser peut être tenté par le ressentiment : « Et rien ne vous fait vous consumer plus vite que le ressentiment. Le dépit, la susceptibilité maladive, l’impuissance à se venger, l’envie, la soif de la haine, ce sont là de terribles poisons et pour l’être épuisé ce sont certainement les réactions les plus dangereuses. Il en résulte une usure rapide des forces nerveuses, une recrudescence morbide des évacuations nuisibles, par exemple des épanchements de bile dans l’estomac. Le malade doit éviter à tout prix le ressentiment, c’est ce qui, par excellence, lui est préjudiciable, mais c’est malheureusement aussi son penchant le plus naturel. ». Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, §6.

On comprend alors que le philosophe peut s’en prendre à la vie et entendre cette dernière comme une maladie mais c’est parce que son corps est décadent c’est-à-dire malade, faible, « incompatible avec une vie qui s’élève et qui affirme ». Ecce Homo, Pourquoi je suis une fatalité, §4.

Du corps à la pensée, Nietzsche, on le voit, établit des liaisons intimes, une communication directe. « De telle sorte que, de ma volonté d’être en bonne santé, de ma volonté de vivre, j’ai fait ma philosophie ». Par son travail, par cette énergie pulsionnelle qui est au cœur de tout un chacun et que chacun organise à sa façon selon le type de vivant qu’il est, le penseur a donné une forme élaborée à ses affects les plus profonds en les affirmant de façon active.

A travers la production de son œuvre, s’exprime son rapport au monde, c’est-à-dire son être pulsionnel organisé d’une certaine façon, selon certaines conditions on l’a vu, conditions soigneusement énoncées. Le travail philosophique est la manifestation singulière d’une volonté de puissance affirmative, révélatrice d’une interprétation qui confère aux forces agissantes une certaine configuration dans un moment particulier, sachant que tout est en devenir, en mouvement.

Comme Nietzsche l’écrit dans Par-delà bien et mal, dans la première section qui a pour titre les préjugés des philosophes : « Peu à peu s’est révélé à moi ce que fut toute grande philosophie jusqu’à présent : à savoir l’auto confession de son auteur et des sortes de mémoires involontaires et inaperçues ».

Lisons-bien : auto confession : l’auteur, de façon inconsciente, manifeste dans sa production intellectuelle la plus haute qui soit un soi malgré lui, qu’il confesse, dont il fait l’aveu involontairement. Il faudra comprendre ce qui alors se manifeste ainsi : quel est ce soi qui prend forme dans le texte du philosophe ? Que masque le texte du philosophe qui confesse une certaine vérité de lui-même « inaperçue » par l’auteur lui-même écrit le penseur ?

Séparer l’œuvre de l’auteur, comme nous y invite toute une tradition, c’est donc méconnaitre voire se voiler la face concernant le réel. En effet, une œuvre peut-elle être produite sans le corps du créateur ? Sans ses affects ? Sans l’expérience sensible, terrestre par laquelle l’individu a été affecté et a affecté les autres ? N’est-elle pas traversée par la vie ? Une autobiographie n’est-elle pas concernée par la vie de l’auteur ? N’est-ce pas en effet la vie le point essentiel ?

Séparer l’œuvre de l’auteur, c’est au fond méconnaitre que ce dernier est un vivant et que son oeuvre s’insère dans son existence de vivant. L’œuvre est produite par un vivant et manifeste son interprétation propre, interprétation qui n’est possible que par la perspective qui est la sienne. A travers l’œuvre, la vie exprime sa puissance mais chaque œuvre exprime à sa manière un certain type de volonté de puissance.

Par exemple, ai-je des ennemis ? Quel rapport ai-je avec eux ? S’agit-il par exemple de chercher l’extinction des désirs ? Au contraire, de les intégrer à mon existence, de les spiritualiser comme dit Nietzsche pour croître plus et gagner en intensité ?

C’est un fait que Nietzsche est un penseur de la vie et qu’à ce titre, il est cohérent qu’il ait rencontré la question de la biographie et celle de l’autobiographie. La biographie des autres philosophes et bien sûr la sienne. Or ces mot sont grecs : bio, c’est la vie, graphie, c’est l’écriture, auto, c’est soi. Faire le récit de la vie de l’autre ou bien de la sienne.

Mais le philosophe, radical, ne se résout pas à faire le récit de quelques événements marquants de sa vie. Il prend la vie à la racine (radis). Or la vie pour Nietzsche, c’est l’essence la plus intime de l’être, il l’interprète comme volonté de puissance, Wille zur macht, volonté vers la puissance. La vie est orientée par cet impératif d’accroissement de puissance qui conduit à devenir plus, à ne jamais être identique à soi-même, la vie est mouvement, devenir. « La vie est essentiellement l’effort vers plus de puissance, sa réalité la plus profonde, la plus intime c’est ce vouloir ».

L’hypothèse de la volonté de puissance permet de comprendre comment le vivant se rapporte au monde extérieur en sélectionnant, en approuvant, en disant oui, non, en écartant telle ou telle chose selon ses valeurs propres, selon son interprétation.

Par exemple, je peux interpréter les désirs comme une réalité négative pour moi, selon la philosophie stoïcienne par exemple ou la pensée chrétienne, qui y voit la marque d’une nature fautive à combattre ou bien au contraire, je peux, comme le libertin Don Juan les suivre sans limite et tout entreprendre pour les satisfaire. Dans ces deux cas, c’est bien un vivant qui agit, selon un certain rapport à lui-même et au monde. Le vivant chrétien se représente négativement le désir. Il y aurait donc quelque chose de négatif en l’homme, la part maudite, cette dimension peccable donc coupable qu’il faudrait parvenir à éteindre par tous les moyens. La volonté de puissance est ici réactive, elle a besoin de nier, voire d’éliminer au nom d’un idéal de perfection.

Mais est-ce une philosophie acceptable au sens ou Nietzsche l’entend ? Traduisons : non pas est-ce une conception vraie, le philosophe est critique avec cette idée qu’il assimile à un préjugé, mais est-ce une interprétation susceptible d’augmenter ma puissance d’exister et de mettre en place les conditions d’une existence intense ?

En réalité, pour Nietzsche, cette philosophie démontre son hostilité à la vie. Cette interprétation des désirs est le fait d’une volonté de puissance en effet réactive, qui a besoin de nier, qui est pleine de ressentiment à l’égard de ce que les philosophe appellent les affects, les sentiments, selon une représentation qui tend à rabaisser ce qui provient du corps comme étant « bassement matériel » ? Lisons sur ce sujet ce qu’écrit Nietzsche dans Crépuscules des idoles :

« L'Eglise combat la passion en la coupant, dans tous les sens du terme. Sa pratique, son « traitement », c'est le « castratisme ». Elle ne demande jamais : « Comment peut-on spiritualiser, embellir, diviniser un appétit ? » De tout temps, dans sa discipline, elle a mis l'accent sur l'extirpation (de la sensualité, de l'orgueil, de la volonté de dominer, de la cupidité, du désir de vengeance). Mais attaquer les passions à la racine, cela revient à attaquer la vie à la racine; la praxis de l'Eglise est hostile à la vie... ».


 

Qu’est-ce qui alors est préférable ? Je peux comme Nietzsche envisager d’intégrer les désirs à mon existence en leur laissant la place qui leur revient, sans les éradiquer, en les intégrant à mon existence, sans les mutiler, en les spiritualisant comme il l’écrit, ce qui augmentera l’intensité de mon existence dans la mesure où intégrer des forces et non les mutiler est toujours un plus de vitalité qui définit une forme de grandeur lorsqu’on y parvient.

Nietzsche est bien ici le philosophe de la vie qui trouve son chemin de santé entre des voies sans issues et morbides : la voie de la mutilation des désirs d’un côté, celle du renoncement triste, austère, qui s’en prend à la vie et de l’autre côté celle de la profusion anarchique, incapable par faiblesse d’harmoniser en soi les forces. Le préférable, c’est d’intégrer, d’harmoniser, d’équilibrer en soi ces forces.

Des types de vie peuvent ainsi être identifiés avec pour chaque type ses conditions propres, ses valeurs relatives à l’idée de ce qui est utile à sa conservation, à ce qui est favorable à sa puissance. Chaque type peut être interprété selon qu’il est ou non décadent, malade, déclinant ou au contraire selon qu’il incarne une certaine santé, avec des forces qui s’affirment. Il est des types de vie, évoqués plus haut, qui se manifestent par leur besoin de sécurité, de protection, qui interprètent la vie de façon dépréciative, qui expriment une certaine détresse face à l’incertitude par exemple, qui vont vouloir être rassuré, consolé. Les désirs par exemple, sont jugés comme la part négative du vivant humain et on cherchera à s’en prémunir comme on le fait d’un danger, dans une logique de maîtrise castratrice.

De ce point de vue, la philosophie stoïcienne par sa conception d’un désir qu’il convient de mettre à l’écart révèle un certain état du corps et des forces qui luttent en lui. Le texte stoïcien est l’expression de ce conflit pulsionnel qui ne trouve comme autre solution que d’orienter l’être vers la privation, l’ascèse, la castration. Le stoïcisme révèle curieusement ici une forme de faiblesse dans la mesure où la radicalité est la preuve d’une incapacité à harmoniser, à spiritualiser ces forces internes. Tel un jardinier qui pour maîtriser la nature déciderait de déraciner tout ou partie des plantes qui par leur abondance mettaient en danger son interprétation, ici sa volonté de donner au jardin une certaine forme. Ainsi la pensée des stoïciens est-elle en effet une confession, une autobiographie de l’auteur en proie aux forces vitales qui le submergent et qu’il tente de contrôler de façon radicale par la raison, dans une logique de méfiance à l’égard des passions, une logique d’extinction.

D’autres tenteront une aventure différente, un autre voyage, selon une autre perspective, un autre point de vue, en exposant leur soi autrement. Leur vitalité les poussera à donner une autre orientation, c’est-à-dire une autre interprétation à leur chaos intérieur, en tentant d’harmoniser ce dernier, sans en mutiler une partie dans une folle logique de castration, signe d’une moindre vitalité. Au contraire, ils essaieront de ne renoncer à rien mais intégreront ces pulsions diverses et variées dans une configuration englobante, tel le jardinier classique ordonne la nature en prenant en compte chaque arbuste, en donnant à l’ensemble une unité non castratrice.

Le malade, tenté par une interprétation dépréciative de la vie, peut aussi parvenir à se dépasser courageusement, en développant avec sa maladie, à partie d’elle, une nouvelle vitalité, pleine d’intensité, forme de grandeur qu’il parvient à vivre avec sa maladie et non contre elle. La maladie, le morbide n’ont pas été castrés mais intégrés dans une totalité sensée, celle du vivant qui a développé une nouvelle perspective sur la vie, qui lui permet d’accroître sa puissance d’exister.

Dans Le crépuscule des idoles, Nietzsche écrit cette fameuse phrase : « Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort ». Pensons à P. Lançon dans son livre Le lambeau, paru cette année chez Gallimard, cet homme diminué, réduit à la passivité de son état et qui au cœur de son propre chaos (quelques balles des frères Kouachi l’ont défiguré en faisant de son visage une gueule cassée) cherche les conditions qui assureront sa survie, telles les racines d’une plante qui s’aventurent sous-terre en cherchant dans l’obscurité les nutriments qui permettront la croissance de l’ensemble, ici la résurrection, à savoir une nouvelle vitalité, qui s’est inventée son mode de vie, ses nouveaux habitus pour ne pas dépérir.

En prenant ce point de vue, en effet, l’œuvre est bien l’auto confession d’un auteur, qui met en scène ses forces vitales, leur énergie et leur destin en lui, la façon qui est la sienne de les ordonner selon une certaine configuration, selon une certaine interprétation qui met en valeur comment sa propre puissance s’est affirmée, selon quelles conditions.

Mais cette confession peut aussi être volontaire, intentionnelle. Faire le récit de sa vie, on le comprend désormais, c’est forcément évoquer non pas tant les événements de sa vie que la relation du soi à ces événements, le type d’homme que j’ai été, celui que je suis devenu et celui que je deviendrai. « Derrière tes pensées et tes sentiments, il y a ton corps et ton soi dans le corps : la terra incognita ». La pensée est bien enracinée dans un corps, matière énergétique de l’homme, activité pulsionnelle qui jaillit et forme une idée, une fulgurance, une intuition, une interprétation qui sera proposée à l’autre qui en sera éventuellement affectée.

Cette interprétation se rapporte à un corps qui occupe un certain point de vue au sein de l’espace, c’est nécessairement depuis un point de vue limité que l’interprétation émerge, interprétation qui s’enracine dans un certain corps, aux forces vitales plus ou moins vives, qui peuvent être maladives ou au contraire abondantes.

Par exemple, je peux avoir besoin de repères fixes, d’identité, de stabilité et fuir ce qui échappe à toute prise, ce qui s’apparente à un tourbillon, à de l’incertitude. Je me représente le devenir comme un danger et je vais projeter sur ce dernier des catégories qui vont le figer. C’est toute la théorie de Platon qui procède ainsi, selon Nietzsche, qui préfère au devenir, aux apparences sans cesse changeantes, fluctuantes, les formes, les idées identiques à elles-mêmes, identiques à elles-mêmes à travers le temps. Ce que masque le métaphysicien, c’est la peur de ce qui est en devenir et son besoin d’être rassuré qui sera à l’origine de son système philosophique. Derrière ce masque, il y a la recherche d’une consolation, c’est la philosophie d’un corps malade, un certain type de mise en forme de la réalité. La philosophie reflète donc l’état de santé du corps du philosophe, son rapport à la vie.

C’est dire qu’un autre corps, avec une autre perspective peut percevoir autrement le monde et l’interpréter différemment. Comme l’affirme Nietzsche, il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. C’est la raison pour laquelle toute séparation entre l’œuvre et l’auteur, son corps, son point de vue, sa perspective, ses pulsions, ses instincts n’a pas de sens.

Dans Ecce Homo, texte explicitement autobiographique, il parle de lui, de ses parents, de certains événements de sa vie. Il y a des éléments qui forment le récit de sa vie. Or ce philosophe est un penseur de la vie qui rend hommage à la vie, ne s’en plaint pas, au contraire. Tous ce qui se passe dans son existence reflète le rapport qu’il a entretenu à la vie.

Il est d’une virulence extrême à l’égard de ceux qui méprisent la vie, qui la condamnent, qui se plaignent d’elle au point qu’ils imaginent des arrières-mondes, des mondes idéaux qui dévalorisent la vie sur terre. Ce sont ces derniers qui sont les véritables nihilistes, qui posent à l’instar d’un Platon un ciel des Idées, un monde intelligible, constitué de réalités fixes, identiques à elles-mêmes et non soumises au monde sensible, monde des apparences fluctuantes, changeantes, sans cesse en devenir. Ce faisant il délaisse la terre et les conditions concrètes grâce auxquelles la vie peut se déployer de façon active et joyeuse.

Or ce monde changeant, ce réel en métamorphose constante qui en effet ne peut être identifié par des catégories figées, pétrifiantes, c’est aux yeux de Nietzsche le réel comme vie. La vie est à prendre au sérieux lorsqu’on lit ce philosophe, qui l’évoque constamment dans ses textes, il s’agit de prendre alors la bonne perspective sur elle, de bien l’interpréter afin de mettre en place les conditions de son plein déploiement, en étant attentif à ce qu’il y a de plus concret, de plus terrestre. Mais cette voie est difficile, âpre comme le montre l’existence même du philosophe mais possible.

Ainsi Nietzsche nous invite à bien comprendre le terme d’autobiographie. Faire le récit de sa vie. Faire le récit de son existence en tant que vivant, vivant traversé par la vie comme toute réalité du monde, de la terre, vivant qui peut contribuer alors à rendre plus intense son existence en se dépassant soi-même pour vaincre le nihilisme mortifère qui menace de l’enfermer dans sa rumination. Nietzsche, je crois, apporte un regard autre et original sur cette question de l’autobiographie.

Pierre Breton Juin 2018

 

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