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12 octobre 2017 4 12 /10 /octobre /2017 12:00

 

Il semble que l’être humain préfère le rangement au dérangement, l’ordre au désordre. Ainsi vous n’aimeriez pas que cet exposé soit complètement décousu, désorganisé, que l’on y passe d’une idée à l’autre sans la moindre raison. Vous auriez peur de perdre le fil, de ne plus vous y retrouver. De même est il vraisemblable que vous préfériez habiter un espace où les choses sont rangées à leur place. Il vous est dans ce cas plus facile de les trouver quand vous en aurez besoin. Mais cette préférence pour l’ordre, le rangement, est loin de concerner la seule vie quotidienne dans sa dimension pratique. Nous la retrouvons dans bien d’autres domaines.

La connaissance et tout particulièrement la connaissance scientifique. Celle-ci commence en effet par la mise en ordre des phénomènes étudiés. Elle les trie, les classe, les hiérarchise. Ce besoin d’ordre se manifeste aussi dans les méthodes qu’elle met en œuvre. Chaque étape du cheminement vient à sa juste place dans le respect de procédures dûment contrôlées. C’est à cette rigueur que l’on reconnaît la démarche scientifique.

La manière de vivre. Beaucoup ne cherchent ils pas une vie tranquille, conforme à la moyenne de ce qui se fait, loin de tous les excès qui pourraient lui être nuisibles, en bref une vie «rangée» ? Mêmes ceux qui ont une vie désordonnée finissent comme on dit par se ranger, s’assagir.

Le domaine social et politique. Dans toutes les sociétés, des plus petites aux plus grandes, des plus traditionnelles aux plus modernes, l’ordre est préféré au désordre. Dans les sociétés du passé, l’ordre repose sur un respect scrupuleux des traditions. Dans les sociétés modernes où le politique a pris la place de la tradition, la crainte du désordre, de l’instabilité, de la violence est tout aussi présente. Et s’il arrive qu’aient lieu des révolutions, c’est moins par désir de désordre que par souci de remplacer un ordre existant jugé nuisible par un autre considéré comme plus juste.

 

Mais cette apparente préférence pour l’ordre, le rangement, la tranquillité est-elle toujours justifiée. Dérangements et désordres n’auraient-ils pas quelques vertus ? Faut-il les condamner et les fuir dans tous les cas ? Trop d’attachement à un ordre strict ne risque-t-il pas d’empêcher l’existence humaine de se déployer, tant dans la vie quotidienne qu’au plan psychique, intellectuel, social, politique ?

A trop aimer l’ordre, l’esprit ne court-il pas le risque de fermeture, de sclérose. Nos idées, trop bien rangées, ne gagnent-elles souvent à être bousculées, remises en question afin de gagner en pertinence ?

A trop aimer l’ordre, notre existence, prisonnière des habitudes voire des manies, ne risque-t-elle pas de se couper des autres et, avec eux, de ce qu’ils peuvent nous apporter de découverte et d’ouverture ?

Sur le plan social et politique, la défense à tout prix de l’ordre établi, le refus des changements ou même des arrangements, ne sont-ils pas un frein aux évolutions incontournables de nos sociétés ?

Dans le domaine des sciences, le présupposé selon lequel il existerait un ordre du monde est-il aujourd’hui tenable ? Les découvertes récentes touchant l’infiniment grand comme l’infiniment petit ne conduisent-elles pas de plus en plus de savants à reconnaître au désordre un rôle positif ?

En bref il est probable que les relations entre ordre et désordre soient un peu plus complexes que ce que nous prétendons.

 

Variation n°1 : Du Chaos au Cosmos

 

  1. lecture d’un extrait de la Genèse (le début)

 

  1. Analyses

 

Avant l’intervention du Dieu de la Bible, nous voyons que la terre est noyée dans l’abîme et l’abîme enveloppé de ténèbres. A ce stade, tout est encore dans un état de confusion originaire, rien ne se distingue de rien, il n’y a aucune limite. La création du monde nous est relatée comme un travail par lequel Dieu sépare les choses les unes des autres en les distinguant et en même temps en les nommant. Il leur donne l’existence en leur donnant à la fois un nom et une forme. En cela le Dieu biblique n’a rien de très original. Il ressemble beaucoup à tous ces dieux, ces êtres surnaturels, ces ancêtres sacrés qui peuplent les mythes de tant de cultures archaïques et, parmi ces mythes, les mythes cosmogoniques.

Les cosmogonies sont des récits sacrés relatant comment, dans les temps des commencements, des ancêtres sacrés assimilables à des dieux ont créé le monde. Du point de vue de ces mythologies, toute création du monde est passage du Chaos au Cosmos, transformation de l’informe, de l’a-morphe en un tout organisé, passage d’un désordre absolu à un ordre. Ainsi la cosmogonie gréco-romaine rapportée par Hésiode nous dit : au début était le Chaos, soit un tout incommensurable au sein duquel tous les éléments constitutifs du monde étaient mélangés. Quatre entités se séparent de ce Chaos originaire : Gaïa (la terre), Éros (le désir comme force créatrice), Erèbe (les ténèbres de l’enfer) et Nyx (la nuit). Gaïa engendre Ouranos (le ciel). Suit alors toute une généalogie.

Dans la cosmologie babylonienne, la création du Cosmos est le fait de la victoire du dieu Marduk sur le monstre marin Tiamat. Marduk crée le monde avec le corps déchiré de Tiamat et l’homme avec le sang du démon Kingu, principal allé de Tiamat. Dans ce récit comme dans beaucoup d’autres, on rencontre des monstres, des dragons, des démons. Tiamat, monstre marin, symbolise ce qui n’a pas de forme déterminée et peut prendre toutes les formes, comme l’élément liquide où il vit. Il symbolise en même temps l’inclassable, ce à quoi on ne peut assigner une catégorie (le monstre). On trouve aussi dans ce récit, à l’instar de nombreux autres du même genre, cette idée que la création du monde a partie liée avec un événement violent, un combat ou un sacrifice. Le Cosmos comme monde ordonné n’advient qu’après une lutte contre le Chaos. L’ordre du monde se fonde sur une lutte contre le désordre absolu.

 

  1. Conclusion

 

Ces cosmogonies mettent en avant ce besoin d’ordre qu’ont les hommes dés les premiers moments de l’humanité. Il faut chasser le désordre et mettre de l’ordre. Ainsi les cultures archaïques pensent-elles d’abord le monde, leur monde, comme Cosmos, soit comme un monde ordonné, organisé, rangé. C’est cet ordre qui fonde les traditions de ces cultures, un ordre si précieux qu’elles s’efforcent de le respecter, de le défendre, de le conserver, sauf à devoir revenir au Chaos originaire. Remarquons à ce propos que dans nombre de ces cultures existent aussi des mythes relatant l’irruption de catastrophes, d’événements extraordinaires et destructeurs, de déluges, d’apocalypses, toutes choses dues aux mauvais agissements des hommes, à leurs désordres et qui menacent ceux-ci d’un retour au Chaos.

 

Ainsi pouvons-nous comprendre qu’ordre et désordre structurent dés les commencements la pensée humaine.

 

Variation n° 2 : Va ranger ta chambre

 

Cette injonction à l’adresse d’un enfant est banale. Elle vise tout autant un objectif pratique qu’une finalité éducative voire morale. Trop encombré, l’espace de la chambre deviendrait vite impraticable. L’enfant n’y retrouverait plus rien, il ne s’y retrouverait plus. Mais le désordre témoigne aussi d’un laisser-aller, d’un laisser-faire cadrant mal avec la discipline, le respect de soi et des autres, le courage, autant de valeurs que nombre de parents voudraient inculquer à leurs enfants. L’injonction, maintes fois répétée, finira dans de nombreux cas par être intériorisée par l’enfant. Arrivé à l’âge adulte il n’aura sans doute plus besoin qu’on lui dise de ranger, il le fera de lui-même. Il passera même pas mal de temps, comme beaucoup d’entre nous, à ranger… mais aussi forcément à déranger.

 

  1. Ce que ranger veut dire

 

Au sens propre c’est disposer des choses par rangées, lignes, piles, tas, etc. Plus largement à assigner une place déterminée à un objet ou à une catégorie d’objets. Mettre les objets par catégories c’est déjà les ranger. Pour faciliter le rangement l’homme a inventé des coffres, des placards, des étagères, des classeurs, des tiroirs, des bacs, etc. Ce sont autant de moyens de regrouper dans le même espace des objets ayant la même fonction, tout en les tenant facilement à notre disposition. Pouvons-nous tout ranger ? Il existe souvent dans chaque habitation une sorte de «monstre», un espace où l’on jette pêle-mêle ce qui semble échapper à tout classement, à tout rangement. Un tiroir par exemple où finit par se retrouver tout un bric-à-brac ou bien encore un placard servant de «fourre-tout», tiroir ou placard où l’on se contente de cacher un petit désordre. En bref une sorte de rangement inachevé.

Peut-être faut-il préciser que le rangement ne porte pas seulement sur l’espace et les objets matériels mais qu’il concerne aussi le temps. L’homme a toujours cherché à mettre de l’ordre dans le flux du temps avec des calendriers, des horaires, des emplois du temps, des agendas, etc. Le rangement – on traitera cela un peu plus loin – concerne aussi les idées.

 

  1. Pourquoi rangeons-nous ?

 

D’abord pour de simples raisons pratiques. Primo, dans nos sociétés dites «de consommation», nous accumulons toutes sortes d’objets : outils, appareils divers, meubles, vêtements, livres, etc. Ajoutons à cela l’urbanisation croissante et, avec elle, la réduction sensible des surfaces habitables. On comprend alors le risque d’encombrement qui guette notre espace de vie et donc la nécessité du rangement, une contrainte probablement plus forte aujourd’hui que dans le passé mais aussi que dans nombre de sociétés traditionnelles. Voyez comme les placards, les étagères, les rangements divers et variés occupent une place importante dans nos habitations.

Secundo, le rangement obéit, dans la sphère privée mais plus encore dans la sphère professionnelle, à une exigence d’efficacité. S’il ne veut pas perdre de temps, un artisan aura tout intérêt à bien ranger ses outils, ses matériaux. Ainsi les trouvera-t-il facilement en fonction de l’opération à effectuer. Le travailleur intellectuel (chercheur, professeur…) a, de la même façon, intérêt à bien ranger ses dossiers, ses documents, que ceux-ci soient dématérialisés – le rangement dans l’ordinateur – ou non. S’il dispose par exemple d’une bibliothèque, il devra trouver l’ordre adéquat pour organiser celle-ci et retrouver facilement l’ouvrage ou le document dont il a besoin. Ordre alphabétique, historique, thématique…? Chaque rangement a ses forces et ses faiblesses. Mais ce qui vaut pour la vie professionnelle vaut aussi, bien que dans une moindre mesure, pour la vie privée. Un appartement, une maison où rien ne serait rangé, où régnerait un désordre indescriptible, deviendraient vite pour ses occupants un espace difficile voire impossible à habiter. Pertes d’objets, temps perdu à les rechercher, difficultés à faire le ménage, vie pratique continuellement perturbée ou fortement ralentie. Tel serait le résultat d’un tel désordre. D’où l’intérêt pratique du rangement afin de faciliter la vie quotidienne surtout lorsque nous vivons à plusieurs dans le même espace.

Tertio, on ne saurait longtemps passer sous silence le paradoxe lié au rangement. S’il nous faut ranger c’est avant tout parce que nous ne cessons de déranger. Agir, entreprendre quelque chose, conduit peu ou prou à déranger. Cuisiner par exemple appelle forcément du dérangement. On a besoin de tel ou tel ustensile, de tel ou tel produit, toutes choses préalablement stockées ou rangées et qu’il faut déranger. Il faut aussi compter avec les déchets, la vaisselle sale, etc. La seule confection d’un plat entraîne toutes sortes de dérangements et, après coup, beaucoup de temps de rangement. C’est la même chose pour le bricolage, le jardinage, etc. Ils entraînent nécessairement dérangements et rangements car les deux opérations sont inséparables. D’où, peut-être pour certaines personnes, cette hésitation voire ce refus d’entreprendre des choses, sachant qu’il va falloir déranger puis ensuite devoir ranger. A moins évidemment qu’on ne laisse tout en désordre, ce qui, on l’a vu, rend la vie difficile. Quoi que nous fassions, l’action et donc la vie sont inséparables du dérangement, ce qui fait de tout rangement quelque chose de fragile et de provisoire.

Une dernière remarque concernant une forme de dérangement. Non pas ponctuelle et soudaine comme celle qu’exige telle ou telle activité momentanée, mais progressive et lente. Du fait par exemple de notre charge de travail, un bureau peut s’encombrer progressivement –pas le temps d’y remettre de l’ordre chaque jour – jusqu’au moment où il devient difficile d’y travailler. De même un appartement, une maison. D’où la nécessité de grands ménages radicaux : on jette, on trie, on classe; bref on s’efforce de remettre de l’ordre là où le désordre s’était subrepticement imposé.

 

Néanmoins le rangement n’a pas seulement une signification pratique. Pour certaines personnes il semble revêtir un autre sens, de l’ordre de la civilité mais aussi de l’éthique. Dans cette perspective le rangement témoignerait d’un autre ordre. Nous ne rangeons pas seulement pour être plus efficaces mais pour des motifs liés à certaines valeurs morales. En rangeant il s’agirait d’aller à l’encontre d’une pente naturelle au laisser-aller, à la paresse, à la facilité. Ranger témoignerait dans ce cas d’une sorte d’exigence à l’égard de soi-même –ne pas se laisser aller -, mais aussi à l’égard des autres – respecter autrui -. Vous invitez quelqu’un chez vous. Vous allez faire ce qu’il faut pour que votre habitation soit propre et en ordre. Il s’agit moins ici d’une crainte à l’égard du regard des autres que d’une forme élémentaire de civilité, de respect des autres. Probablement seriez-vous un peu choqués si, invité vous-même chez quelqu’un d’autre, vous découvriez un salon où rien n’est rangé, où tout «traîne» sur les chaises, les meubles, par terre, etc. Ce respect des autres, nous le retrouvons dans d’autres formes de rangement concernant cette fois l’espace public. Dans un parking par exemple, vous allez en principe vous efforcer de ranger correctement votre véhicule de façon à ne pas déranger les conducteurs des véhicules voisins. Le rangement est ici difficilement séparable de la relation aux autres.

 

  1. L’obsession du rangement

 

Si ordre et rangement rendent les actes de la vie quotidienne plus faciles et les rapports avec autrui plus agréables, ils peuvent dans certains cas devenir envahissants. Plutôt que de servir la vie, ils lui font obstacle. De simples moyens le rangement peut devenir une fin en soi. Il s’agit ici de manie, voire d’obsession.

Le comportement maniaque consiste en un attachement exclusif à une catégorie d’habitudes. En général les habitudes ne sont pas en elles-mêmes mauvaises. Beaucoup sont indispensables et nous facilitent grandement la vie quotidienne en nous faisant gagner du temps, en nous aidant à nous adapter à notre environnement. Certaines habitudes peuvent pourtant, chez certaines personnes, devenir exagérées, tyranniques, autant pour la personne ayant contracté cette habitude que pour celles qui, devant vivre à cette personne, en souffrent. Les habitudes touchant le rangement peuvent être telles que certaines personnes ne supportent pas qu’une chose ne soit pas rangée à la place exacte où elle doit l’être. Cela entraîne des difficultés de relation avec autrui, lequel est considéré comme facteur potentiel de trouble ou de dérangement.

De simple manie plus ou moins supportable, le rangement peut aller jusqu’à l’idée fixe, le thème de ce que Freud appelle la névrose obsessionnelle – aujourd’hui on parle plutôt de TOC (troubles obsessionnels compulsifs) – et devenir source de souffrance. Dans ce type de névrose, la personne malade cherche à mettre fin à une situation angoissante en se croyant obligée d’accomplir un certain nombre d’actions dans un ordre bien déterminé. A l’instar de la propreté, le rangement fait partie des thèmes les plus courants de la névrose obsessionnelle. Dans ce cas l’obsession de l’ordre, du rangement, mais aussi souvent de la symétrie, témoigne, à l’égal d’un symptôme, d’un désordre psychique. Le malade a conscience de ce qui lui arrive mais il ne parvient pas malgré cela à résister à cette injonction compulsive le contraignant à répéter sans fin les mêmes gestes ou les mêmes comportements. D’où cette impossibilité pour lui de vivre une vie normale, celle-ci se trouvant envahie, assiégée par cette obsession du rangement.

 

Sur le plan matériel et pratique le rangement est donc un facteur d’efficacité. Il rend la vie quotidienne plus facile. Mais, poussé à certaines extrémités, il peut devenir compulsif et pathologique.

 

Variation n° 3 : Connaissance et Rangement.

 

Vous vous promenez dans une forêt. Vous connaissez d’autant mieux le milieu forestier que vous pouvez y distinguer les différentes espèces d’arbres et d’arbustes qu’on y rencontre : chêne, hêtre, bouleau, pin, houx, etc. Les mots composant le vocabulaire de chaque langue nous aident à sortir de la confusion en rangeant et en classant les êtres naturels comme artificiels par catégories, ensembles et sous-ensembles. La langue nous aide à mettre de l’ordre dans le foisonnement de la réalité qui nous entoure. Elle nous aide ainsi à penser cette réalité ou du moins à y voir plus clair. Mais la connaissance commune issue de la langue n’est pas forcément très rigoureuse. Toute langue comporte nécessairement des équivoques.

Le savant, lui, obéit à une exigence de clarté et de rigueur. Dans cette perspective la seule langue vulgaire ne suffit pas. Il lui faut pouvoir fonder sa connaissance sur une rationalité sans failles.

 

  1. La connaissance scientifique commence par ranger.

 

Ce besoin d’ordre, inséparable de la raison, se manifeste d’abord comme besoin de définir et de classer. Dans les sciences de la nature, le premier travail va consister à mettre de l’ordre dans le foisonnement des phénomènes que l’on cherche à comprendre. Aussi faut-il construire des catégories, d’une certaine façon des boites, mais théoriques, où l’on va ranger tel ou tel ensemble ou sous-ensemble. Ainsi chaque être vivant va-t-il être doté par le biologiste d’une double identité, l’une renvoyant au genre, l’autre à l’espèce. Le nom scientifique de cet oiseau que l’on appelle communément le merle est Turdus merula – le latin servant aux savants de langue universelle de classement - Turdus parce que le merle appartient au genre des turdidés, genre auquel appartiennent différentes espèces de grives, de rouges-gorges, de rossignols, etc. Le genre fait lui-même partie d’une famille, celle-ci d’un ordre, d’une classe, d’un règne. Ce ensemble de boites plus ou moins étendues et grâce auxquelles on classe les êtres vivants est l’objet d’une science à part, la taxinomie ou encore la systématique, soit la science des lois de la classification des formes vivantes. Au départ – dés l’Antiquité avec Aristote – cette systématique se construit à partir des caractères visibles des espèces. Elle évoluera suite à certaines découvertes scientifiques, la génétique notamment, laquelle est conduite à réorganiser la systématique en fonction de l’ADN de chaque espèce.

Toutes les sciences, si elles veulent prétendre à la rigueur, doivent mettre en place cette définition et ce classement des phénomènes. De même qu’au niveau pratique et matériel nous risquons de nous y perdre si rien n’est rangé, si tout est mélangé, de même, sur le plan de la connaissance scientifique, risquons-nous d’être dans la confusion si l’on omet de commencer par définir les phénomènes les uns par rapport aux autres en les faisant entrer dans diverses catégories. En météorologie par exemple, une tempête n’est pas la même chose qu’un coup de vent ou un ouragan. Chaque phénomène est défini par des caractéristiques précises.

 

Mais l’exigence d’ordre dans les sciences ne s’arrête pas là. Elle concerne aussi la méthode. Pas de démarche scientifique sans méthode, soit sans un cheminement ordonné, rythmé par des étapes déterminées obéissant à des règles contraignantes. Chaque science développe une ou plusieurs méthodes. Dans son fameux Discours de la méthode Descartes analyse les quatre étapes de cette méthode qu’il emprunte à la science mathématique mais qu’il estime pouvoir appliquer à tout cheminement rationnel, philosophique ou scientifique. Il suffit, écrit-il, « de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pouvait », soit de ramener le complexe – synonyme de désordre – au simple – synonyme d’ordre -. Descartes ajoute un peu plus loin : «conduire par ordre mes pensées». La pensée scientifique qui va se développer à partir de l’époque de Descartes ne fera qu’exploiter cette mise en ordre du cheminement qui donne à la science sa rigueur.

 

  1. La science à l’épreuve du désordre.

 

Jusqu’à une époque récente, la pensée scientifique est restée prisonnière d’une illusion : il existerait un ordre du monde, ordre dont la science aurait la capacité, à plus ou moins long terme, de percer le secret. Ce présupposé métaphysique d’un ordre du monde prend plusieurs figures au cours de l’histoire de la pensée. Celle d’un ordre finalisé. Une raison (logos) gouvernerait la nature. A cette façon de voir correspond bien cette formule : la nature fait bien les choses. Autre figure, celle d’un ordre nécessaire se manifestant notamment dans les lois mathématiques et physiques, que celles-ci soient étables par Dieu – c’est ce que défend Descartes – ou qu’elles se suffisent à elles-mêmes – ce que pense Spinoza -. Il faut attendre Kant pour que soit critiqué ce déterminisme intégral. Et si l’ordre du monde n’était que celui que l’homme y a placé ?

La science contemporaine va bouleverser ce présupposé métaphysique selon lequel une science du monde ne serait possible que pour autant que le monde est ordonné. Des découvertes faites aussi bien dans le monde de l’infiniment petit (physique des particules…) que dans celui de l’infiniment grand (astrophysique) permettent de considérer que le désordre ne se réduit pas à une absence apparente d’ordre. Ou bien encore que le désordre n’est pas nécessairement ordonnable, qu’il peut exister objectivement.

Ainsi existe-t-il des systèmes «chaotiques». Dans de tels systèmes, la moindre variation dans l’état initial d’un phénomène va produire des effets qui croissent de façon exponentielle avec le temps et qui sont imprévisibles. C’est le fameux «effet papillon». C’est notamment le cas des phénomènes étudiés par la physique de l’atmosphère – en gros la météorologie – et de leur imprévisibilité au-delà de quelques jours. Autrement dit, ce que découvre la science contemporaine dans de tels systèmes ce sont les limites de nos possibilités de connaissance, limites inhérentes à la complexité du réel, une complexité non ordonnable. En bref, la science comme effort de mise en ordre du réel se heurte à ces obstacles que sont ces systèmes dynamiques comme l’histoire de l’univers, l’évolution du vivant, les mouvements de l’atmosphère, etc. Tous ces systèmes sont inséparables du facteur temps et avec lui de la contingence. Exit l’ordre finalisé, exit l’ordre mécanique, voici l’ordre contingent. Des structures (donc de l’ordre) émergent du désordre et évoluent de façon contingente à l’intérieur de règles du jeu contraignantes. C’est le cas par exemple de l’évolution du vivant à propos de laquelle François Jacob parlait de «bricolage».

Pour la science contemporaine, le désordre ne se réduit pas à une simple absence d’ordre. Désordre et ordre sont intimement mêlés et complémentaires.

 

  1. La science dérange l’opinion.

 

L’opinion prend pour vrai ce qui bien souvent ne relève que du préjugé, de l’idée toute faite. Difficile pour chacun de nous d’échapper aux préjugés de sa société, de son milieu social, de son époque. Il y aussi les préjugés qui naissent des limites propres à nos sens. Nous ne voyons pas la terre tourner sur elle-même ni autour du soleil. D’où notre géocentrisme spontané.

Or chaque découverte scientifique vient remettre en cause nos préjugés. Les connaissances issues de la démarche scientifique rompent avec nos façons de penser habituelles, nos croyances. Elles bousculent, dérangent l’apparent ordonnancement de nos idées toutes faites. Ce n’est pas pour rien que nombre d’hypothèses scientifiques passent pour suspectes, iconoclastes, dangereuses. Un seul exemple : Darwin et sa théorie de l’évolution. L’homo sapiens s’y voit soudain détrôné de la place qu’il s’était attribué dans la hiérarchie des vivants. Non seulement il n’est pas sorti tout fait des mains d’un dieu créateur, ainsi que peuvent le faire croire certains récits mythologiques, mais il n’est que le produit tardif et contingent d’une évolution des espèces vouée aux aléas l’environnement et aux hasards de certaines mutations génétiques. Cent cinquante huit ans après la parution de L’origine des espèces, nombreux sont encore celles et ceux qui, au motif de croyances religieuses, n’admettent toujours pas le principe de l’évolution du vivant.

 

D’un côté la science, en cherchant à mettre de l’ordre dans les phénomènes, se heurte à l’obstacle de désordres irréductibles. D’un autre côté elle dérange et bouscule le faux ordre de nos préjugés et de nos croyances.

 

 

 

 

 

 

 

Variation n° 4 : Une vie rangée

 

  1. Vie «rangée» ou vie de bohème ?

 

Qu’est-ce qu’une vie rangée ? C’est une vie régulière, sans excès ni débordements. Régulière pour autant qu’elle dépend d’une règle, soit collective, soit individuelle. Les mêmes choses sont faites aux mêmes moments, à intervalles réguliers. On pense à la vie monastique dont l’emploi du temps est rythmé par les prières, les activités de travail, etc. selon une règle propre à chaque ordre religieux. Vient aussi à l’esprit l’exemple de la vie du philosophe Kant. Une vie réglée par de strictes habitudes. Heures de lever et de coucher identiques chaque jour, même chose pour les heures de travail, celles de repas. La célèbre promenade quotidienne n’est pas en reste : même heure, même durée. L’anecdote veut que Kant n’ait dérogé que deux fois à ses habitudes concernant cette promenade.

Nous connaissons tous des personnes dont l’existence est «réglée comme une horloge» et qui souffrent de devoir déroger à leurs habitudes. Ce sont les mêmes que l’imprévu insupporte. Mener une vie réglée peut s’expliquer de plusieurs façons. Nous pouvons notamment choisir de nous imposer une discipline, vouloir maîtriser, contrôler au maximum notre vie quotidienne. Nous cherchons ainsi à être plus efficaces ou encore à être le moins dépendants possibles des circonstances extérieures, des autres… Il peut aussi s’agir d’une question de tempérament. Certaines personnes vont se sentir plus rassurées en menant une vie régulière. L’âge également peut jouer un rôle. L’adolescence, la jeunesse sont plus portées aux aventures, à la recherche des extrêmes ou d’une intensité que la vieillesse portée sur la tranquillité et l’assagissement. On dit de certaines personnes qui ayant connu une vie agitée qu’elles se sont «rangées» ou encore assagies. Dans cet assagissement se retrouve l’idée d’une sagesse faite de modération. Autre explication possible : ce sont certaines conditions qui contraignent une grande majorité à mener une vie rangée. Le travail, avec ses horaires et ses contraintes, la vie de famille, autant de facteurs pouvant expliquer la relative régularité de l’existence de beaucoup de personnes.

 

Une vie rangée c’est aussi une vie sans excès, une existence où l’on cherche le juste milieu, où l’on évite tout débordement. C’est là un thème très présent dans de nombreuses philosophies morales de l’Antiquité. Nous pouvons prendre l’exemple de l’épicurisme pour lequel la recherche et la satisfaction des désirs doivent être réglées par la raison de sorte qu’il ne s’ensuive aucune souffrance. Nous pouvons penser aussi à Socrate, tel que mis en scène par Platon dans différents dialogues. Dans l’un d’entre eux, Gorgias, nous voyons Socrate s’entretenir notamment avec un certain Calliclès. Avec lui la discussion porte sur la question de savoir ce qu’est une vie heureuse. Pour Calliclès une telle vie ne saurait être qu’une vie de plaisir. Ainsi déclare-t-il que : «si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce que l’on veut demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur». Quand Socrate conteste cette manière de voir en faisant valoir que seules la vertu et la tempérance peuvent nous rendre sages et heureux, Calliclès lui rétorque que si c’est la cas «les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux».

Au fond cette discussion écrite par Platon sur les relations entre passions et bonheur inaugure une tradition qui va traverser une partie de l’histoire de la pensée morale. Dans cette perspective, l’assouvissement des passions va souvent être considéré comme un ferment de désordre, de violence, d’immoralité là où, au contraire, la maîtrise des passions, la tempérance sont vues comme des gages d’ordre et de moralité. C’est ce qui conduit l’opinion à considérer cette vie rangée comme ambivalente : d’un côté c’est une vie tranquille mais d’un autre c’est une vie sans passion véritable, conformiste et un peu ennuyeuse. La vraie vie ne consisterait-elle pas à laisser toute sa place aux passions, aux aventures, à une recherche de l’intensité ?

 

Cette opposition entre vie rangée et vie intense va prendre de l’importance surtout à partir du dix-neuvième siècle. On va alors y assimiler la vie rangée à la vie bourgeoise, une vie corsetée par les codes et les règles, conformiste et ennuyeuse. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le titre du livre qu’écrira Simone de Beauvoir : Mémoires d’une jeune fille rangée. Elle y relate l’histoire de ses vingt et une premières années au sein d’une famille bourgeoise aux codes et aux valeurs de laquelle elle s’efforce de s’arracher, notamment grâce à des études de philosophie et aux rencontres qui en sont l’occasion. Sous les assauts de certaines personnalités ou de certains mouvements artistiques, la vie bourgeoise va devenir le repoussoir de ceux qui considèrent l’aventure, le libre assouvissement des désirs, la recherche de l’intensité sous toutes ses formes, la fureur de vivre, comme les signes d’une vie authentique conduisant à une réalisation de son être. La «vie de bohème», d’abord revendiquée par des artistes, est ainsi aux antipodes d’une vie rangée, d’une vie bourgeoise raisonnable et conformiste. Le personnage du «bohème» définit quelqu’un qui vit sans règles, sans souci du lendemain. Dans un poème ayant pour titre Ma bohème, Rimbaud écrit : «Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées,/ Mon paletot aussi devenait idéal,/J’allais sous le ciel,Muse ! et j’étais ton féal ;/Oh!là là ! Que d’amours splendides j’ai rêvées !» Le poète se plaît à vivre une vie de vagabondage, en marge d’une société dont il critique les codes. A ses yeux l’insécurité de sa bohème a plus de valeur que la sécurité d’une vie rangée.

Une remarque. Que penser de cette curieuse catégorie sociale apparaissant vers la fin du vingtième siècle, celle des bobos, abréviation de bourgeois bohèmes ? Il s’agit d’un curieux vocable, quasiment d’un oxymore. Traditionnellement le bohème est le contraire du bourgeois. A la vie réglée, codifiée, prévisible de celui-ci, s’oppose la vie déréglée du bohème. Comment donc être à la fois bourgeois et bohème ? Le bobo est-il plus bourgeois que bohème ou plus bohème que bourgeois ? De la bourgeoisie il partage le plus souvent l’éducation, la situation sociale et la relative aisance qui l’accompagne. Qu’a-t-il alors de vraiment bohème hormis peut-être certains codes vestimentaires, certaines prises de position politiques radicales ? La bohème ne relèverait-elle pas dans ce cas d’une série d’apparences que l’on cherche à mettre en avant pour se défendre d’être considéré comme un vrai bourgeois ?

On notera qu’à partir du dix-neuvième siècle et jusqu’à aujourd’hui, cette revendication d’une vie aux antipodes de la vie rangée va s’incarner dans des groupes des mouvements. Citons entre autres les bohèmes, les zazous, les beatniks, les hippies, les punks.

Quelle valeur accorder à une vie rangée. N’y-a-t-il pas une contradiction entre la vie et cette idée d’ordre, de rangement ? La vie c’est assez souvent l’imprévu et donc une certaine dose d’improvisation voire d’aventure, bref un certain désordre inséparable du temps, des autres, de la liberté, toutes choses cadrant mal avec l’idée de rangement ou du moins d’une vie tellement rangée, tellement ordonnée et sous contrôle qu’elle risquerait de passer à côté de ce qui peut la renouveler, lui donner cet élan dont elle a besoin.

Mais peut-être la question de savoir si une vie rangée vaut mieux ou non qu’une vie aventureuse et déréglée n’a-t-elle finalement de sens que pour des individus faisant partie d’une société relativement prospère, stable, pacifique. Pour des millions d’individus une telle question n’a guère de sens. Poussés sur les routes de l’exil suite à des désordres économiques, politiques, climatiques, leur premier souci est celui de la survie et leur rêve celui d’une vie enfin tranquille, avec un travail, des ressources, une école pour les enfants.

 

  1. L’aventure de l’esprit

 

S’il y a bien en revanche un aspect de la vie qui mérite d’être dérangé, bousculé, c’est ce qui relève de l’esprit.

Les habitudes réglant les aspects pratiques de l’existence quotidienne ne sont qu’une partie de nos habitudes. Il en est d’autres qui concernent le domaine de la pensée. Nos manières de penser reposent trop souvent sur la répétition, le conformisme. Nous pensons sous influence. Nous nous contentons le plus souvent de répéter ce que nous avons entendu dire, ce que nous avons lu, ce que notre éducation, notre formation nous ont transmis, sans chercher à en examiner le bien fondé. Au fur et à mesure des années se met en place, sans que nous en ayons conscience, une sorte d’ordre établi, un catalogue de préjugés, d’idées toutes faites dans lesquelles nous piochons et qui nous tiennent lieu de pensée. Face à telle situation, tel événement, tel discours, nous finissons par «réagir» toujours pareil. Le confort, la tranquillité d’esprit finissent souvent par l’emporter sur le questionnement, l’esprit critique, l’effort pour penser par soi-même. En bref la vie de l’esprit est vite guettée par la sclérose.

Il arrive néanmoins qu’une parole entendue, une lecture, un événement, une rencontre viennent nous bousculer, défaire l’ordre apparemment bien établi de nos idées ou de nos manières de voir le monde et les autres. Nous parlons d’ailleurs d’idées ou encore d’œuvres dérangeantes. Nous pensons cette fois encore à Socrate. Les questions de Socrate à ses divers interlocuteurs dérangent ceux-ci. Ils sont d’abord persuadés de l’évidence de leurs affirmations. Pourtant, devant les questions de rien du tout que leur pose Socrate, ils voient leurs certitudes se fragiliser et fondre. Le grand rhéteur qu’est Gorgias se découvre ainsi bien incapable de définir précisément ce qu’est la rhétorique. Il faut toute la bienveillance et la ruse de Socrate pour amener son interlocuteur à préciser le sens d’un mot. Souvent l’interlocuteur se cabre, se révolte. Il ne consent pas à ce que soit bousculé l’ordre de ses fausses certitudes.

C’est ce qui fait de Socrate le patron des philosophes, dés lors que la philosophie se donne pour tâche de dépasser les idées toutes faites, de bousculer les fausses évidences. Tâche sans fin, la philosophie étant elle-même guettée par le risque de conformisme, de dogmatisme. Ainsi Kant reconnaît-il que «c’est la lecture des ouvrages de David Hume qui le réveilla de son sommeil dogmatique.» Belle déclaration de modestie intellectuelle. Belle image également que celle de ce sommeil dogmatique, cet endormissement de la pensée qui nous guette tous. La pensée ne peut vivre que si elle est bousculée, dérangée, ébranlée par le doute.

 

Les artistes eux aussi ne sont pas à l’abri de cet endormissement de leur sensibilité et de leur pratique. Dans le domaine de l’art, l’ordre établi c’est l’académisme, autrement dit la répétition ad nauseum de procédés, de règles établies, sans qu’aucune véritable créativité n’apparaisse plus. C’est au contraire le propre des grands créateurs de venir déranger l’académisme régnant, en apportant d’autres règles, d’autres conceptions. En musique par exemple, un Debussy, un Stravinski viennent bousculer l’esthétique musicale de leur époque encore imprégnée des ultimes traces de romantisme. Ils mettent en place de nouvelles harmonies, d’autres rythmes… Bref, ils révolutionnent la musique de leur temps. D’où cette difficulté pour leurs contemporains d’accepter de voir leurs repères esthétiques remis en question. En témoigne la création en 1913 du Sacre du printemps, laquelle va susciter chez la plupart des auditeurs des réactions plus ou moins violentes de rejet, d’incompréhension. Il faut du temps pour qu’un nouveau style soit accepté, digéré. L’histoire de l’art est ainsi ponctuée par ces ruptures, ces événements dérangeants, de ces révolutions qui sont le fait des grands créateurs.

Une chose est certaine. Ce qui relève de la vie de l’esprit (philosophie, art,…) est peu compatible avec un ordre figé et établi. Ici le dérangement est la norme.

 

Variation n° 5 : Ordre et désordre social.

 

L’existence humaine est inséparable de la vie en société. Pas d’humanité possible sans la présence des autres. Paradoxe : cette vie avec les autres est source de conflits et donc de désordre. D’un côté, chez l’homme, cette aspiration à un ordre social susceptible de garantir, outre la paix et la sécurité, le développement de son existence. D’un autre côté, cet ordre social est continuellement fragilisé par des conflits d’intérêts, la concurrence féroce des désirs, toutes choses aboutissant à la violence, au désordre.

Le premier fondement de l’ordre social est le sacré ou encore la religion. Celle-ci se manifeste principalement à travers des mythes, des rites, des interdits. Les mythes relatent ce qu’ont fait les ancêtres dans les temps originaires. Nous avons vu que ces mythes donnent déjà à comprendre comment l’ordre triomphe du désordre. En tenant compte de ces modèles ancestraux, les hommes se donnent les moyens de maintenir l’ordre nécessaire à la survie du groupe, groupe d’autant plus fragile qu’il se restreint le plus souvent à la dimension d’une tribu ou d’un clan. Par le biais des rituels, les sociétés vont pouvoir réactualiser régulièrement ce qu’ont fait les ancêtres et ainsi réassurer la cohésion du groupe. Interdits et prescriptions – alimentaires, sexuels, etc. – vont quant à eux permettre, de sauvegarder, au jour le jour, le fragile équilibre social en contraignant chaque individu au nom de normes sacrées.

Cet ordre mythico-social va se poursuivre pendant des siècles tout en évoluant, notamment au sein de sociétés plus importantes en nombre et plus développées. Au sein de telles sociétés va apparaître une hiérarchie avec ses rangs, ses castes, ses classes. A ces différentes catégories vont correspondre certaines fonctions et, avec ces fonctions, des relations de pouvoir mais aussi de dépendance et de soumission dont la justification va rester longtemps religieuse. Ainsi la triade prêtres, soldats, producteurs dans nombre de sociétés indo-européennes, ou le système des castes en Inde, ou encore la segmentation de la société d’Ancien Régime avec le clergé, la noblesse, le tiers-état. Il est facile de comprendre que de telles sociétés sont très conservatrices. Tout changement y est considéré comme facteur de désordre. L’ordre social repose ici sur le fait que chaque individu doit garder la place que sa naissance lui a attribué.

 

Il a fallu du temps pour que le pouvoir fondant l’ordre social se détache du religieux et repose sur une autre justification. Machiavel est un des premiers à mettre en avant ce divorce entre politique et religion. La politique relève exclusivement des hommes. Elle est une affaire de technique, d’efficacité. Comment prendre le pouvoir, comment l’exercer, comment le conserver ? Telles sont les questions essentielles. Une seule chose peut justifier en dernière instance l’existence du pouvoir politique : garantir la paix civile, car rien n’est pire pour une société que la violence qui la gangrène et menace à terme sa survie. Un peu plus d’un siècle plus tard, le philosophe Thomas Hobbes ne dira pas autre chose dans son Léviathan. Par le biais d’une sorte de raisonnement par l’absurde, il va s’efforcer de démonter ce qui se passerait en l’absence de tout pouvoir. Alors les hommes, en proie à leur désir sans fin d’étendre leur propre pouvoir, deviendraient des menaces permanentes les uns pour les autres. En se soumettant tous à un pouvoir et à des lois ils vont au contraire se donner les moyens de vivre ensemble le mieux possible, de pouvoir ainsi développer librement leurs activité et satisfaire leurs intérêts sans pour autant nuire aux intérêts des autres.

L’établissement d’états de droits, la généralisation de gouvernements démocratiques, ne changeront pas fondamentalement la justification dernière de l’institution politique, savoir la garantie par les lois d’une paix civile, condition première de toute existence sociale. Dans ce sens nous pouvons dire que les hommes préfèrent l’ordre au désordre, même si cet ordre n’est pas à l’abri des critiques, des contestations.

 

L’anarchie est, de toutes les critiques, la plus radicale. C’est l’État lui-même qu’elle vise et désire voir disparaître. Notons que ce terme d’anarchie est souvent employé comme synonyme de désordre. Étymologiquement, le mot veut dire : absence de pouvoir. Il désigne aussi une doctrine qui se développe à partir du début du dix-neuvième siècle et qui considère l’État comme le premier obstacle à la liberté et à l’épanouissement individuels. Aussi certains mouvements anarchistes prônent-ils rien moins que la destruction de l’État et du pouvoir qui lui est associé afin qu’advienne, non le désordre, mais un ordre moins oppressif et plus juste, plus respectueux des individus. Notons par ailleurs que les révolutions, qu’elles soient ou non d’inspiration anarchiste, ne cherchent pas tant à instituer le désordre qu’à substituer à un ordre existant jugé injuste, un autre ordre plus satisfaisant. Violences et désordres accompagnant souvent ces révolutions ne seraient, dans cette perspective, qu’un moment transitoire dans un processus destiné à établir un nouvel ordre. Pour l’anarchie un tel ordre ne peut être fondé que sur la capacité naturelle des hommes à s’auto-organiser pour vivre ensemble et satisfaire pleinement leurs aspirations individuelles en dehors de tout cadre contraignant. Irréalisme et utopie forment en général l’essentiel des critiques adressées à l’anarchie.

Autre manière, plus indirecte, de critiquer l’imperfection de l’ordre existant, l’utopie. Au sens propre, ce qui n’existe nulle part. Il s’agit d’une sorte de projection dans l’imaginaire d’une société idéale, parfaite, projection ayant pour point de départ une critique de l’organisation sociale existante. L’utopie traverse l’histoire de la pensée politique. Dans l’Antiquité, Platon et sa République. Beaucoup plus tard Thomas More et son Utopia –une île imaginaire où se vit une sorte de communisme -. Au dix-neuvième siècle, Charles Fourier et ses phalanstères, pour ne donner que quelques exemples. L’intérêt des ces utopies ? Leur vertu critique plus ou moins directe de l’ordre social existant. Ses limites voire ses dangers : proposer une organisation si parfaite, encadrée par des règles si minutieuses qu’on est en droit de se demander ce qu’y devient la liberté individuelle. Trop d’ordre en ce sens finit par desservir les hommes, comme dans ces sociétés totalitaires, sortes d’utopies en marche, où toute vie individuelle se trouvant totalement prise en charge par l’État, se voit finalement privée de la liberté d’agir et de penser.

 

Les démocraties sont, dans leur principe même, des régimes fondés sur le débat, la discussion et autorisant la critique, la contestation. Leurs institutions sont là notamment pour garantir la liberté de pensée, d’expression, de critique à l’égard du pouvoir en place. D’où, dans ces démocraties, un ordre social fragile car pouvant être à tout moment remis en cause. Mais, en même temps, ce qui fait la faiblesse d’un tel régime est ce qui fait aussi sa force. En effet le risque de désordre qu’installent nécessairement le débat, la critique, la contestation, est aussi une chance pour faire progresser la liberté et la justice.

 

L’ordre est préférable au désordre pour ce qui est de la vie en commun. Trop d’ordre, ou du moins un ordre trop figé, peut néanmoins empêcher une société d’avancer et nuire parfois aux libertés individuelles. Toute société a besoin du désordre relatif que génèrent le débat, la critique sans lesquels elle ne peut se renouveler et avancer. Quelles que soient les manières dont les sociétés cherchent à s’ordonner, elles ne peuvent s’empêcher de produire du désordre. C’est même en cherchant à mettre en place plus d’ordre ou un nouvel ordre qu’elles produisent du désordre. On pense évidemment à ces révolutions qui souvent ne vont pas sans troubles mais aussi aux réformes qui entraînent nécessairement contestations, mécontentements.

Aucun ordre social ne saurait revendiquer une stabilité absolue. L’ordre social est inséparable du désordre. Une société se fait par et avec les critiques qui lui sont faites de l’intérieur. Si le désordre demeure bien sûr la première menace pour une société, c’est aussi par le jeu des critiques, des oppositions, des contestations qu’elle peut à résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée au fur et à mesure de son histoire.

 

Variation n° 6 : Arrangements

 

Si l’ordre social repose en dernière instance sur la loi et le pouvoir politique qui en garantit le respect, la vie en commun, dans sa dimension la plus quotidienne, repose en partie sur des arrangements entre des individus ou des groupes. Arrangements plus ou moins formels, relevant des mœurs, des habitudes sociales mais aussi de la bonne volonté de chacun.

 

  1. Politesse et civilité

 

Chaque jour nous faisons l’expérience de situations qui sont des sources potentielles de conflits avec les autres. La vie en société deviendrait vite un enfer si nous ne mettions pas en œuvre des moyens destinés à prévenir ces conflits, ou du moins à les atténuer de sorte qu’ils ne prennent pas des proportions incontrôlables.

Voilà pourquoi ont été institués, dans chaque société, des formules, des gestes, des rites, des comportements relevant de ce que l’on appelle la politesse, ou encore la civilité. La politesse peut être considérée comme un ensemble d’arrangements par lesquels nous évitons toutes sortes de situations conflictuelles générant forcément du désordre.

Un exemple : le passage d’une porte à un moment et à un endroit où il y a beaucoup de monde à vouloir la franchir. La porte est un espace restreint. L’animal égoïste qui est en chacun le pousse à vouloir être le premier à s’approprier cet espace. Comment éviter la mêlée générale ? Trouver un arrangement. Laisser passer par exemple les personnes ayant le plus de difficultés à se déplacer. Ou bien encore, une fois la porte franchie, nous allons tenir celle-ci pour éviter que la personne qui nous suit la prenne dans la figure. Il y a aussi les formules allant avec la situation : je vous en prie, passez devant, après vous…

Cela n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de ces comportements sociaux – aussi formels puissent-ils être – permettant de rendre la vie sociale plus apaisée, plus pacifique. Notons que la politesse varie beaucoup dans ses formes selon les cultures. Dans la culture japonaise par exemple, on évite de se regarder droit dans les yeux, un tel regard étant interprété comme une forme d’agression. En revanche, il suffit d’imaginer une société d’où aurait disparue toute civilité pour comprendre qu’elle deviendrait très vite invivable. A ce propos, Alain Finkielkraut parle d’«ensauvagement de la vie sociale», un ensauvagement qu’il voit à l’œuvre dans notre propre société.

 

  1. Échanges de bons procédés et contrats

 

La vie quotidienne est l’occasion de toutes sortes d’imprévus, de contretemps, d’accidents. Tel projet individuel ou collectif dûment programmé se heurte nécessairement à des obstacles imprévisibles et fauteurs de désordre : désordres du corps (maladies), désordres sociaux (grèves…), défections, retards, accidents météorologiques, etc.

Il faut alors trouver des arrangements. L’arrangement s’inscrit dans le cadre d’une négociation. Tu ne peux pas venir le jour prévu ? Je prends ta place et tu me remplaceras un autre jour. Tel événement ne peut avoir lieu ? Alors on cherche une autre date, un autre lieu, tout en s’efforçant de léser le moins de monde possible. Les arrangements tiennent en partie à la bonne volonté de chacun ou au moins à la volonté de tenir compte au maximum des intérêts des uns et des autres. C’est continuellement que les circonstances de la vie quotidienne nous contraignent à trouver des arrangements avec nos proches, nos collègues de travail, etc. L’ordre social tient beaucoup à ce type d’arrangements amiables.

Mais un arrangement peut également être formalisé par un contrat, comme on peut le voir dans de nombreux domaines : le travail, le commerce, l’assurance… Nous sommes ici dans une logique de l’échange. Échange de marchandise contre de l’argent, d’un travail contre une rémunération, etc. Le contrat stipule les engagements respectifs des contractants en même temps qu’il doit garantir une certaine équité entre les droits et les devoirs de chacun d’eux. C’est pourquoi la loi doit pouvoir garantir le respect de ces contrats.

 

  1. La diplomatie

 

Elle fonde l’ordre nécessaire aux relations entre États. Qu’un État entretienne des relations diplomatiques avec un autre témoigne déjà d’une volonté de pacifier les relations avec celui-ci. A l’inverse, la rupture des relations diplomatiques est le signe qu’un État refuse tout arrangement possible avec un autre. La diplomatie est aux relations internationales ce que la politesse peut être dans les relations entre individus. C’est un moyen d’éviter les conflits et au-delà le désordre. Les arrangements entre États passent par des accords, des traités, des représentations diplomatiques assurant au mieux les liens pacifiques entre les États

 

Mais si ces arrangements, petits et grands, institutionnels ou non, peuvent être des facteurs d’ordre dans les relations entre individus, groupes et États, ils peuvent aussi néanmoins être source de désordre. Des personnes peuvent s’arranger entre elles pour en exclure d’autres. De même des groupes peuvent-ils trouver des arrangements pour corrompre, faire passer ses intérêts avant tous les autres. Tout au long de l’Histoire, des traités ont été signés qui sans doute mettaient momentanément fin à un désordre mais aussi en généraient d’autres. On peut penser au traité de Yalta, à la guerre froide et à toutes les conséquences qui ont suivi. Pour qu’un arrangement soit facteur d’ordre il faut qu’il respecte les intérêts de toutes les parties, bref qu’il soit équitable.

 

Ordre et désordre structurent la matière, le vivant, la pensée, l’existence individuelle et collective. Les hommes recherchent naturellement l’ordre, plus sécurisant, et fuient le désordre qui peut le menacer. Tout ordre est toujours en tension avec un désordre et c’est souvent à partir d’un désordre que naît un nouvel ordre. Une guerre par exemple peut déboucher sur de nouvelles institutions. Une crise peut conduire une société à se réformer. Un désordre psychique – une dépression par exemple – peut conduire un individu à mieux se connaître et à mieux vivre. Le désordre, dans bien des domaines et dans de nombreux cas, n’est donc pas nécessairement négatif. Et l’ordre, quand il est trop figé, n’est pas nécessairement favorable. L’existence humaine ne saurait certes se passer de l’ordre. Elle reste toutefois inséparable du désordre.

 

Jean-Michel LOGEAIS

 

 

 

 

 

 

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