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3 décembre 2014 3 03 /12 /décembre /2014 01:15

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Introduction, présentation

Je ne présente pas Platon, mais seulement le dialogue qui va nous occuper maintenant qui a pour titre Le Banquet, donc à pour titre une occasion, un banquet, une occasion spéciale qui réunit divers protagonistes : un banquet, nous le verrons, au cours duquel les paroles compteront autant que les mets partagés, puisque tous les convives sont priés d’apporter leur participation sous forme d’un discours, et ce discours doit être un éloge du dieu Amour, Éros.

L’hôte de ce banquet est Agathon qui vient de gagner un concours de poésie, et qui veut offrir à ses amis un festin en l’honneur de sa victoire au concours de tragédie, et les hôtes reçus sont ses amis.

Bien évidemment, ceci, le concours de tragédie et la fête donnée par le vainqueur est un prétexte pour Platon, écrivant Le Banquet. Son but de pédagogue et de philosophe est d’exposer la nature et la portée philosophique de l’amour et le prétexte, prétexte quasi littéraire et sûrement pédagogique, c’est une fête à laquelle nous allons tous participer.

Une fête entre hommes, où il sera question d’amour, et tout particulièrement de l’amour des hommes entre eux. Et plus spécifiquement encore de l’amour des hommes mûrs pour des hommes plus jeunes. S’il est important de préciser cela d’emblée c’est que cet amour dont il est question, nous allons le voir a la prétention de dépasser l’amour charnel ou du moins il sera considéré comme bien pauvre s’il est seulement un amour charnel. L’amour dont il est question dans Le Banquet est transcendé d’une certaine façon par l’esprit de ceux qui s’aiment, c’est une recherche spirituelle qui les pousse à transmettre à l’aimé, à celui qu’ils aiment, au disciple, les connaissances et les qualités qu’ils jugent dignes d’élever l’aimé à un niveau supérieur. Cette même recherche spirituelle devant être pour les plus jeunes aussi, l’occasion d’apprendre de l’amant, l’ainé, le maître tout ce qu’il est nécessaire de connaître pour devenir un kaloskagathos, un homme beau et bon, entendez beau à l’extérieur et beau dans son âme.

Tout cela est bien joli, tout cela nous élève au-dessus de l’humaine condition, certes, mais rassurez-vous, Il s’agit bien d’amour et la question physique, la question de l’amour physique n’est pas pour autant évincée.

Parler d’amour pendant un banquet, c’est assez futé. La bonne chère, les bons vins vont délier les langues, l’occasion du banquet est joyeuse, et bien sûr l’ivresse qui est toujours plus ou moins présente dans tout le récit, bien qu’elle soit une ivresse de la veille, n’est pas sans analogie avec l’ivresse de l’amour, ivresse qui peut conduire aux comportements les plus extravagants et nous verrons que ces derniers, les comportements les plus extravagants ne sont pas non plus systématiquement rejetés. Et puis les bonnes conditions du banquet, vont lever un peu les inhibitions.

Je reprends : au cours de ce banquet, chacun doit discourir sur le dieu Amour, qui est-il, qu’elle est sa nature, son essence, d’où vient-il, est-il sage de le louer ? Au fur et à mesure des différents discours, une certaine conception de l’Amour va émerger, pour aboutir à quelque chose qui ne relève plus de la joie ou de la futilité, mais qui relève au contraire de quelque chose qui va être une grande exigence, une exigence d’élévation, pour soi et pour l’aimé, exigence d’élévation pour élever l’âme de celui que l’on aime.

Il est difficile voire impossible de trouver une théorie générale sur l’Amour à travers les différents discours que Platon prête à chacun des convives. Chaque discours aborde la question avec une méthode particulière. Certains se contentent de louer les effets de l’amour, d’autres ayant bien appris les leçons platoniciennes cherchent la nature de l’Amour avant d’en louer les effets. Certains utiliseront des arguments rationnels, alors que d’autres auront recours au mythe, d’autres encore feront des discours qui ne seront que des éloges envers Socrate, objet de leur amour.

Je vais quant à moi présenter Le Banquet dans ses grandes lignes, et Marc lui s’arrêtera sur un ou plutôt deux convives seulement, en lien avec la lecture de Lacan dont il vous montrera la pertinence et l’intérêt.

Au moment d’arriver chez Agathon pour le banquet auquel Socrate est invité, au moment d’entrer, plus de Socrate, il a disparu. On le cherche et on apprend qu’il est un peu plus loin, perdu dans ses pensées et totalement imperméable à ce qui se passe autour de lui. On le laisse en paix car c’est l’habitude de Socrate de s’écarter du monde et des choses de l’existence, et ces moments d’absence terminés il revient au monde. Ce sont les moments d’extase démonique de Socrate, dont lui-même dit que la plupart de ses pensées viennent de là, de ses rêves ou de ce que lui dit son daimon, son génie intérieur pourrait-on dire.

Cette attitude de Socrate, un peu bizarre, décalée, hors norme c’est ce que Platon appelle l’atopie de Socrate. L’atopie, traduisons le fait que Socrate ne peut se ranger dans aucune case, il est étrange, il n’est pas voué au même rythme que les autres hommes, et comme ici par exemple, il est pris d’inspirations subites qui échappent aux autres et qui font qu’il échappe aussi au rythme ordinaire des autres hommes. Nous verrons d’ailleurs que même concernant les choses de l’amour, il n’est pas fait du même bois que les autres humains, comment croire une chose pareille ?...

Pendant ses temps d’intenses méditations, son rapport au monde est suspendu. Il transcende le monde réel, et même son propre corps, Socrate semble énigmatiquement dans une autre dimension. Tout autorise à faire ici le rapprochement avec Éros, autre héros du dialogue,et qui va être lui aussi appelé un «démon».

Pour continuer avec Socrate, le Banquet est encore une fois, un dialogue apologétique pour Socrate. Et d’ailleurs nous verrons que pour une fois ce n’est pas lui le meneur du dialogue, ce n’est pas lui qui décide de la manière dont la rencontre va se passer ni du thème du Banquet : lui-même ne va pas prononcer de discours, il va rapporter les propos d’une prêtresse Diotime, qui lui a ouvert les yeux sur la véritable nature de l’amour. C’est le seul thème d’ailleurs sur lequel Socrate prétend connaître quelque chose. Vous savez bien que Socrate en général se targue de ne savoir qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien. Mais pas en amour, là il dit en savoir quelque chose.

Tout est bien qui finit bien, Socrate finit par arriver au milieu du repas, et il est invité à s’asseoir à une place d’honneur, près de l’hôte Agathon.

Socrate, le malicieux en profite pour faire remarquer que la science, la sagesse, ce serait drôlement commode si elle s’acquerrait par contact direct, entendez par contact physique puisque Agathon en plaçant Socrate près de lui, entend bénéficier de sa sagesse. Mais ce n’est pas la sagesse qui s’acquiert par contact physique, Socrate sait cela ; et comme c’est un moqueur voici ce qu’il répond.

175 e Socrate «S’il en va ainsi du savoir aussi, j’apprécie beaucoup d’être installé sur ce lit à tes côtés, car de toi, j’imagine, un savoir important et magnifique coulera pour venir me remplir. Le savoir qui est le mien doit être peu de choses voire quelque chose d’aussi illusoire qu’un rêve, comparé au tien qui est brillant et qui a un grand avenir, ce savoir qui, chez toi, a brillé avec un tel éclat dans ta jeunesse et qui hier, s’est manifesté en présence de plus de trente mille Grecs»

Le repas va se dérouler, et chacun, après avoir bien mangé, devra prononcer son éloge de l’Amour, comme c’est Phèdre qui a proposé le thème et le déroulement c’est lui qui va commencer.

2 Les premiers discours

Phèdre

Phèdre nous apprend que l’amour est le plus ancien des dieux, il est origine de toute chose, il est un archè en grec, un commencement, un principe. L’amour est le plus grand des biens parce qu’il exalte le les vertus d’honneur et de courage.

Pour Pausanias, l’amant officiel d’Agathon nouvelle conception, puisqu’il ne s’agit pas d’un mais de deux Éros. Il y a deux amours, deux Éros, et il faut savoir duquel des deux il convient de faire l’éloge, bien sûr. Il faut faire l’éloge de l’Éros qui relève de l’Aphrodite céleste et lui-même il est céleste, et sa valeur est grande aussi bien pour la cité que pour les particuliers, car il oblige l’amant en question et son aimé, à prendre eux-mêmes soin d’eux-mêmes pour devenir vertueux. Tous les autres amours relèvent de l’autre Aphrodite, «la Vulgaire».

Après Pausanias c’est à Aristophane de parler, mais il y a un hic.pas de chance il a le hoquet, un hoquet pas ordinaire, un hoquet tenace qui ne passe pas.

Éryximaque alors un autre convive prend sa place, et commence par donner des conseils de médecin à Aristophane pour arrêter le hoquet. Cet épisode comique fondé sur l’intrusion de ce qu’il y a de plus physique, de plus corporel et de plus difficilement contrôlable, dans une ambiance hautement intellectuelle est là aussi pour ramener la personnalité du grand auteur satirique, Aristophane, à sa dimension la plus ordinaire, celle d’une existence où le corps parle, signifie et décide autant que le logos porté par la voix.

Docteur Éryximaque donc, explique que tous les phénomènes de l’Univers sont concernés par Éros, par l’érotisme, d’ailleurs la médecine et les sciences physiques, les sciences de la nature peuvent en témoigner en permanence. Voici un petit passage, un peu brutal, mais clair sur ce qu’est la médecine dans ses relations à Éros.

p.109 av.186d «Car pour le dire en un mot, la médecine est la science des opérations de remplissage et d’évacuation du corps que provoque Éros ; et celui qui sait distinguer dans ces cas quel est le bon Éros et quel est le mauvais, celui-là est le médecin le plus accompli.»

Aristophane

Voilà Aristophane guéri de son hoquet, après quelques petits chatouillements thérapeutiques :

Discours d’Aristophane (189 a – 193 e) 853

Aristophane affirme aussi que les hommes ne se rendent pas compte du pouvoir de l’Amour ; et pour que l’on se rende bien compte du pouvoir de l’Amour, il commence par nous raconter le mythe de l’origine des êtres humains.

Vous connaissez sans doute ce mythe, qui raconte que les humains étaient partagés en trois genres, les hommes, les femmes et les androgynes. Que ces ancêtres étaient pour chacun d’eux composés d’un double, de deux hommes pour le genre masculin, de deux femmes pour le genre féminin et d’un homme et d’une femme pour le genre androgyne.

Ces humains ayant deux visages sur une seule tête et le double de membres, se déplaçaient à toute vitesse en faisant la roue, et ils étaient si forts, qu’ils en vinrent à affronter les dieux pour prendre leur place.

Devant une telle audace, Zeus les punit en les coupant en deux, ce qui eut pour double avantage pour Zeus de doubler la population des humains et de les affaiblir.

De fait ils étaient affaiblis n’ayant plus que deux jambes et deux bras au lieu de quatre, mais ils étaient surtout affaiblis d’avoir perdu leur moitié.

Donc chaque moitié d’homme ancien rechercha sa moitié dont il a été séparé de manière si violente. Cette coupure imposée par la divinité est un véritable désastre pour les hommes, et ils n’ont d’autre urgence, dès le moment où ils se trouvent coupés, que de rechercher à retrouver leur moitié manquante pour s’enlacer de nouveau avec elle. Oui, mais, quand ils la retrouvaient ils s’enfermaient dans cette étreinte, sans plus rien faire, sans même chercher à survivre, ou à organiser leur survie.

Zeus qui est un grand dieu mais n’est pas fou et qui sait tout cela comprend bien le risque qu’il a couru : la race va s’éteindre s’il ne fait rien. Devant ce danger et devant les conséquences de la coupure, Zeus voyant les hommes périr, s’avisa de mettre au-devant de leurs corps les parties génitales, devant du côté du visage. Ainsi quand les moitiés se retrouvaient, spécialement dans le cas des androgynes, les hommes ont pu commencer à se reproduire. Mais ceux là, intéressent peut-être Zeus, pour la conservation de l’espèce, mais pas Aristophane.

Ceux qui intéressent ici Aristophane, ce sont les hommes/hommes,parce que pense-t-il ce sont les plus courageux, les plus virils, et ils peuvent se vouer à la carrière politique, ils sont les garants de la préservation des valeurs publiques. Et de plus, ils sont toujours soucieux de transmettre, par le biais de leur affection réciproque, aux jeunes garçons qu'ils aiment le sens des valeurs et du devoir : l'homosexualité conserve son caractère traditionnel d'initiation du jeune homme à ses futures responsabilités de guerrier comme de citoyen.

Dans le discours d’Aristophane, il faut déjà voir que cette affection amoureuse ne trouve pas sa source ni sa finalité dans les seuls délices de «l'union sexuelle», si bouleversante et ravageuse qu'elle puisse paraître. Je cite Aristophane

192d «Car personne ne se dirait que c’est le partage de la jouissance sensuelle, personne ne verrait là, en fin de compte, le motif du plaisir que prend chacun d’eux à partager la vie de l’autre avec une pareille grandeur dans le dévouement. Mais c’est une autre chose que souhaite manifestement l’âme de chacun d’eux, une autre chose qu’elle ne peut exprimer, un souhait dont elle devine cependant l’objet et qu’elle laisse comprendre»

Aristophane définit ici à la perfection ce qui prendra, dans les siècles des siècles, le nom d'amour idéal et absolu, ou d'amour «romantique» : nous n'en sommes pas sortis et cela reste l'une des illusions les plus chères au cœur de l'homme ! Heureusement Lacan est là pour nous désillusionner !

Agathon

C’est au tour d’Agathon de parler, vous vous rappelez, Agathon, l’amant de Pausanias, et l’hôte de tout ce beau monde.

Pour Agathon il le voit comme le plus jeune des dieux (contrairement à ce qu'a dit Phèdre) et comme se maintenant toujours jeune, lui-même jeune garçon toujours «en compagnie de jeunes garçons».

Le dieu Amour, Éros est beau et bon, il correspond parfaitement à l’idéal du Kaloskagathos grec, et ses qualités sont les vertus cardinales d’un bon grec, la justice, la tempérance, le courage et la sagesse.

Socrate/Diotime 1167

Socrate va à son tour faire l’éloge d’Éros, mais pour une fois, il ne parle pas en son nom. Il tient tout ce qu’il sait de Diotime, une prêtresse.

Diotime est pour Socrate une initiatrice, et elle commence par lui faire comprendre l’importance de la position intermédiaire. Il y a par exemple entre la beauté et la laideur, une position intermédiaire, il y a entre la connaissance et l’ignorance une position intermédiaire, celle de l’opinion droite, et il y a encore quelque chose d’intermédiaire entre les hommes et les dieux.

Cette idée d’intermédiaire sert à donner une première définition d’Éros, Éros lui aussi, il n’est ni bon, ni beau, ni mauvais, ni laid, mais il est quelque chose d’intermédiaire entre les deux.

e 202e «C’est un grand démon, Socrate. En effet, tout ce que présente la nature d’un démon est intermédiaire entre le divin et le mortel.»

De par sa naissance Éros est un intermédiaire, puisqu’il est le fils de deux êtres aux qualités contradictoires, de Poros, son père, le dieu qui a de la ressource, qui sait user d’expédient, qui peut inventer pour arriver à ses fins et Pénia sa mère une mendiante, Pénia qui a abusé de Poros enivré, la vilaine. Et comme la fête dans laquelle s’est invitée Pénia était une fête en l’honneur d’Aphrodite, et bien petite et misérable Pénia s’est trouvée enceinte de Éros.

Donc Poros celui qui a de la ressource, qui sait user d’Expédient, et

Pénia la pauvreté, la rareté. Nous voyons déjà qu’avec deux parents dont les fonctions et les propriétés sont si contradictoires, le petit Éros, va avoir du mal à faire son Œdipe ! Il fera comme tout le monde, il bricolera avec tout ça.

Venons en maintenant aux effets d’Éros sur les hommes selon Diotime.

Elle commence par faire repérer à Socrate, que celui qui aime, aime ce qui est beau ou au moins aime ce qu’il trouve beau et désire alors le posséder. Mais Diotime repère alors un nouveau problème: tous les hommes n’aiment pas les mêmes choses, ce qui prouve que ce qu’ils estiment être beau et bon est divers et varié. Pour les uns ce sera un beau garçon, pour d’autres un autre, pour d’autres encore une belle fille, pour d’autres les honneurs, d’autres la richesse etc.

Et Diotime dans sa grande sagesse de conclure que ce qui est universel chez les hommes ce ne sont pas les objets des désirs, mais le Désir lui-même, l’Éros lui-même, le désir de posséder ce qui nous paraît bon et beau.

Puisque l’on a admis que les hommes désirent ce qui leur paraît bon, et cherchent à l’obtenir pour être heureux, il faut ajouter dit Diotime que ce qu’ils désirent, ils vont désirer que cela dure toujours.

Mais pour cela, il faut que grandisse en chacun des hommes leur désir qui aboutira à un accouchement par métaphore, (ça doit faire moins mal !), un accouchement dans les règles de l’art, c’est-à-dire à terme. Les hommes, désirent enfanter de ce dont ils sont gros, de ce qu’ils portent en eux, de l’objet de leur désir. N’oublions pas que l’objet de leur amour c’est ce qui est beau et bon. Il s’agit d’aimer l’âme, d’aimer l’esprit, d’aimer l’intelligible, d’aimer ce qui peut durer toujours.

Quelles sont les œuvres qui provoquent ce désir de beauté, de bonté morale et d’immortalité ? Ce sont les œuvres spirituelles qui sont éternelles, et parmi lesquelles Diotime place l’ordonnance des cités, la mise en place et la reconnaissance de la justice et le souci de la modération, de la tempérance. Ce sont des vertus, on retrouve cela, ces vertus majeures et ce souci de la bonne conduite de la Cité, dans un grand nombre de dialogue et particulièrement dans La République. Je vous rappelle, qu’il faut entendre par vertu, l’excellence d’une qualité, la qualité possédée au plus haut point. Celui qui possède ces vertus, est un homme accompli, et il cherche l’amour, alors des beaux corps tant qu’à faire, mais surtout des belles âmes. Il faut lire ce passage, parce que très clairement il y est question de l’amour d’un homme pour un autre, de l’amour qui fait grandir les hommes beaucoup plus et beaucoup mieux que l’amour ordinaire, celui qui ne s’attachant qu’aux corps, vise le seul plaisir, ou vise la procréation dans les attachements hétérosexuels. Tout ceci est très ordinaire, dit-elle.

La théorie pédagogique que l’on peut retirer de ce discours se fonde sur le fait qu’Amour est un désir extrêmement puissant et que l’éducation amoureuse selon Platon/Socrate/Diotime va s’atteler à maîtriser cet élan en se servant de sa puissance. Et c’est par la puissance évocatrice de l’Amour que le jeune homme aimé va découvrir progressivement, à travers son bien-aimé, le Beau, le Vrai et le Bien en-soi. Car il ne les verra plus seulement singulièrement en la personne de son aimé, mais il les verra partout, et ce jusqu’à leur contemplation quasi directe de ces qualités dans leur essence.

Nous arrivons à la fin du repas, à la fin du banquet et à la fin de ces leçons. Le dessert approche, ou plutôt le petit alcool, sensé tout faire passer.

Ce petit alcool de fin de repas, c’est Alcibiade et son entrée en fanfare,

Alcibiade c’est celui qui coupe la parole et les effets de tous les convives, qui arrive complètement saoul, joyeux, enguirlandé, c’est bien le mot de Platon, et bien décidé à rendre hommage à Agathon et à lui offrir ces guirlandes qu’il a mis sur sa propre tête. Il est tellement obsédé à l’idée de s’asseoir auprès d’Agathon qu’il ne voit même pas Socrate, c’est dire dans quel état il est.

Petite remarque avant de parler d’Alcibiade, sa posture d’ivrogne dérangeant, ne semble pas poser de problèmes. Bien sûr il fait du bruit, bien sûr il arrive après tout le monde, bien sûr, il n’est pas tempérant, ce jour là, mais il est beau, jeune, plein de vie et on lui pardonne.

Par le discours d’Alcibiade, nous allons voir que maintenant c’est Socrate qui va être le centre, et la finalité du dialogue. Le Banquet va en progressant d’un éloge de l’Amour en général à un éloge de la philosophie, pour aboutir maintenant à un éloge de Socrate lui-même, comme si Socrate était le représentant sur terre de la philosophie.

Revenons à Alcibiade, bien décidé à faire un éloge de Socrate, comme il l’annonce d’emblée. Éloge dont il dit que ce ne sera pas une caricature, mais la vérité.

Cette vérité d’Alcibiade sur Socrate commence par comparer le héros, Socrate aux Silènes, ces Silènes qui nous viennent de Silène lui-même, satyre très laid et vieillard joyeux. Les statues à l’effigie de Silène lui-même, sont des poteries qui une fois ouvertes, contenaient d’autres petites statues faites de matériaux précieux. Bien sûr, comme nous l’avions déjà évoqué, cette comparaison avec un satyre, très laid vise à illustrer l’ambivalence des sentiments que Socrate suscite. D’un côté l’apparence, avec un Socrate peu soigné et indifférent à son aspect physique et de l’autre, ce qui est caché, son esprit qui est non seulement beau mais quasi divin. Au fond, comparer Socrate à ces statues c’est très élogieux, dans la mesure où l’extérieur est peut-être laid et grossier, mais quelle merveille divine à l’intérieur ! On se souvient de ce que nous avait dit Marc sur l’atopie, et bien il me semble qu’ici, la nature atopique, déroutante, atypique de Socrate, est une fois de plus mise en évidence, entre le monstre moche et le divin penseur.

Continuant, Alcibiade insiste, sur l’effet quasi magique de la parole de Socrate. Elle provoque un envoûtement chez Alcibiade. C’est bien sûr le contenu de ses discours qui provoquent cet état second, ce n’est pas sa voix. Alors pourquoi ces paroles prononcées par Socrate sont-elles si importantes ? Tout simplement parce qu’elles permettent de diriger sa vie vers le Bien. Ainsi Socrate, par ses discours a permis à Alcibiade de comprendre à quel point il faisait erreur dans sa vie, quand il avait un mauvais train de vie, recherchant la gloire à travers l’action politique, recherchant aussi les honneurs et les richesses. Alcibiade fait amende honorable, il a honte, car il connaît les paroles de Socrate, mais il n’a pas su les suivre.

Quand il voit Socrate, même quelques instants, il est douloureusement conscient de ses propres contradictions et alors il l’évite. In vino veritas, pourrions-nous dire, et ici, notre Alcibiade, délivré par l’ivresse, désinhibé dévoile ce qui le fait souffrir. Le fait que Socrate le place constamment devant la vérité et le pousse à accomplir un effort difficile, l’effort qui consiste à lutter contre sa nature jouisseuse et futile.

Et ce n’est pas tout, parmi ses qualités encore il faut parler de son courage dans le combat, de sa résistance à la souffrance physique et the last but not the least il tient l’alcool, il peut boire autant que les autres sans être ivre. Vu l’état d’Alcibiade, on peut comprendre que cela le rende admiratif.

Alcibiade est vaincu, il est malheureux mais il a compris que quelque chose lui échappera toujours, quelque chose vers lequel il doit tendre, quelque chose que Socrate lui, connaît et vers lequel Socrate toujours se tourne : c’est la recherche du Beau en soi. En effet, Socrate ne cherche pas à séduire tous les jeunes garçons qu’il rencontre, il est simplement attiré par le beau présent en chacun d’eux. C’est en tant que philosophe qu’il reconnaît le beau en eux et qu’il le recherche. C’est ainsi qu’il amène ses disciples, en transformant l’amour sensible qu’ils éprouvent pour les beaux corps en un amour spirituel pour les belles âmes. Tout ceci est bien beau, mais Lacan rôde et va nous dessiller nos yeux d’idéalistes :

MARC ZERBIB

Socrate un précurseur de la psychanalyse ?

Le Banquet est dans les dialogues de Platon, celui qui, fait l’éloge de Éros, le dieu de l’amour. Ce n’est pas le seul dialogue sur l’amour, il y eut aussi le Phèdre, mais c’est seulement du Banquet dont nous parlons.

Lacan s’est intéressé particulièrement à ce dialogue de Platon, dans ses« séminaires », son enseignement oral dont la retranscription — qui n’est pas encore terminée — est réalisée par son gendre et exécuteur testamentaire, Jacques Alain Miller.

Lacan a consacré une année de son enseignement —en 1960-61— au Banquet de Platon. Ce Séminaire a été édité sous le titre «Le Transfert». Pourquoi Lacan s’est-il intéressé à ce point à ce «dialogue» sur l’Amour ? C’est ce que nous avons voulu élucider.

Il faut commencer par rappeler ce qu’est le transfert en psychanalyse.

Prenons un exemple chez Freud : lorsqu’au cours du «traitement» de l’Homme aux rats, un cas princeps de l’histoire de la psychanalyse, l’analysant appelle soudain Freud «mon capitaine», il se produit dans le discours, un étrange phénomène, qui relie Freud et capitaine ; et s’ajoute à cela, s’ajoute à chacun de ces deux termes, ce «mon» de mon «capitaine» qui établit une adresse inattendue. Nous voici donc devant un phénomène de langue qui se manifeste à l’improviste et de manière impromptue et qui montre que «ça ne colle pas». C’est le fait du transfert qui, sous la forme de cet inattendu militaire, vient de se produire dans la cure. Transfert que l’analyste, Freud repère aussitôt. Ce«mon» manifeste bien également, l’existence d’un lien spécifique, qui s’établit entre Freud et son patient, entre l’analyste et son analysant. Ce lien —le transfert— est, nous dit Lacan, ce qui fait le noyau de l’expérience analytique et c’est bien ce «noyau» qui est l’objet de ce séminaire.

Ce lien serait-il donc «un lien d’amour» ?

On pourrait en faire l’hypothèse puisque pour en parler, Lacan prend longuement appui sur Le Banquet , dans une partie qu’il nomme précisément «le ressort de l’amour».

Deux remarques conséquentes :

1-

On pourrait s’étonner que Lacan fasse du transfert, un des concepts fondamentaux de cette chose singulière qu’est la psychanalyse, donc qu’il fasse du transfert le paradigme, le modèle le plus parfait, le plus idéal, de l’Amour, dans son sens le plus général. C’est pourtant là, dans le transfert, au cœur de l’expérience analytique que Lacan installe sa réflexion sur l’Amour — et ce n’est pas le contraire, ce n’est pas sur une théorie générale de l’amour qu’il inscrit sa réflexion sur le transfert. Le transfert nous dit ce qu’est l’amour, pas l’inverse.

2-

Lacan s’installe dans le «banquet» pour mener à bien son projet. Il ne fait pas que le citer. Il s’y installe comme un chevalier servant, le chevalier servant un discours pour y dégager, point par point, une lecture extrêmement précise et originale nous permettant de lire «Platon» de manière inédite, et pour la psychanalyse et pour la philosophie.

Au commencement de l’expérience analytique fut l’amour

Dès le début Lacan fait cette remarque que la formule Au commencement était le Verbe est la formule qu’on lui impute, à lui Lacan, le plus souvent. Mais, précise-t-il, ce terme de «au commencement» prend une toute autre valeur, car au commencement de l’expérience analytique» nous dit-il, «fût l’amour», faisant référence, à l’histoire d’amour qui se tissa, entre le docteur Joseph Breuer et la première des analysantes, Anna O. Cette histoire d’amour trouva sa place dans le premier des ouvrages de psychanalyse : Les Etudes sur l’hystérie .

C’est en effet, comme vous le savez, en reprenant la cure de cette jeune hystérique Anna O, traitée par Joseph Breuer au moyen de l'hypnose, que Freud découvrit à la fois le transfert et la psychanalyse. Breuer avait dû interrompre cette cure, car il ne supportait pas les déclarations d’amour de sa jeune patiente.

C’est donc bien une histoire d’amour qui fut, comme le dit Lacan« l’accident inaugural » de la psychanalyse. De cette rencontre d’une femme et d’un homme accouchera via Freud qui n’y était pour rien «la psychanalyse», baptisée par Anna O de «talking cure» ou encore de «chimney sweepin» un ramonage de cheminée.

Mais, il serait faux de considérer que cette histoire d’amour n’affecta que la patiente de Joseph Breuer. Il est clair que Breuer aima également sa patiente. En témoigne sa fuite et l’arrêt immédiat du traitement comme issue de l’escapade transférentielle. Lacan dira : Issue bien bourgeoise se traduisant par une ferveur conjugale renouvelée , un voyage à Venise d’urgence, avec comme résultat le fruit d’une petite fille nouvelle s’ajoutant à la famille… ».

Qu’importe, nous dit-il l’important est que le petit Eros qui a tant fait peur à Breuer et l’a contraint à fuir, trouve, chez Freud et avec Freud un maître.

Car Freud — pas plus que Socrate— Freud ne fuit pas devant Eros. Il le sert.

Il le sert pour mieux s’en servir.

À quoi ?

Il sert à mieux dévoiler à celui qui dit «aimer» le véritable objet de son désir.

C’est ce que fera Socrate quand Alcibiade lui déclarera son amour. C’est ce que fera Freud — en reprenant au compte de la psychanalyse cette histoire d’amour ratée entre Joseph Breuer et Anna O. C’est ce à quoi invite Lacan aux analystes présents à son séminaire sur le transfert.

Pour l’heure repérons ce que nous a enseigné la lecture que nous faisons de ce dialogue que se livrent Platon et Lacan à propos de l’Amour.

Avec Phèdre — nous apprenons grâce à son apport des 3 mythes, que quelque chose se joue dans l’amour du côté de la métaphore, de la substitution. Celui qui pensait être l’aimé pouvait être l’aimant, et vice versa. Et que cette substitution pouvait être jouée par une femme —cela n’avait pas vraiment d’importance pour Eros, dans ce monde grec où l’amour, c’est quand même l’amour des beaux garçons, en tout cas au cours de ce banquet.

Pausanias, lui, nous enseigne qu’Eros n’est pas 1 mais 2. Il introduit ainsi une dualité et donc une alternative, celle du choix, et si possible, comme le souligne Lacan, le choix de mettre à l’abri ce que l’on considère comme son bien le plus cher. L’objet aimé est un objet de valeur, d’autant plus que cette valeur est la possession dans l’objet aimé de la vertu.

Eryximaque nous introduit par son discours dans une autre «dialectique». Eryximaque montre que ces 2 Eros sont l’Eros du Bien et l’Eros du Mal et que la médecine, qu’il appelle aussi "la science des érotiques des corps" consiste à trouver une harmonie, un accord, une mesure juste entre ces contraires. Lacan souligne que malgré l’aversion qu’Eryximaque, a, de la conjonction de ces contraires, il n’empêche qu’il les introduit comme deux éléments nécessaires pour constituer l’harmonie. Pour passer d’un vase à un autre et faire un bon dosage, il faut bien avoir les deux vases. Eros du Bien et Éros du Mal ne font pas que coexister. Ils s’entretiennent si j’ose dire.

Avec Aristophane — l’harmonie est mise à mal, et pas seulement par son hoquet comique, mais par la façon dont il nous présente de manière dérisoire par un mythe inventé de toutes pièces par Platon, une parodie de mythe, certains diront une bouffonnerie, — à la différence de ceux rapportés par Phèdre, mythes fondateurs de la culture grecque — où les êtres humains sont des sphères parfaites et rigolotes qu’un simple coup de scalpel coupe en deux.

Il introduit donc dans la sphère qui imprégnait l’idéal de la perfection, une coupure, une division signifiante, en ce qu’elle va marquer «le genre», non pas de ce que l’on a, mais de ce que l’on recherche. La perte entre en scène. Et dans le même temps que cette division introduit la perte, le manque, cette division introduit le désir. On ne peut désirer que ce que l’on a pas. C’est tragique et c’est comique à la fois.

ALCIBIADE

Le discours d’Alcibiade et la réponse de Socrate constituent pour Lacan, l’apex du banquet – apex, comprenons le sommet, la pointe acérée.

Pourquoi ?

Lacan rappelle d’abord aux auditeurs de son Séminaire qu’Alcibiade était un orateur parfait, qui plus est un homme splendide, un démagogue à multiples facettes, espion au pire, informateur au mieux, traître à tous les partis et cités auxquels il a été associé et finalement assassiné par les Perses, qu’il avait également trahis. Bref, un personnage pour le moins ambigu.

Mais pas au moment où se déroule l’action de ce banquet, même si au moment où Platon écrit le dialogue, les actions et les vilénies d’Alcibiade sont fort bien connues, y compris celles qui auraient contribué à mener Socrate à la mort. Passons.

Alcibiade est très surpris de rencontrer Socrate au banquet organisé par Agathon — Socrate est assis à côté d’Agathon, et notre Alcibiade va se trouver assis près de Socrate puisque c’est vers Agathon, que dans sa saoulerie, Aristophane s’est dirigé et s’est installé, semblant ne pas s’être aperçu qu’il se retrouve donc entre Agathon et Socrate. Voici ce qu’il dit, feignant la surprise :

213c — «Par Hercule ! Qu’est-ce que cela ? Socrate ici C’est encore pour me prendre au piège que tu t ‘es installé là, avec ta façon ordinaire de te montrer soudain là où, moi je pensais le moins te trouver ! À cette heure, qu’es-tu venu faire ici ? Et pourquoi encore est-ce sur ce lit que tu as pris place ? Car ce n’est pas bien sûr auprès d’Aristophane, pas davantage auprès de tout autre individu réellement grotesque, ou souhaitant de l’être ! Mais tu as employé tous les moyens pour t’installer auprès du plus beau de ceux qui sont ici.»

Remarquons que derrière cette apparente scène de jalousie, quelque chose s’introduit de nouveau, un objet de convoitise unique, un objet pour lequel on veut éviter la concurrence.

Et c’est cet objet que Lacan va nous présenter.

Revenons au banquet.

Et voilà qu’Alcibiade enveloppe Socrate de ces guirlandes, dont il s’est déjà lui même enguirlandé et dont il a enguirlandé Agathon. Lacan a comparé ces guirlandes aux perruques du grand siècle, et a mis en évidence la scène de cette belle compagnie mangeant, buvant et se réjouissant. Nous sommes presque dans une scène dionysiaque. Alcibiade, s’auto-proclame président de la beuverie. Il appelle un esclave pour servir du vin. Le mot beuverie n’est pas à prendre à la légère, mais au pied de la lettre. D’abord c’est le mot qu’Alcibiade emploie … ensuite jugez-en vous même :

214 a «Apporte-moi, esclave, le seau à rafraîchir que voilà». Il l’avait vu et c’était un seau qui contenait plus de huit cotyles ( pour information, un cotyle mesure une quantité de plus de 2 litres ¼ ) Quand celui ci eût été rempli, il le vida le premier ; puis ce fut pour Socrate qu’il y fit verser du vin, disant en même temps : «À l’égard de Socrate, ce n’est de ma part, bonnes gens, le moindre traquenard ; car, autant on lui dirait d’en boire, autant il en viderait, sans être jamais être ivre».

Bref, on semble parti pour une grande teuf… qu’une intervention d’Eryximaque, le médecin, arrête, proposant à Alcibiade, puisqu’il est là, de poursuivre le dialogue et de faire à son tour un éloge sur l’amour.

Et, dans un moment de confusion extrême, où l’on craint même que tout cela ne dégénère et ne finisse en bagarre organisée… Eryximaque, propose qu’Alcibiade au lieu de faire l’éloge de l’amour fasse l’éloge de Socrate.

Socrate est inquiet

214 e "— Holà ! Quelle est ton intention, mon garçon ? Est-ce en caricature que tu vas faire mon éloge ? Comment comptes-tu procéder ? — Je dirai la vérité : vois seulement si tu me le permets

Mais bien certainement, riposte Socrate : la vérité au moins je te permets et je t’enjoins de la dire."

Nous voilà revenu au cœur du dialogue par lequel nous allons voir que la vérité sur l’amour passe par la vérité de l’amour qu’Alcibiade porte à Socrate.

Remarquons cependant qu’une bascule vient de s’opérer. Désormais il ne sera plus question de faire l’éloge de l’amour. Il sera question de faire l’éloge de celui qui est à sa droite… À la droite d’Alcibiade il y a Socrate. À la droite de Socrate, il y a Agathon.

Alcibiade, donc, commence son éloge de Socrate, avec l’intention, de faire avec méthode un inventaire détaillé de (tes) excentricités.

Et Alcibiade «dénonce» chez Socrate le fait qu’il ne ressemble à aucun autre homme ici-bas, mais dit-il

215 b — «à ces Silènes que les sculpteurs exposent dans leurs ateliersdans la bouche desquels des artistes mettent un pipeau ou une flûte, et qui si, on les ouvre par le milieu, montrent à leur intérieur des figurines des dieux.»

Cet objet, cette figurine de dieux que recèle ce Silène hirsute qu’Alcibiade compare à Socrate, se dit dans le texte Agalma.

Lacan s’arrête longuement sur ce mot grec de Agalma. C’est le nom du nouveau chapitre sur lequel se poursuit son séminaire sur le transfert.

L’Agalma (gloire, délice, honneur, statue, ornement, parure)

L’algama et la fonction de fétiche

Ce n’est pas la première fois que Lacan s’arrête sur ce mot grec d’agalma et ce n’est pas non plus à cette seule lecture du banquet que remonte pour lui l’intérêt que ce mot d’agalma ouvre pour la psychanalyse.

Ce terme, Lacan l’a trouvé une première fois dans la tragédie d’Euripide -Hécube-, je passe sur la légende, mais ce qu’il faut savoir, c’est que Hécube, fait la description d’un palmier sur l’île de Délos, palmier qui symbolise la douleur de Leto quand elle accoucha des enfants de Zeus.

Lacan repère cela au moment même où il veut faire entendre la fonction essentielle du phallus dans l’expérience analytique et dans la doctrine freudienne. La présence de cet arbre, magique, érigé, conservé dans la mémoire de la douleur de l’accouchement lui est utile pour reprendre dans son enseignement la fonction d’un objet symbolique prenant cette fonction de fétiche.

Agalma est le plus souvent traduit pas ornement, parure ou statue, mais Lacan lui ouvre d’autres perspectives à ce mot, p.173 : «Chaque fois que vous rencontrez agalma, nous dit Lacan, faîtes bien attention. Même s’il a l’air de s’agir de statues des dieux, vous y regarderez de près, et vous vous apercevrez qu’il s’agit toujours d’autre chose....Nous ne jouons pas ici aux devinettes. Je vous donne la clé de la question en vous disant que c’est la fonction fétiche de l’objet qui est toujours accentuée.»

Qu’est ce que le fétiche ?

C’est un objet qui va bien au-delà de l’image ou de la reproduction. Quand vous faites d’un objet quelque chose dont vous dîtes «c’est mon idole», vous n’en faîtes pas seulement une reproduction, vous en faîtes quelque chose qui a une fonction autre.

Un quelque chose d’innommable, d’informe, sur quoi peuvent se déverser éventuellement des liquides gluants et immondes, allant du sang à la merde — qui constitue le signe que là, est quelque chose autour de quoi toutes sortes d’effets se concentrent.

Agalma, cela a donc bien voir avec une image … mais c’est toujours autre chose que l’image, c’est toujours une image très spéciale, une image dans l’image.

Lacan prend deux exemples dans l’Odyssée.

Dans le premier il s’agit du sacrifice à la déesse Athéna, organisé au moment de l’arrivée de Télémaque, le fils d’Ulysse,

Sur la génisse élue pour la cérémonie, un orfèvre, Laerkès, est chargé de faire un ornement particulier sur les cornes de l’animal, un agalma. L’important ne réside pas dans le seul sacrifice, mais dans la fonction de cet agalma, de cet ornement d’or, là pour attiser la faim de la déesse, pour que l’ayant vu, elle en soit gratifiée, et accepte avec joie le sacrifice fait en son honneur. Au fond, nous dit Lacan avec un clin d’œil, Agalma,c’est une espèce de piège à dieux. Les dieux, ces êtres réels, il y a des trucs qui leur tirent l’œil.

Le second exemple pris dans l’Odyssée concerne la prise de Troie et le fameux cheval contenant dans son ventre les ennemis… et tous les malheurs à venir des troyens. Une fois le cheval tiré à l’intérieur de la ville, qu’en faire ?

On pouvait, lui ouvrir le ventre pour voir ce qu’il avait dedans.

On pouvait — et c’est ce que feront les Troyens pour leur malheur— le traîner sur les hauteurs de la ville et l’y exposer — pour méga agalma, dit Lacan, citant Homère, pour simplement charmer les dieux pour qui on sortait, si j’ose dire le grand jeu, méga voulant dire grand. La seule fonction du cheval était d’être cet objet insolite pour attraper l’attention divine.

Dernier exemple, à consonance érotique qu’il relève de nouveau dans l’Hécube d’Euripide. Il s’agit d’un moment sublime du sacrifice de Polyxène, la fille de Priam et de Hécube, aux mânes d’Achille qui était amoureux d’elle. Dans ce sacrifice, avant que le couteau du sacrificateur vienne faire son office, elle-même offre sa poitrine comme agalma, seins offerts comme des ex-votos, des objets en offrande, en remerciement de l’amour que lui portait Achille.

Cela nous renvoie, nous dit Lacan, à ce dont en analyse nous avons découvert la fonction, sous le nom de objet partiel.

Petite excursion en psychanalyse : l’objet partiel.

La trouvaille pour Freud, de ce qu’il a appelé l’objet pulsionnel et que Lacan a nommé l’objet a, la trouvaille c’est son côté foncièrement partiel. Ce n’est pas un objet total. Alors qu’en fait, en tant que pivot, en tant que centre, en tant que clé du désir humain nous en avons effacé le partiel de l’objet au profit d’un objet total, rond, sphérique, qui n’est pas sans évoquer le bel objet rond perdu du mythe d’Aristophane, où une moitié perdue devait pouvoir trouver son achèvement en trouvant son autre moitié.

Dans ce désir de totalité, nous — Lacan parle des analystes postfreudiens — n’avons pas entendu la petite musique freudienne qui nous disait que cet objet du désir était l’addition d’un tas d’objets partiels, ce qui n’est pas l’équivalent d’un objet total.

Pour quelle raison les analystes ont-ils effacé cette trouvaille freudienne questionne Lacan ?

Au nom d’un modèle d’amour idéal où nous avons mis de l’autre, soit, mais avec un emploi bizarre d’oblativité, une propension à se donner à autrui, entièrement, sans attendre de réciprocité, à se dévouer à lui, sans arrière pensée, stade supérieur de l’amour, comme si il s’agissait d’aimer génitalement pour aimer l’autre pour lui même, nous dit Lacan.

On a pu comprendre dans une première lecture freudienne que ce développement psychoaffectif aboutissait à son épanouissement complet dans l’accès à ce stade supérieur, stade génital, promu amour parfait.

Niaiserie analytique, commente Lacan, d’autant plus niaise que du coup cet objet unique et plein que nous trouverions au terme de ces étapes, cet amour tout amour de l’autre, nous en faisons un sujet, autrement dit nous accordons dans l’amour primauté à l’aimé, au partenaire de l’amour et — nous occultons du même coup qu’il est l’objet de notre amour, et que nous cherchons en lui, quelque chose pour notre propre jouissance.

Ce qui s’escamote dans cette relation d’amour conçue sur le mode oblatif, dans cet amour qui donne tout, c’est que le sujet de notre amour est aussi — et peut être essentiellement— l’objet de notre désir. Et que la conséquence de ce constat simple c’est que chez cet autre, objet de notre désir, ce désir, mon désir, vise un objet, un objet entre tous d’être sans balance avec les autres dit Lacan. Cet objet, que vous l’appeliez, la bouche, le sein, le phallus, la merde, la voix, le regard — est toujours un objet partiel.

C’est autour de ça que dans l’analyse, ou hors analyse, se fait la division entre deux perspectives de l’amour.

La première perspective ouvre au nom du Bien suprême, sur la finalité de toute relation amoureuse sur le tout amour du tout autre. L’autre perspective tourne autour de ce point unique, constitué quelque part en nous, et que nous pouvons chercher/trouver dans l’être que nous disons aimer véritablement. Ce point unique, c’est justement cet agalma, cerné dans l’expérience analytique sous le nom d’objet a.

C’est par là, qu’Alcibiade fait savoir à Socrate son amour.

Agalmata entre Socrate et Alcibiade.

Il y a, nous dit Lacan, des agalmata entre Socrate et Alcibiade. C’est ce que dit Alcibiade dans cette comparaison avec les Silènes lorsqu’on les ouvre : des algamata théon — des statues des dieux. Alcibiade va même comparer Socrate au satyre Marsyas, qui lorsqu’il se met à jouer de la flûte charme tout le monde. Certes Socrate n’est pas musicien. Mais lorsqu’il parle le charme qu’il opère est du même ordre. Il y donc dans Socrate, un trésor, objet indéfinissable et mystérieux qui déchaine son désir.

Et Alcibiade développe avec une certaine impudence le récit des tentatives de séduction auxquelles il soumet Socrate pour qu’il réponde à ce désir. Je n’y reviens pas.

Mais je voudrais m’arrêter avec Lacan sur cette aventure pas banale où Alcibiade sachant que Socrate n’est pas indifférent à son sex-apeal, il pense pouvoir lui faire aveu de son amour et de son désir pour lui et l’inviter à le partager.

Lacan se questionne.

Puisque Alcibiade sait qu’il a capté le désir de Socrate, qu’il est déjà, lui, l’aimé de Socrate, pourquoi a-t-il besoin de se faire donner par Socrate un signe de ce désir ? Pourquoi a-t-il besoin de vaincre la résistance de Socrate, qui se refuse à lui. Socrate n’entre pas dans le jeu de l’amour proposé par Alcibiade. On peut se demander pourquoi ? Est-ce un signe de sagesse, de vertu ou de tempérance ?

N’est-ce pas plutôt — revenons au tout début du banquet, parce que lui, Socrate, sait quelque chose sur l’amour. Il sait que le manque est inclus dans le désir et que céder — posséder Alcibiade et se laisser posséder physiquement par lui — mettrait fin à toute possibilité d’amour.

Il sait. Il sait qu’il est l’aimé. Il est l’aimé d’Alcibiade. Il est l’aimé d’Agathon. Il est l’aimé de tous.

Mais lui, Socrate, il n’aime pas.

La 4ème de couverture du Séminaire VIII, le transfert reprend un extrait du chapitre XII qui éclaire bien sur cet enjeu.

«Alcibiade a voulu subordonner Socrate à l’objet de son désir à lui, Alcibiade, qui est agalma, le bon objet. Comment ne pas reconnaître, nous analystes, ce dont il s’agit ? C’est dit en clair — c’est le bon objet que Socrate a dans le ventre. Socrate n’est plus là que l’enveloppe de ce qui est l’objet du désir.»

C’est pour bien marquer qu’il n’est que cette enveloppe, qu’Alcibiade a voulu manifester que Socrate est, par rapport à lui, le serf du désir, que Socrate lui est asservi par le désir. Le désir de Socrate encore qu’il le connut, il a voulu le voir se manifester dans son signe, pour savoir que l’autre, objet agalma, était à sa merci.

Or c’est justement d’avoir échoué dans cette entreprise qu’Alcibiade le couvre de honte…

Et c’est bien là que la fin du banquet prend tout son sens. Et la fin du banquet, c’est le retour d’Agathon.

Retour d’Agathon

Platon procède par un dernier coup de théâtre. On pouvait penser que le banquet se clôturerait là. Or nous sommes surpris de nouveau par ce que dit Alcibiade à Agathon :

222c — «À toi aussi, je te le dis Agathon, ne va pas te laisser duper par lui ; mais instruis par nos propres mésaventures, prends tes précautions, de peur comme dit le proverbe, de ressembler au marmot qui comprend à ses dépens.»

Tout ce long discours ne prend son sens que par ce petit moment de vérité, prononcé incidemment, et qui semblait n’avoir que peu d’importance. Ce petit moment de vérité révèle que ce discours n’a qu’un but : brouiller Agathon et Socrate. Lacan traduit Socrate : Tu veux dénoncer que je suis obligé de t’aimer toi, et personne d’autre, et que de son côté, Agathon l’est de se laisser aimer par toi, et pas par un seul autre. Ce que tu veux en fin de compte, semble-t-il lui dire, c’est toi d’être aimé de moi, et qu’Agathon soit ton objet.

Ce dont il s’agit dans cette fin, conclut Lacan, c’est que Socrate manifeste son désir à Agathon.

Ce n’est ni la beauté, ni l’ascèse, ni l’identification à un dieu qu’Alcibiade reconnaît en Socrate et qu’il désire, c’est cet objet unique, ce quelque chose qu’il a vu dans Socrate. Mais ce que Socrate sait, c’est qu’il n’a pas cet objet. C’est pourquoi Socrate le détourne vers Agathon.

Dit autrement, notre Socrate, le maître de la maïeutique, montre que l’agalma que Alcibiade voit en lui et qui lui appartient ne lui était pas destiné, mais qu’il était destiné à Agathon.

Agathon comprend l’interprétation de Socrate et la tentative d’Alcibiade de les séparer et il invite Socrate à rester à ses côtés, pour faire son éloge, quand arrive un nouveau groupe de fêtards et un nouveau désordre…

Et voici que notre Banquet est terminé, nous rentrons tous nous coucher, épuisés d’une telle soirée, sauf notre Socrate, qui pourrait bien continuer pendant des siècles et des siècles à piquer notre curiosité et notre inquiétude.

Maria Salmon novembre 2014

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commentaires

B
Intéressant et enrichissant.
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