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1 mars 2010 1 01 /03 /mars /2010 22:28



      Introduction
 

   C’est une affaire entendue : l’homme est un loup pour l’homme. Son égoïsme, ses passions, le poussent à considérer l’autre comme un rival. L’évidence de l’inimitié de l’homme envers l’autre homme s’impose à quiconque réfléchit sur l’homme dans sa relation avec son prochain.
   Mais les faits parlent-ils d’eux mêmes ?  Ces derniers ne sont-ils pas reconnus comme tels à partir d’une préconception qui oriente fortement le regard du penseur ? Que penser alors des actes de bienveillance,  de bienfaisance,  de générosité,  d’entraide, de dévouement, de fraternité, bref d’amitié qui jalonnent l’histoire de l’homme ? Faut-il les laisser dans l’ombre ?
   Certes,  insister sur l’inhumanité foncière de l’homme c’est se prévaloir d’une certaine lucidité alors que l’autre point de vue semble naïf et illusoire. N’est-il pas en effet naïf d’affirmer, comme le fait Aristote dans L’éthique à Nicomaque qu’ «on peut voir, au gré des voyages, comme tout homme a de l’affinité pour son semblable et lui est cher.».
   Mais à force de se complaire dans la considération du mal que l’homme fait à l’homme, on bloque la réflexion en l’enfermant dans une étrange et malsaine fascination pour le mal.
   Proposons alors sur l’homme, à titre d’hypothèse, une autre perspective, un autre fil conducteur et testons-le ! Acceptons le temps de cette leçon l’approche plutôt rafraîchissante d’Aristote.  Mais pour la bien comprendre il convient  d’identifier le point de vue adverse.

1. L’évidence de l’inimitié de l’homme envers l’autre homme.

   Tant de guerres, de passions, de haine manifeste forcément quelque chose de la nature humaine. Un vieil adage, qu’on doit au poète latin Plaute, homo homini lupus, court à travers le temps et semble au mieux exprimer la pensée plutôt pessimiste de certains.
   Freud dans «Malaise dans la civilisation» (1930) s’en fait l’écho à sa manière. L’homme est-il cet être «débonnaire, au cœur assoiffé d’amour que décrivent certains ?». Le penser ce serait oublier que cet être «doit porter au compte de ses données instinctives une bonne dose d’agressivité». Qu’est-ce en effet que l’autre pour l’homme ? «Un objet sexuel possible», «un objet de tentation» qui permet à ses pulsions d’être satisfaites. Aux yeux du psychanalyste la force de l’adage provient de sa vérité : en effet l’homme est un loup pour l’homme.
   C’est à Hobbes, l’auteur du  «Léviathan» (1651)  que Freud emprunte la formule. Le philosophe anglais fait un diagnostic semblable concernant l’homme à l’état de nature, cet état (fictif) dans lequel se trouve l’homme avant de se constituer en corps politique.
   Dans l’état de nature, en effet, «les hommes sont enclins à s’attaquer et se détruire les uns les autres». L’expérience confirme cette affirmation. Observons-nous, demande Hobbes, et alors nous verrons un être qui est habité par la crainte pour sa personne, crainte obsessionnelle qui le pousse «à fermer sa porte à clef quand il va se coucher».
   Une telle conception de l’homme ne conduit pas à n’importe quelle philosophie politique. Seul un Etat qui concentre tous les pouvoirs, un Etat absolu, peut garantir la sécurité dans la cité et permettre d’instituer un corps politique dans lequel les hommes tiennent ensemble.
   Kant, bien qu’il partage la foi en l’homme des Lumières, est conscient de cette inhumanité de l’homme. Pour lui elle se manifeste sous la forme de l’insociabilité de l’homme. Etre en société coûte à l’homme, coûte à son égoïsme foncier qui représente à ses yeux le mal radical. L’homme,  peu amène, plein de vanité est toujours dans la rivalité, l’affrontement, l’hostilité. L’inimitié des hommes entre eux est évidente et Kant, pourtant favorable aux Lumières,  laisse parfois transparaître son humeur devant les actes commis par l’homme dans l’histoire. «On ne trouve en fin de compte dans cette dernière qu’un tissu de folies, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puérile».
   Notre histoire la plus récente ne s’inscrit-elle pas dans le droit fil de cette description ? L’inimitié humaine ne s’est-elle pas radicalisée dans les politiques d’extermination qui,  identifiant et enfermant l’autre dans une essence dégradée, affirme l’impossibilité de partager la planète avec lui en procédant à son éradication ? Comment parler d’amitié à l’âge des extrêmes ?
   Mais peut-être que les sociétés contemporaines occidentales échappent à cette sombre histoire ? Pluralistes, individualistes, tolérantes, ne réalisent-elles pas une société d’entente en se réclamant des droits de l’homme ? Une société d’amis, d’égaux ?
   Tocqueville, observateur de la jeune société américaine dans les années 1830,  a su mettre au jour le problème du lien social dans une société démocratique dans  «De la démocratie en Amérique»  (1835). La culture démocratique, en effet, valorisant l’égalité contre les privilèges et la liberté contre les traditions, au nom de la défense de l’individu érigé en principe absolu, est porteuse de maux particuliers. L’homo democraticus tendant à se suffire à lui-même, pense ne rien devoir à personne. Alors la démocratie «menace de  renfermer l’homme tout entier dans la solitude de son propre cœur». Certes l’homme n’est plus cette bête cruelle dépeinte par Hobbes mais son indifférence à l’égard de l’autre pose le problème du lien social dans une démocratie individualiste. La société risque de n’être plus qu’un agrégat d’individus qui n’ont plus rien de commun et qui sont seulement juxtaposés  dans l’enclos social.
   Alors comment faire tenir ensemble des individus que tout sépare ? Des égaux devenus indifférents les uns aux autres ?
   C’est à ce moment de ma leçon que la question de l’amitié, dans sa signification politique, me paraît éclairante.

2.   L’amitié politique

   Les modernes, Montaigne, Rousseau ont fait de l’amitié un phénomène essentiellement intime qui permet à deux individualités d’échanger en ouvrant leurs âmes en toute sincérité. Union très étroite de deux intimités, l’amitié ainsi définie instaure une communauté d’égaux assez exclusive. Expression du souci de l’autre mais aussi du souci de soi, la relation entre deux intimes peut-elle s’universaliser ?
   Aristote, dans «Ethique à Nicomaque» , s’il réfléchit sur l’amitié intime, n’en n’a pas pour autant méconnu l’amitié politique. A ses yeux il y a un lien d’amitié entre des citoyens. Une cité est et doit être constituée d’amis, d’égaux  et le commun qui les lie les unit en un ensemble, la cité. «Selon toute apparence, même les cités doivent leur cohésion à l’amitié et les législateurs s’en préoccupent plus sérieusement que de la justice».
   L’amitié lie les membres de la cité en un tout et ceux qui font les lois dans le but d’organiser l’être ensemble savent que la justice, «la froide et jalouse vertu de justice» selon Hume, exige le calcul afin de distribuer également des droits. Mais la justice, application austère du principe d’égalité, doit être établie par un esprit animé par le sens du juste qui se soucie de l’intérêt de l’autre. Comment rendre effectif ce dernier ? Comment intégrer à mon jugement de la considération pour la personne d’autrui ?
   Comme l’affirme Aristote «entre amis, pas besoin de justice».  Celle-ci «à son plus haut degré de perfection passe pour être inspirée par l’amitié». L’amitié est naturellement souci de l’autre, égalité dans l’échange. Nul besoin alors de la loi. Mais l’institution judiciaire, pour être juste, vraiment juste,  doit être orientée par l’amitié. Que serait en effet une justice inamicale ?  Les républicains l’ont bien compris lorsqu’ils décidèrent d’ajouter aux valeurs de liberté et d’égalité, valeurs fondées en raison sur une base contractuelle, le sentiment de fraternité source de l’amitié fraternelle. Je désire que mon égal en droit ait la même liberté que celle que je possède. La fraternité, quand elle existe, unit en produisant du commun.
   L’amitié fait donc signe, à côté de l’insociabilité, vers la sociabilité de l’homme qu’expriment les bons sentiments qu’accompagne la vie en commun. Dans ce sens l’homme «est fait pour la cité et pour vivre avec l’autre» comme l’écrit Aristote. Il y a une disposition à tenir compte de l’autre qui se révèle à travers la sympathie, participation compréhensive aux joies et aux peines d’autrui, à travers la bienveillance ou encore la bienfaisance, mais aussi avec les actes d’hospitalité, ouverture du chez soi au prochain.
   A quels moments ces attitudes amicales prennent un sens politique ? Pour A. Arendt dans «Vies politiques» (1974) c’est le discours qui est essentiel. Le dialogue entre amis citoyens manifeste un souci du monde commun. Le monde ne devient commun en effet que si nous en débattons ensemble. Seul un parler ensemble constant unit les citoyens en une polis. Telle est l’activité commune qui produit l’amitié entre les citoyens, au-delà de l’intimité.


Conclusion
 

   L’amitié nous dit quelque chose de l’humaine nature. Le cogito propre de l’amitié est fondé sur l’impossibilité d’être soi-même de façon autarcique. Il y a une valeur sociale de l’homme ce que l’amitié actualise. Certes le passage de l’humanité en puissance à l’humanité en acte connaît des ratés, rencontre des obstacles et l’homme est parfois, de fait, un loup pour l’homme. C’est toute l’ambivalence de l’homme. Une puissance ne s’actualise que si des conditions favorables la rendent  possible. Il est donc légitime d’instaurer une politique de l’amitié en promouvant les valeurs de tolérance, d’hospitalité, en instituant du commun à partager. A l’inverse il est tout aussi légitime d’interdire l’expression de la haine. Indéniablement il y a des ennemis de l’amitié ce qui pose le problème des limites de l’amitié. Peut-on être ami avec celui avec lequel nous avons peu ou rien en commun ?  Mais ce commun ou son absence n’est jamais une situation acquise au contraire c’est un devenir. L’ennemi d’hier est devenu l’ami d’aujourd’hui,  je découvre un jour le proche dans le lointain. D’une façon générale l’amitié présuppose de voir en l’autre certes un autre que moi mais aussi un autre moi. Entre ces deux pôles nous oscillons. Réfléchir sur l’amitié c’est faire le pari que l’altérité est à comprendre sur un fond d’identité ou l’autre, malgré tout, est un semblable. Tel est le présupposé de toute cité et de toute relation amicale entre les cités.


  Pierre Breton

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commentaires

J
<br /> Se considérer l’ami de quelqu’un signifie que je peux me mettre en danger pour cette personne. Qu’elle peut me demander quelque chose qui va me mettre en danger et j’entends le mot danger dans son<br /> acception la plus large : danger physique, pécuniaire, moral, psychologique. Pour moi l’amitié se définit d’abord par le respect de l’autre et l’échange. Pour pouvoir respecter il faut accepter<br /> l’autre dans sa différence. Le respect signifie que je le reconnais comme un égal et que je lui octroie autant de droits et de devoirs que je m’en reconnais. L’amitié a quelque chose de plus car<br /> elle suppose une intimité partagée.<br /> Comment alors penser l’amitié dans le domaine politique ? Peut-on transposer dans le domaine public l’amitié vécue dans le domaine privé ?<br /> L’amitié politique selon Aristote est une amitié de circonstances, d’utilité caractéristique des citoyens pour s’assurer d’un mode de vie adéquat en s’assemblant et en s’associant dans des échanges<br /> mutuels. Peut-on alors qualifier d’amitié ce qui rassemble les citoyens dans une communauté d’intérêts ?<br /> «De quoi demain… », le livre dialogue entre Jacques Derrida et Elizabeth Roudinesco et «Condition de l’homme moderne», « Vies politiques » d’Hannah Arendt traitent de ce sujet Arendt et Dérida<br /> utilisent la notion d’amitié mais sans intimité, ce n’est plus alors de l’amitié mais du respect pour en faire le cadre des affaires humaines. L’amitié a son pendant dans la sphère politique dit<br /> Arendt, c’est le respect qui est une sorte d’amitié sans intimité, sans proximité. Pour Derrida l’amitié c’est accepter de laisser entrer l’autre dans mon espace privé, mais il faut en échange que<br /> je puisse entrer dans le sien. «L’arrivée de l’autre est toujours incalculable» dit Dérida. L’hospitalité pure ou l’hospitalité de visitation consiste à laisser venir le visiteur, l’arrivant<br /> inattendu, sans lui demander des comptes, sans lui réclamer son passeport. Cela suppose que l’arrivant n’a pas été invité : l’amitié à alors avoir avec l’hospitalité. Lorsque j’agis en ami<br /> vis-à-vis de quelqu’un je suis pour lui dans cette phase de l’hospitalité pure, j’accepte l’autre tel qu’il est et j’accepte qu’il pénètre dans mon intimité. Je le respecte en acceptant ses<br /> différences, je l’accueille dans mon espace intime sans lui poser de questions. En accueillant l’autre, l’étranger, sa présence me met en danger car je dois m’exposer à lui puisque je l’autorise à<br /> pénétrer dans ma sphère intime. Et si je lui reconnais autant de droits et de devoirs que je m’en attribue, alors je dois me battre pour lui, je dois m’exposer aux dangers pour lui.. Il semble<br /> alors impossible que l’hospitalité pure ou inconditionnelle soit vécue ailleurs que dans la sphère privée.<br /> Il n’y a pas de place pour l’hospitalité inconditionnelle dans le domaine public, dans la vie en commun. Il y a des règles et il faut que chacun les respecte. C’est pourquoi l’hospitalité dans le<br /> champ politique ne peut qu’être conditionnelle. En effet pour une société organisée qui possède ses lois, qui s’est bâtie autour d’idéaux communs, d’une culture spécifique et qui veut garder la<br /> maîtrise de sa langue, de son territoire, il faut contrôler l’hospitalité et la limiter. Par conséquent le seul acte qui se rapproche le plus de l’acte bon n’est pas concevable dans la sphère<br /> publique. Cependant le respect peut aider à repenser l’action dans la sphère publique. Est-il alors possible de créer un espace commun où les règles seraient respectées, où les actes seraient<br /> possibles ?<br /> En effet si l’homme est redevable (accountable en anglais) des conséquences de ses actes même les plus imprévisibles, alors il vaut mieux pour lui qu’il abandonne toute velléité d’agir car il est<br /> dans un monde d’insécurité totale.<br /> Aujourd’hui le respect dans les affaires humaines est attaché à l’admiration, à l’estime. On ne respecte que celui que l’on admire, que celui dont on estime les actions. Cet état de fait tend vers<br /> une dépersonnalisation de la sphère politique qui est préjudiciable, car l’homme a tendance à n’estimer que celui dont les actions sont bénéfiques pour lui.<br /> Il faut retrouver ce respect dont les Grecs usaient entre eux pour gouverner Athènes, le réintroduire dans la vie politique, comme base du contrat social et redéfinir le cadre dans lequel les<br /> hommes peuvent à nouveau s’occuper des affaires publiques. Le respect donne aux hommes la possibilité d’agir sans que les conséquences imprévisibles de leurs actes les en dissuadent. Cette refonte<br /> du contrat social réintègre la notion de liberté dans la sphère publique et permet de.<br /> construire un monde où les hommes sont frères et égaux, un monde où l’équité n’est pas bafouée. Reconnaissons les autres comme ayant les mêmes droits et devoirs que nous. Aspirons à un monde<br /> meilleur où chacun est respecté dans son individualité. Mais acceptons les règles car la gestion des affaires publiques ne peut se concevoir sans un corpus de lois.<br /> <br /> <br />
Répondre
S
<br /> <br /> Bonjour J.F,<br /> <br /> <br /> je découvre à l'instant certains commentaires aux leçons de Sophia. Je constate que tu es le seul à entrer dans la danse. Il faudra qu'on en reparle et que l'on dise aux uns et aux autres que<br /> cela existe.<br /> <br /> <br /> Quant aux commentaires que tu proposes de mes interventions, il me semble qu'il s'agit de ta part de les prolonger par une réflexion personnelle mais je n'y ai pas vu d'analyses critiques<br /> auxquelles je pourrais répondre. Est-ce exact ?<br /> <br /> <br /> Pierre<br /> <br /> <br /> <br />

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