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SOciété de PHIlosophes Amateurs de la région de Cholet

Vérité du langage poétique ? par Hubert Bricaud

     Comme nous l’avons montré dans la leçon précédente (Philosophie, poésie et vérité), la poésie, à partir de 1800 -de Novalis au Surréalisme- témoigne d’une ambition métaphysique : elle cherche à substituer à la sèche et mutilante connaissance rationnelle analytique du monde, une forme de connaissance plus immédiate, plus intuitive, plus sensible. A la même époque, des philosophes comme Schelling, Nietzsche, et Heidegger confirmeront cette prééminence de la parole poétique (le muthos) sur le logos, dans l’approche de la vérité de l’Etre.
    S’interroger sur la vérité du langage poétique, c’est poser clairement la question de la légitimité de ce  langage  de création -«poïesis» : création, fabrication- qu’est le langage poétique. En d’autres termes, il s’agit de fonder en raison ce langage sensible qui enchante le lecteur/auditeur.
    En nous attachant tout d’abord à ce qui constitue l’essence du langage poétique par rapport au langage conceptuel, nous essaierons de faire émerger la vérité de ce langage capital qui excède largement les limites du genre poétique. Puis, nous interrogerons «la communication poétique» de façon à identifier les obstacles que cette vérité aura à surmonter pour s’imposer dans le poème.

Langage poétique : un langage sensible où le verbe se fait chair/cher.

     La poésie est un art du langage et le poète créateur, un magicien des mots qui cherche avant tout à les faire résonner, à les faire chanter, voire à les faire danser sur la page. En donnant chair aux mots, il les enchante. Interrogeons-nous sur la vérité, c’est-à-dire sur la justesse et la valeur de cette opération sur le langage qu’est l’activité poétique.

Un langage polysémique : évoquer plutôt que désigner.
   
   Dans la vie quotidienne, dans la prose journalistique, scientifique ou philosophique, on utilise les mots pour désigner les éléments de la réalité (les choses), en la maîtrisant au besoin à l’aide de concepts. Ce langage outil, instrument de la pensée abstraite, vise la clarté, la précision, l’efficacité de la communication. Le poète, au contraire, comme l’a bien montré J.P. Sartre dans Qu’est-ce que la littérature, est celui qui ayant renoncé à ce  «langage instrument», «considère les mots comme des choses et non comme des signes». Dès lors, les mots perdent leur transparence usuelle pour retrouver leur opacité première, c’est-à-dire leur pluralité de significations -leur polysémie-, leur pouvoir d’évocation, avec leur charge d’émotions. Ainsi dans la rêverie poétique de J.P. Sartre, le nom de la ville de Florence ne se limite pas à une information historico-géographique, il évoque une série de correspondances à la fois subjectives et culturelles entre sonorités et sens :
    «Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et l’étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l’or et pour finir, s’abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l’affaiblissement continu de l’e muet son épanouissement plein de réserve. A cela s’ajoute l’effort insidieux de la biographie. Pour moi, Florence est aussi une certaine femme.»

        Qu’est-ce que la littérature ?

Ce halo subjectif, à la fois affectif et culturel entourant le mot, correspond à ce que les linguistes appellent les connotations (ces significations secondes au-delà du sens usuel ou  dénotation, constituées par «tout ce qui dans l’emploi d’un mot n’appartient pas à l’expérience de tous les utilisateurs de ce mot dans cette langue.» (G. Mounin). Ces connotations expriment toute la richesse de notre expérience intime du monde. Si les mots sont «pour la mémoire des puits de souvenirs» (R. Caillois), le poète les fera ressurgir, jouant avec la richesse de leurs connotations, enfouies souvent au plus profond de l’enfance –une empreinte originelle capitale pour de nombreux poètes. 

                                                     
«Poème» d’A. Hardellet en offre une belle illustration. En magicien du langage, le poète cherche moins ici à désigner qu’à évoquer (< e-vocare : appeler), c’est-à-dire à faire apparaître, à donner corps et présence à quelques mots riches d’un vécu intime et intense :
«La peur –c’est un roulement de tombereau, la nuit, dans un bois où ne passe aucune route.
   La douceur –c’est un vol de chouette, sous le taillis au crépuscule.    /…/ »
.  (La Cité Montgol)
Ainsi «le poète ne se sert pas des mots, il les sert» (O.Paz), en les rechargeant de sens.

Pouvoir d’évocation de l’image poétique : «donner à voir» (P. Eluard).

   L’image poétique va devenir, à partir du Romantisme et jusqu’au Surréalisme, la composante essentielle du langage poétique. Elle n’est plus seulement un ornement rhétorique, elle se veut connaissance intuitive, émotionnelle du monde. Ainsi pour Baudelaire, l’imagination devient «la reine des facultés», puisqu’elle «perçoit /…/ en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies.» Ces correspondances vont se cristalliser en images poétiques. En instaurant de nouveaux rapports entre les différents ordres de sensation, l’image «donne à voir» une réalité nouvelle -plus riche et plus complexe- qui crée chez le lecteur un choc émotionnel, une forte sensation de dépaysement.
Correspondances -C. Baudelaire
«Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, doux comme des hautbois, verts comme les prairies,     /…/»  (Les Fleurs du mal)

Tel est bien aussi le vœu du poète P. Reverdy, lorsqu’il énonce sa fameuse définition de l’image :
      «L’image est une création pure de  l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.  Plus les rapports des deux réalités seront lointains et justes, plus l’image sera forte,  plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.» (Nord – Sud 1918).

Etonnantes de justesse, ces merveilleuses images surréalistes de l’aube chez P. Eluard me semblent répondre aux exigences de P. Reverdy :
«L’aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres»    (L’Amour la Poésie)
"Parfums éclos d’une couvée d’aurores qui gît sur la paille des astres"    (Capitale de la douleur)
La première offre une vision sensuelle de l’aube, à la fois intime et collective. L’aube est femme : elle «se passe autour du cou un collier» après sa toilette matinale. Scène intime inscrite dans le quotidien d’une communauté humaine, avec cette collection de fenêtres ouvertes au lever du jour, enfilées au même instant comme «un collier». La seconde, avec les parfums du jour naissant («éclos d’une couvée») évoque l’aube comme une nativité cosmique («qui gît toujours sur la paille des astres») de l’éternel mystère de la vie. Ainsi le poète brise nos associations d’idées familières et nous fait redécouvrir le monde, nous «donnant à voir» ce qu’il appelle «la Vie immédiate».
Cette ébauche d’analyse montre que les images poétiques, quand elles sont fortes et justes, peuvent condenser l’expérience émotionnelle du monde dans des raccourcis fulgurants (cf. l’intuition de Descartes dans Philosophie, poésie et vérité). Elles nous dévoilent cette éclatante vérité du sensible (cf. Cocteau et Heidegger qui voient l’acte poétique comme un dévoilement, une révélation de l’Etre) que chacun peut reconnaître intuitivement et partager avec le poète au travers de la richesse des connotations que le choc des mots fait surgir. Le «Je» du poète s’universalise ainsi dans l’acte de lecture.
    Ces images sont encore plus lumineuses à l’échelle d’un poème, quand elles s’organisent en réseaux. Leur récurrence dans un recueil, voire dans l’ensemble d’une œuvre, permet de découvrir la cohérence d’un univers imaginaire, témoignant d’une vision du monde. C’est ce qu’essaie de mettre au jour un critique comme J. P. Richard (cf. Poésie et profondeur) qui poursuit, dans le sillage de son maître G. Bachelard, une «phénoménologie de l’imagination poétique».
      L’image poétique, donc, par la tension qu’elle suscite entre les mots, amplifie leur pouvoir d’évocation. En leur restituant toute leur épaisseur sémantique, elle leur redonne vie. Véritables carrefours de sens et de sensations, les mots deviennent alors, selon le mot fameux de V. Hugo, «des êtres vivants» qui, pour Bachelard, sont riches d’un halo d’imaginaire plongeant ses racines dans «le primitif et l’éternel» (L’eau et les rêves) c’est-à-dire les quatre éléments de la pensée préscientifique : le feu, l’eau, l’air, la terre.

Un «langage motivé» (G. Genette) unissant indissolublement forme et sens.   

    «Considérer les mots comme des choses» (Sartre) ou comme des «êtres vivants» (Hugo), c’est aussi pour le poète s’attacher à leur matérialité, c’est-à-dire à leur valeur sonore, voire plastique. En termes linguistiques, c’est faire résonner leurs signifiants (leur matérialité) avec leurs signifiés. L’essence même du langage poétique réside dans cette indissolubilité du signifiant et du signifié, de la forme et du sens, et surtout du son et du sens. Valéry ne définissait-il pas le poème, comme «cette hésitation prolongée entre le son et le sens» ? M. Leiris, dans Glossaire, j’y serre mes gloses -un recueil en forme de dictionnaire poétique- va même tenter de créer l’illusion d’une ressemblance entre signifiant et signifié, en effaçant ce que Saussure appelle «l’arbitraire du signe» dans la langue (à l’exception des onomatopées où le signifiant mime le signifié, les mots ou signes linguistiques ne sont pas motivés). Ses définitions poétiques reposent ainsi sur des correspondances très serrées entre la matérialité du mot (sonore et visuelle) et le sens.
Glos/saire, j’y serre mes gloses. M. Leiris 
«Penser, serpenter.  : circonvolutions cérébrales, tâtonnements sinueux de la pensée …
«V/erb/i/age –herbage des mots sans vie.»
 : mauvaises herbes d’un verbe vain …
«Vi/e –un Dé la sépare du vide.» : hasard de l’être sur fond de néant …
Le poète en laissant vagabonder son imagination sur les sonorités et sur la structure des mots, «tente» pour chaque mot, dans chacune de ses gloses, de  «faire la preuve par le son» (M. Leiris) du bien-fondé de sa signification. Il parvient ainsi à «motiver» les mots, en bon disciple de Cratyle, qui soutenait dans le dialogue éponyme de Platon qu’il existait une ressemblance entre les mots et les choses. La réussite esthétique de ces éclairs poétiques est fondée sur cette harmonie entre le sensible et l’intelligible qui constitue le beau selon Hegel. Le poète parvient ainsi à substituer aux concepts abstraits du dictionnaire, une connaissance concise, riche, intuitive et ludique, fondée là encore sur l’analogie. Le sens est en quelque sorte rendu sensible dans la langue.
    Dans les calligrammes, la démarche poétique est  analogue. Là aussi le poète cherche à «motiver» la langue, mais en jouant sur des signifiants visuels qu’il dispose sous la forme d’une composition plastique et ludique. Ainsi dans le calligramme fameux d’Apollinaire  «La colombe poignardée et le jet d’eau», le poème donne à voir et la colombe poignardée et le jet d’eau. Le sens du poème est rendu sensible, à la fois par la disposition graphique et par un jeu de correspondances (ex. le jet d’eau qui pleure surgissant d’un bassin en forme d’œil.).
    Ces jeux poétiques brillants montrent combien le langage poétique est un langage «motivé», fondé sur une tension entre forme et sens, signifiant et signifié.

Un langage enchanté, à la fois musique et image.

    Fondé sur une double tension, entre les mots d’une part et entre le son et le sens d’autre part, le langage poétique est à la fois image et musique. Cependant, pendant longtemps -jusqu’au Romantisme- la poésie était considérée un peu comme la musique de la littérature. D’ailleurs jusqu’à la Renaissance, la musique accompagnera l’interprétation des poèmes. Dès lors, on peut comprendre que les règles de la prosodie (mètre, rime, allitération, etc.) qui contribuent au rythme et à la musicalité  du vers aient joué un rôle si important dans l’histoire de la poésie. Elles ne visaient rien moins qu’à unir étroitement le signifiant au signifié, en particulier le son au sens, en «motivant» la langue. Ces contraintes prosodiques, en densifiant le langage ordinaire, tendaient à le rendre inaltérable (cf. l’importance capitale de la fonction mnémotechnique de la versification dans la transmission orale).
    Quand la poésie s’ouvre à la prose -sans jamais toutefois renoncer complètement à la versification -avec l’apparition de la prose poétique (fin XVIIIe début XIXe : Rousseau, Chateaubriand), du poème en prose (milieu XIXe) et du vers libre (fin XIXe)-, la prosodie va surtout servir à mettre en valeur les images. Le langage poétique tend alors vers ce que Baudelaire appelle une «sorcellerie évocatoire», fondée sur la magie suggestive des «correspondances», comme en témoignent ses admirables poèmes en prose. Ainsi par exemple :
«Un hémisphère dans une chevelure. Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air. /…/»  (Petits Poèmes en prose)
     En devenant de plus  en plus rythme et image, le langage poétique va paradoxalement reconquérir un espace littéraire que la poésie versifiée n’avait cessé de perdre depuis l’Antiquité -en devenant de plus en plus pure, de plus en plus la poésie -(cf. Philosophie, poésie et vérité)-. Ainsi dans les grands récits en prose poétique du XIXe comme Aurélia de Nerval ou Les Chants de Maldoror de Lautréamont, la prose obéit moins à «l’ordre conceptuel et narratif qu’aux lois de l’image et du rythme» (L’Arc et la Lyre, O. Paz). Plus spectaculaire encore est la forte présence du langage poétique dans de nombreux romans au XXe siècle -et parmi les plus grands. Ainsi,  aussi bien dans A la recherche du temps perdu de M. Proust que dans Ulysse de J. Joyce ou encore dans La Mort de Virgile de H. Broch, nous retrouvons les principales composantes du langage poétique, à savoir l’omniprésence des images, la prose rythmée, la structure circulaire et les leitmotive. La Mort de Virgile de Broch est sans doute le roman qui présente la forme poétique la plus audacieuse. Il s’agit en effet d’un immense poème symphonique de 450 pages en quatre mouvements («L’eau, le feu, la terre, l’éther») qui évoque la méditation -confinant parfois au délire- du grand poète latin à l’agonie. La forme du poème, nous dit Broch, était la seule «architecture» qui «pouvait réussir à donner une intuition approchée de ce dont il est impossible d’avoir une intuition : la connaissance de l’infini et de la mort.» (Création et Connaissance, H. Broch). C’est dire qu’au cœur du roman, le langage poétique peut être porteur d’une vérité d’ordre ontologique. Ainsi grâce au rythme, à  la musicalité et aux images, le poème va pouvoir hanter la mémoire des lecteurs. Célébrant à la fois  «les transports de l’esprit et des sens» (Baudelaire), le langage poétique, en donnant chair aux mots, les enchante, ouvrant ainsi l’âme des lecteurs à une connaissance sensible, intuitive et essentielle du monde. Telle est, me semble-t-il, la vérité du langage poétique, dans sa double dimension, à la fois esthétique et ontologique.

Communication poétique et vérité du poème.

  En essayant de cerner la vérité du langage poétique, nous avons approché ce que Eluard appelait  «l’évidence poétique», c’est-à-dire cette présence absolue de la vérité du poème qui s’impose de façon fulgurante au lecteur, comme sens sensible inédit. Mais la «communication poétique» (G. Mounin) peut parfois s’avérer problématique, au point de compromettre l’émergence de cette vérité dans le poème.

Le danger de l’hermétisme.

    La poésie moderne (surtout à partir de Baudelaire), en devenant de plus en plus pure, c’est-à-dire en éliminant le discursif, le didactique, le narratif, pour ne s’attacher qu’au singulier absolu du «ressenti» (A. Breton) tend à gommer le référent des mots  -c’est-à-dire l’ancrage dans une situation concrète identifiable par le lecteur-  et par là, devient de plus en plus opaque au lecteur. Certes, pour tenter de «fixer des vertiges» (Une Saison en enfer), d’exprimer l’inexprimable du mystère de la vie, il faut bien, comme le dit Rimbaud, recourir à  une «Alchimie du verbe» qui impose une nécessaire et salutaire opacité. Cependant,  à partir du moment où la parole poétique fait l’expérience du «vide absolu dans les mots» (déconnectés de tout référent), échouant,  à «pénétrer l’essence du monde» (Y. Bonnefoy), elle devient hermétique au lecteur. L’alchimie poétique n’engendre plus alors qu’un «bibelot d’inanité sonore» qui s’ «aboli(t)» lui-même. Cf. Sonnet en «yx», Sonnet allégorique de lui-même -S. Mallarmé.
Nous sommes confrontés là à une poésie devenue peu à peu inhumaine, à force de se mouvoir «dans les plus purs glaciers de l’esthétique» (Lettre de Mallarmé à son ami Cazalis, 13 juillet 1866), une poésie absolument vaine qui, malgré le tour de force esthétique -suggérer la musique du néant ?- intéresse moins que les multiples exégèses qu’elle a suscitées. R. Caillois dénoncera, à juste titre «l’imposture» d’une «poésie complètement désincarnée» (Les Impostures de la poésie, 1945). Si la quête d’absolu de Mallarmé indéniablement fascine, sa communication poétique n’en reste pas moins problématique. Quand la poésie tend à se réduire à un tel jeu crypté, destiné à quelques rares esthètes, il n’y a plus guère d’émotion poétique à partager, car le sens n’est plus tellement sensible.

L’excessive transparence d’une certaine poésie de propagande.

    A l’inverse, une excessive transparence dans la communication poétique peut être tout aussi désastreuse pour la vérité poétique. A vouloir être accessible au plus grand nombre, dans le souci de diffuser un message idéologique clair, le risque est grand de céder aux facilités d’une rhétorique de persuasion qui ne peut que ramener le langage poétique au niveau du «langage outil» de la communication quotidienne (cf. Sartre). Si le sens est on ne peut plus clair, la magie poétique en revanche, a disparu, faute d’exigence esthétique. Ainsi par exemple dans la poésie de la Résistance, à côté d’indéniables réussites qui sont à L’Honneur des poètes -quand la beauté du chant lyrique s’allie à l’éloquence de la dénonciation, par ex. dans L’Affiche rouge de L. Aragon on trouve aussi malheureusement des poèmes qui, selon les mots très durs de B. Péret, font «Le Déshonneur des poètes», ne dépassant guère «le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique». On pourrait d’ailleurs en dire autant de certains poèmes engagés, écrits à la gloire du communisme par Aragon ou Eluard. Ces poèmes d’une platitude affligeante rappellent les pires productions du réalisme socialiste.*  Cf. «A la mémoire de P. Vaillant-Couturier»  (Poèmes politiques, P. Eluard)
Quand  toute richesse polysémique a disparu, le poème tend à se réduire à son message idéologique. Il n’y a plus dès lors d’émotion poétique et la vérité poétique est bien mise à mal. 

Quand la rhétorique tend au poncif.

   Quand la rhétorique d’un poète se fige, c’est-à-dire quand il use mécaniquement  des mêmes procédés de style, des mêmes moules syntaxiques, la magie poétique du dévoilement s’envole. Les plus grands poètes, surtout quand ils ont beaucoup écrit, ne sont pas à l’abri de tels passages à vide qui altèrent gravement la vérité poétique. Même les poètes surréalistes qui avaient pourtant une très haute idée de la poésie, soucieux qu’ils étaient de «trouver un langage (qui) demeure scrupuleusement fidèle à la vérité de l’homme.» (A. Breton), n’ont pas échappé à l’établissement d’un «poncif surréaliste», en succombant notamment à «l’emploi déréglé du stupéfiant image» (Aragon), c’est-à-dire en privilégiant les images qui «présent(ai)ent le degré d’arbitraire le plus élevé» (A. Breton), confondant ainsi l’incongru avec le poétique.
Cf. «L’Union libre» d’A. Breton : un véritable feu d’artifice d’images étonnantes, parfois gratuites.
Etonner oui, encore faut-il «avoir l’imagination juste», comme le rappelle judicieusement R. Caillois qui a dénoncé -tout comme J. Paulhan- «l’imposture poétique» d’une «rhétorique surréaliste» qui, avec ses recettes et ses clichés (écriture automatique, jeu de L’Un dans l’Autre etc.), est bien loin de la grande aventure surréaliste, héritière du Romantisme allemand.
    De là à jeter le discrédit sur le langage poétique, au nom de la vérité, il n’y a qu’un pas que franchiront de grands romanciers comme W. Gombrowicz, dans son pamphlet Contre la poésie (1955), et M. Kundera, dans son roman La vie est ailleurs (1973) -roman- charge contre «l’âge lyrique» qui a pour héros une sorte de Rimbaud communiste. Le premier n’hésite pas à affirmer que «le monde des vers est fictif et faux», tandis que le second dénonce l’arbitraire du langage lyrique : «Le poète n’a besoin de rien prouver : la seule preuve réside dans l’intensité de son émotion.». Finalement ces deux romanciers stigmatisent moins la poésie que l’imposture rhétorique d’un certain langage poétique.

« L’évidence poétique » comme expression d’une communication poétique idéale.

    «L’évidence poétique» s’impose quand, selon G. Mounin, «le poète est capable d’immobiliser une perception neuve, une émotion de telle manière qu’elle reste vivante et communicable». La magie poétique opère en effet, toutes les fois que le poète parvient à éterniser l’émotion première. Telle est bien l’aspiration du poète romantique Shelley définissant la poésie comme «l’image même de la vie exprimée dans son éternelle vérité.» Les mots doivent fixer l’intensité de l’expérience vécue par le poète, sans la tuer, de manière à ce qu’elle puisse être recréée, revécue à volonté par le lecteur. Pensons par exemple à ces grands poèmes d’amour que nous relisons toujours avec la même émotion.
Cf. «Notre vie» de P. Eluard
  «Notre vie tu l’as faite elle est ensevelie
      Aurore d’une ville un beau matin de mai
      Sur laquelle la terre a refermé son poing  /…/» 
  (Le Temps déborde)
Le poète nous fait ici partager l’intensité de ce séisme intérieur que représente la mort brutale de la femme aimée.
    Que l’on cherche à «créer en toute conscience» comme P. Valéry -en privilégiant le métier- ou à ouvrir en grand les vannes de l’imaginaire pour tenter de capter les sources vives de l’inconscient comme Rimbaud et A. Breton  -en privilégiant alors l’inspiration-l’acte poétique met toujours en jeu à la fois la raison et l’imagination. «L’évidence poétique» -cette présence absolue d’un sens sensible inédit- ne peut naître, à mon sens, que d’une interaction harmonieuse entre l’opacité de l’imaginaire d’un poète sujet et sa mise au clair  objective dans un travail sur la langue. C’est ce que semble suggérer R. Char dans ce bel aphorisme : «Le poème émerge d’une imposition subjective et d’un choix objectif» (Partage formel). La raison est là pour filtrer l’imaginaire, donner forme à l’insaisissable, de manière à le rendre transmissible. Comme on l’a vu, le langage poétique est toujours plus ou moins opaque, plus ou moins transparent. S’il est plutôt opaque, en voulant tendre vers «le réel absolu» (Novalis), il doit rester sensible et humain, pour être communicable. S’il est plutôt transparent, en voulant toucher un public plus large, il doit conserver une exigence esthétique. Pour qu’il y ait «évidence poétique», l’opacité doit pouvoir être progressivement élucidée et le souci de la transparence ne doit jamais faire oublier la richesse polysémique des mots.
    L’aspiration à la vérité poétique nécessite donc une forme d’exigence éthique. Rester au plus près de l’expérience sensible, au plus près de l’Etre, en se méfiant à la fois des images spontanées séduisantes qui «ne sont pas nécessairement /…/ les plus justes» et de l’abstraction mutilante du concept, tel est le souci majeur d’un poète épris de vérité comme P. Jaccottet, qui cherche à se tenir sur cette difficile ligne de crête, entre opacité et transparence :
Travaux au lieu dit l’Etang.  Poème en prose sur la genèse d’un poème.
 «/…/ Je sais bien que la vue de l’eau nous touche par une suggestion quasi machinale de fraîcheur, de pureté, qu’elle désaltère tout l’être. Mais je sais aussi que cette suggestion ne doit pas être abstraite de la chose, qu’elle doit rester à l’intérieur, donc cachée aussi dans le texte. C’est à la condition d’être plus ou moins cachée qu’elle agit ; autrement on n’a plus qu’une formule qui intéresse l’intelligence, que l’on admet ou réfute, et nous voilà sortis du monde que je crois le seul réel, engagés dans le labyrinthe cérébral d’où l’on ne ressort jamais que mutilé. /../» (Paysages avec figures absentes, P. Jaccottet)
On retrouve le même souci de la vérité du langage poétique dans l’œuvre d’Y. Bonnefoy. Ces deux poètes questionnant inlassablement le réel -des paysages, des lieux surtout- sont  somme toute assez proches d’un F. Ponge qui, prenant «le parti des choses» explore patiemment «l’épaisseur des choses» (galet, huître, orange, savon, mimosa etc.) pour la rendre par «les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots».
Cf. «Le pain»  (Le Parti pris des choses, F. Ponge)
     

    Ces entreprises poétiques, notamment celle de Ponge, ne sont pas sans rappeler la démarche phénoménologique du philosophe Husserl prônant le «retour à l’originaire, le retour aux choses, à l’évidence authentique.».
De telles entreprises «po-éthiques», si soucieuses de la vérité du réel, constituent à l’évidence, de beaux démentis aux critiques virulentes de Gombrowicz et de Kundera. Trouver une forme inaltérable (du haïku au poème symphonique romanesque, en passant par le sonnet ou le poème en prose) qui puisse restituer de façon inépuisable l’expérience sensible de l’infinie richesse  du réel, tel pourrait être l’idéal d’une communication poétique exemplaire.

       Ainsi la vérité du langage poétique n’est pas seulement d’ordre esthétique et ontologique, elle est aussi d’ordre éthique. Si la dimension esthétique du langage poétique comme art de création aspirant à la plus haute harmonie du sensible et de l’intelligible (cf. Hegel) dans les mots, est incontestable, la vérité esthétique suppose toutefois que dans l’acte de lecture, le singulier de l’expérience poétique tende à l’universel (cf. Kant). C’est dire qu’il ne saurait y avoir de vérité esthétique sans une exigence éthique, soucieuse d’éviter aussi bien l’hermétisme vain de l’art pour l’art que l’excessive transparence d’une poésie édifiante, ou encore les facilités  d’une rhétorique confinant au poncif. Il en va de même pour la vérité ontologique qui appelle le même souci éthique. Le langage poétique peut alors ouvrir l’âme du lecteur à une connaissance sensible, intuitive et essentielle du monde. La poésie n’est-elle pas, comme le dit si justement R. Caillois, «une science des qualités et des émotions», capable d’exprimer «la pulpe du monde» -«une science de l’être» selon Saint-John Perse- ? Face à la vérité logique et abstraite du logos scientifique et philosophique,  le langage poétique, en donnant chair aux mots, permet à l’homme d’entrevoir cette vérité ontologique du muthos (touchant au sacré) -si chère à Heidegger- dans un monde de plus en plus technicisé, déserté par les dieux. En définitive, pour que la vérité du langage poétique, dans sa double dimension, à la fois esthétique et ontologique, puisse se manifester au lecteur, le poète devra faire preuve de vigilance éthique.

  Hubert Bricaud                                                                                   décembre 2011



Quelques éléments de bibliographie :

G. Mounin, La Communication poétique précédé de Avez-vous lu Char ?  Gallimard,     
1947/1969.
R. Caillois, Approches de la poésie, Gallimard, 1944-1977.
O. Paz, L’Arc et la Lyre, Gallimard, 1956/1967.

                                                                                               
                     

         
 


               


                                                                                                         
 

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