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11 octobre 2014 6 11 /10 /octobre /2014 19:22

Nous faisons tous l'expérience de l'imagination, non pas ponctuellement, mais continuellement tout au long de notre existence la plus quotidienne. Ainsi mettons-nous en oeuvre notre imagination aussi bien pour connaître que pour agir, pour créer que pour jouer, pour rêver - au sens de rêverie diurne mais aussi de rêve nocturne - que pour contempler. Nos perceptions, nos attentes, nos désirs, nos craintes, nos peurs, nos croyances - individuelles comme collectives - sont pénétrés d'imagination.

Quelques exemples : un savant faisant une hypothèse puise dans les ressources de son imagination. Quiconque veut mener à bien un projet a besoin de faire appel à son imagination pour anticiper les divers moyens à combiner pour arriver à son but. C'est encore l'imagination qui fait d'un homme un rêveur lorsque, au spectacle d'un simple feu de cheminée, de la flamme d'une chandelle, de l'eau courant dans un torrent ou des nuages en mouvement, il ne voit plus les choses telles qu'elles sont mais laisse vagabonder son esprit d'images en images comme si la réalité présente ne comptait plus. N'est-ce pas encore à l'imagination que nous devons certains moments de bonheur dés lors que ce que nous désirons se trouve tellement embelli par l'imagination que nous éprouvons une jouissance encore plus grande à désirer qu'à posséder ? N'est-ce pas en revanche à cette même imagination que nous devons hélas! beaucoup de nos peurs, de nos troubles psychiques voire physiques ?

Ainsi, au vu du nombre de domaines et de circonstances de notre existence où l'imagination se trouve impliquée, nous pouvons déjà prendre la mesure non seulement de son omniprésence mais aussi de la force qu'elle semble manifester.

La première question que nous nous poserons concerne la nature de l'imagination. A quoi avons-nous affaire lorsque nous parlons d'imagination? Derrière la grande diversité de ses manifestations est-il possible d'en repérer les traits les plus caractéristiques ?

Parmi ces caractéristiques il en est une qui a toujours été mise en relief par la philosophie, à savoir que l'imagination puisse être considérée comme une force. En tant que telle, sur quoi exerce-t-elle sa contrainte ? Celle-ci est-elle nécessairement négative pour l'homme ?

Enfin, quel usage l'homme peut-il faire de cette force ? Est-il condamné à la subir pour le meilleur et pour le pire ? Est-il en mesure de lui opposer d'autres forces ? Sur ce point n'est-il pas utile d'écouter les leçons de quelques philosophes dont la vie et les oeuvres ont manifesté une grande familiarité avec l'imagination?

I Que faut-il entendre par imagination ?

1) Une faculté de l'âme ?

Dans la tradition philosophique l'imagination est conçue comme une faculté de l'âme. En tant que telle elle coexiste avec d'autres facultés comme la mémoire, la sensibilité, le jugement, la raison, etc. Plusieurs critiques de cette façon de voir peuvent néanmoins être faites . D'une part elle conduit à substantifier chacune de ces facultés, soit à les penser comme des choses. Il y aurait ainsi en nous une mémoire, une imagination, etc. qui seraient comme autant d'espaces à explorer. D'autre part une telle conception est amenée à hiérarchiser ces facultés. Il y en aurait d'inférieures - la sensibilité, l'imagination - et de beaucoup plus nobles - la raison notamment -. Enfin cette conception fait de ces facultés des "choses" indépendantes les unes des autres. En somme, en divisant ainsi l'âme ou l'esprit en différentes facultés on risque de perdre ce qui fait l'unité de l'esprit en même temps que sa complexité car nous nous apercevons, à l'expérience, que les différentes opérations dont l'esprit est capable (percevoir, se souvenir, juger, etc.) ne sont jamais isolées les unes des autres mais entretiennent au contraire entre elles des relations nombreuses et complexes.Mais si l'imagination n'est pas, comme la tradition philosophique la conçoit, une faculté, qu'est-elle au juste ?

2) Le pouvoir qu'a l'esprit de s'arracher au présent, de s'ouvrir à ce qui n'est pas là.

a) Montaigne écrit: "Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà. La crainte, le désir, l'espérance nous élancent vers l'avenir et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera." Essais I 3. A quoi attribuer ce trait de l'humaine condition consistant dans l'attente ou encore dans le fait de se projeter continuellement vers l'avenir sinon à l'imagination ? Grâce à elle nous avons en effet le pouvoir de nous arracher à la réalité présente et du même coup à ouvrir notre esprit à ce qui n'est pas. Entendons par "ce qui n'est pas" ce qui n'est pas encore là mais pourrait advenir, le possible. Mais "ce qui n'est pas" peut aussi signifier ce qui ne peut se produire réellement, par exemple être immortel, être présent dans plusieurs endroits en même temps... Nous sommes alors dans le domaine du fantastique tel qu'il peut se manifester lorsque nous rêvons, ou encore dans la fiction. Ainsi, par la seule imagination pouvons-nous mettre entre parenthèses la réalité présente et nous rendre présent par le biais d'images (des représentations) quelque chose d'absent: une personne que nous aimons, une situation que nous aimerions voir se réaliser, etc.

Sans doute pourrions-nous objecter que, par la mémoire, nous pouvons aussi rendre présent à notre esprit ce qui est absent, soit ce qui n'est plus, le passé. Dans le cas de la mémoire néanmoins l'esprit est exclusivement tourné vers le passé. Nous nous représentons alors des images - les souvenirs - toujours susceptibles d'être situées, d'une façon ou d'une autre, dans une chronologie, celle coïncidant avec notre histoire. L'esprit, lorsqu'il imagine, n'est pas en revanche exclusivement tourné vers le passé. Sans doute peut-il arriver que l'imagination interfère avec la mémoire comme dans le cas de ces personnes s'inventant un passé ou, plus communément, lorsque l'imagination intervient dans la reconstruction de nos souvenirs. Mais, d'ordinaire, c'est plutôt vers l'avenir qu'est tourné l'esprit qui imagine, par exemple dans l'action qui exige que j'anticipe, à moins toutefois qu'il ne se tourne vers un univers a-temporel comme dans le cas de la rêverie. Essayons de détailler cela à propos de situations plus concrètes.

b) Sauf à rester prisonnière des seules habitudes, l'action humaine rend nécessaire l'anticipation et, partant, l'imagination. Le projet d'aller l'année prochaine à Saint Petersbourg va m'amener à imaginer ou à tenter de me représenter dés maintenant tous les moyens à mettre en oeuvre (passeport, billet d'avion, devises, visites...) afin que de simple possibilité ce voyage puisse devenir réalité. Dés que nous agissons nous sommes contraints à envisager différentes possibilités donc à imaginer.

Le désir a lui aussi partie liée avec l'imagination. J'ai par exemple toujours "rêvé" d'aller à Saint Petersbourg. Ce désir a été suscité en moi par ce que j'ai pu en imaginer en lisant les grandes pages de la littérature russe. L'imagination provoque le désir mais le désir alimente aussi l'imagination. Pensant à ce projet de voyage à Saint Petersbourg je m'y vois déjà.

La connaissance scientifique est encore une autre domaine où l'esprit doit pouvoir s'échapper du donné perceptif actuel et se projeter vers ce qui n'est pas, ce qui est de l'ordre de la supposition ou de l'hypothèse. Grâce à l'imagination le savant va pouvoir s'aventurer hors de la réalité simplement perçue et inventer des concepts capables de rendre raison d'une réalité qui, sans cela, resterait inexplicable. C'est ainsi que Torricelli (1608-1647) "invente" le principe de la pression atmosphérique pour pouvoir expliquer le fait que, dans les pompes servant à alimenter les fontaines de la ville de Florence, l'eau ne parvient pas à monter au delà d'une certaine hauteur. Là où les fontainiers restent impuissants à expliquer ce phénomène, le savant ose supposer l'existence d'une colonne d'air exerçant une certaine pression sur la colonne d'eau et empêchant celle-ci de monter. Nous pouvons constater au passage que la rationalité scientifique n'exclut pas nécessairement le recours à l'imagination, à condition toutefois que celle-ci reste sous le contrôle de la raison.

La simple rêverie est encore une autre manifestation de ce pouvoir qu'a l'esprit de s'absenter de la réalité et de s'ouvrir à un ailleurs. La contemplation des éléments de la nature est par exemple l'occasion de rêveries dans lesquelles la simple perception (du feu, de l'eau, des nuages...) laisse place à un jeu mouvant d'images où se mêlent des éléments individuels (nos désirs) mais aussi collectifs (les mythes) ainsi que l'a analysé Bachelard dans son oeuvre sur l'imaginaire poétique sur lequel nous reviendrons plus loin.

c) Ainsi, par son imagination, l'homme est-il ancré dans un temps qui ne se réduit ni au présent ni au passé mais s'ouvre sur l'inconnu et la possibilité de la nouveauté. Voilà pourquoi l'imagination est peut-être ce qui spécifie le mieux l'homme par rapport à l'animal. Car si les deux ont en commun mémoire et attention au présent, il semble néanmoins que l'animal soit incapable, ou presque, de se projeter dans l'avenir par le biais de représentations ou d'images. L'homme n'est pas en revanche prisonnier, ni du passé ni du présent. Il est, comme dit Sartre un "être-de-projet", soit un être dont l'esprit est tendu en permanence vers un ailleurs, un pas encore. D'où la liberté de l'homme. Imagination et liberté sont en effet liées, pour le meilleur et pour le pire. Grâce à l'imagination l'homme peut se déterminer lui-même. S'il n'est pas voué à répéter ce qu'il a été, ce qu'il est, c'est-à-dire à rester prisonnier d'une réalité qu'il juge insuffisante, c'est qu'il lui est loisible de s'imaginer autre, de se forger l'image de ce qu'il voudrait être. L'imagination explique ainsi en grande partie cette indétermination ou encore cette plasticité de l'être humain, ce fait qu'il puisse se transformer en fonction de ses désirs, de ses idéaux. Et ce qui vaut pour l'homme comme individu vaut aussi pour lui en tant qu'être collectif. Constatant la médiocrité affligeante du présent, les hommes peuvent imaginer une autre société, idéale, à partir de laquelle ils peuvent tenter de transformer leur état social actuel. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce rôle important de l'utopie et donc de l'imagination dans l'Histoire. Ainsi, du seul fait que son esprit puisse s'ouvrir vers un ailleurs, l'homme est capable, individuellement et collectivement, de s'inventer. Cette liberté rendue possible par l'imagination semble l'apanage de l'homme.

3) L'imagination est mouvement, dynamisme.

a) Montaigne assimile ce mouvement de l'imagination au mouvement général de la nature, ce qu'il appelle cette "branloire pérenne" dans laquelle l'homme est pris et à qui il doit d'être "ondoyant et divers". Bachelard écrit, de son côté, " l'imagination(...) est avant tout un type de mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la pus vivante." L'air et les songes, et d'ajouter un peu plus loin: " Imaginer c'est s'absenter, c'est s'élancer vers une vie nouvelle." Ibid. Voilà déjà des indications sur la difficulté qu'il y a à saisir et à comprendre la nature de l'imagination. Si celle-ci est en effet essentiellement mouvement nous comprenons mieux pourquoi le discours, qui a toujours tendance à figer, à substantifier, peine à définir l'imagination.

Si notre esprit a tant de mal à tenir en place, si "nous ne sommes jamais chez nous" c'est parce que nous sommes continuellement travaillés par l'imagination. Notre esprit est continuellement tenté de voyager, d'errer, de vagabonder ou de "battre la campagne", pour le meilleur et pour le pire comme nous allons le voir un peu plus loin. C'est grâce à ce mouvement de l'imagination que notre esprit échappe au présent, explore le possible, s'aventure dans l'inconnu, risquant même parfois d'avoir du mal à reprendre contact avec la réalité présente. N'allons pas croire pour autant qu'un tel mouvement exige de nous quelque effort. Dans le cours ordinaire de notre existence le mouvement de notre imagination nous emporte. Nous le subissons bien plus que nous le maîtrisons.

b) Il suffit de s'observer pour constater combien nos pensées sont mouvantes tant elles sont continuellement bordées - et parfois débordées - par d'autres pensées, images, bribes d'images, affects auxquels elles s'associent à toute vitesse sans que nous puissions contrôler longtemps ce flux désordonné. Conséquence, notre présence au présent semble problématique tant elle est fluctuante, toujours bordée par ce halo d'imaginaire ou, comme nous le disons parfois, "tout ce qui nous passe par la tête".

L'inactivité, l'oisiveté favorisent cette expansion désordonnée de l'imagination. Montaigne en fait l'expérience lorsque, ayant abandonné sa charge publique et s'étant retiré dans son domaine, il constate que son esprit se trouve "encombré de chimères et de monstres fantastiques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos." Essais I 8. N'étant plus contraint de fixer son attention sur une tâche précise, l'esprit va vite se trouver débordé par des images de toutes sortes, une sorte de chaos mental nourri par les humeurs, les désirs, les circonstances du moment.

Voisine de cette expérience, celle de la rêverie diurne où l'imagination, dépassant le simple donné perçu, va transformer, métamorphoser celui-ci. Comme Bachelard l'a analysé, les éléments comme le feu, l'air, l'eau, la terre et leurs multiples manifestations sont de puissants opérateurs de l'imagination. A propos de la simple flamme d'une chandelle il écrit qu'elle est: "parmi les objets du monde qui appellent la rêverie, un des plus grands opérateurs d'images. La flamme nous force à imaginer. Devant une flamme, dés qu'on rêve, ce que l'on perçoit n'est rien au regard de ce qu'on imagine." La flamme d'une chandelle. La rêverie illustre bien ce dynamisme caractéristique de l'imagination. Chez le rêveur les images naissent, se développent, se transforment, font naître d'autres images. Mais, à la différence de cette rêverie évanescente, de cette rêverie qui se perd, il en existe de plus consistantes, celles que le talent des artistes, ces grands rêveurs, parviennent à mettre en oeuvre par le biais des mots, des sons, des formes et des couleurs. L'imagination artistique suscite celle des lecteurs, des auditeurs en lui donnant un nouvel élan.

c) Par ce mouvement de l'esprit en quoi consiste l'imagination, l'homme est conduit au pire comme au meilleur. Ainsi ce dynamisme caractéristique de notre imagination nous amène-t-il souvent à faire des erreurs. Notre esprit, allant bien au delà de ce qu'il perçoit, interprétant trop vite ce que la sensibilité lui donne à percevoir, est conduit à des conclusions abusives dont il se persuade qu'elles sont vraies. Cette thématique de l'erreur et de l'illusion générées par l'imagination est omniprésente dans la philosophie. Le rationaliste pense que la raison pouvant triompher de l'imagination, nous pouvons éviter de nous tromper. Le sceptique, Hume par exemple, estime en revanche que l'esprit humain est tel qu'il ne peut échapper aux illusions et croyances nées de notre imagination.

Pour mieux saisir cette tendance de l'imagination à transformer ce que nous percevons et à nous persuader de la véracité de notre interprétation, prenons l'exemple du jaloux. Alors que les personnes de son entourage voient les mêmes chose que lui, lui seul se persuade de voir dans tout ce qui l'entoure (comportements, paroles, gestes...) autant de signes confirmant la trahison dont il se croit victime. Son imagination trop forte, trop rapide, l'amène à projeter sur tout ce qu'il perçoit une seule interprétation, qui le fait horriblement souffrir: la personne aimée le trompe. En somme, dans de tels cas, la vivacité de l'imagination est telle qu'elle a tôt fait de dominer l'esprit et parfois de lui faire vivre un enfer.

Mais c'est ce même dynamisme qui explique aussi en grande partie la créativité, l'inventivité de l'humanité, telle qu'elle s'incarne chez les grands savants, les inventeurs, les artistes. C'est le plus souvent en rompant avec des modèles reconnus en tournant le dos à une tradition, en s'aventurant dans l'inconnu que les artistes par exemple font naître de nouvelles formes. Rappelons toutefois qu'en art, comme dans les autres domaines de la création, la créativité n'est féconde que lorsque les élans de l'imagination sont disciplinés par la technique et les règles inhérentes au domaine de création (littérature, musique, peinture...). Le mouvement de l'imagination, laissé à lui-même, reste souvent stérile. Il ne devient créativité qu'en se pliant aux contraintes et aux règles de l'art.

Si ouverture et dynamisme semblent bien caractériser l'imagination, un troisième élément, la force, doit maintenant être considéré si nous voulons mieux comprendre la nature de cette imagination .

II L'imagination comme force.

De nombreux philosophes ont vu et voient dans l'imagination une force. Qu'est-ce qu'une force? Sur le plan physique c'est ce qui exerce une contrainte sur un ou des corps. Depuis Galilée la nature est ainsi considérée comme un ensemble de forces qui s'exercent les unes sur les autres. Mais comment l'imagination, en tant que mouvement de l'esprit, exerce-t-elle une force et sur quoi ?

  1. Une force qui contraint notre perception, notre raison, notre volonté et a des effets sur notre corps.

Notre perception et notre jugement sont sous l'influence de notre imagination et de tout ce que celle-ci projette. Le rationalisme de Spinoza fait de l'imagination un mode de connaissance illusoire, ce qu'il appelle “la connaissance du premier genre” et qui peut conduire l'homme à une sorte de délire. Désirant obtenir tel ou tel bien, l'homme, nous explique Spinoza, est ballotté entre la crainte de ne pouvoir l'obtenir et l'espoir d'y parvenir. C'est pourquoi son imagination lui fait échafauder toutes sortes de croyances, de superstitions. Dominé par son imagination et non par sa raison il ne voit plus dans la nature, dans les nombres, dans les entrailles des animaux et le vol des oiseaux que les signes d'un bonheur ou d'un malheur futur, comme s'il faisait délirer la nature avec lui. L'imagination, en projetant sur ce que l'on perçoit nos craintes, nos attentes, nos affects, brouille notre accès à la nature des choses et à leur véritable connaissance.

Trois siècles après Spinoza, le rationalisme d'un Bachelard amènera celui-ci à défendre le nouvel esprit scientifique contre les naïvetés et les illusions de la perception spontanée du monde pénétrée de toutes parts par les fantasmes de l'imagination.Afin de ne pas céder aux sirènes de cette imagination, trop prompte à nous faire voir dans la nature des mystères, des puissances cachées, des rapports approximatifs, le savant devra d'abord s'efforcer de rompre avec cet imaginaire en construisant une autre perception de la nature. Mais les efforts de la raison sont-ils toujours suffisants pour triompher de la force de l'imagination?

Pascal nous aide à prendre la mesure de cette force de l'imagination par cet exemple: “Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer”. Que veut signifier Pascal par cet exemple inspiré de la lecture d'une page de Montaigne?

L'idée générale est celle-ci: la force de l'imagination est telle qu'elle triomphe même des efforts de la raison. Si le plus grand philosophe du monde, autrement dit le champion de la raison, voit objectivement la planche “plus large qu'il ne faut”, soit suffisamment large pour y circuler à son aise, cette vision est parasitée et comme mise entre parenthèses par une autre vision, celle que produit son imagination. Cette dernière voit, avec le précipice, la planche beaucoup trop étroite. Et l'imagination est ici tellement vive qu'elle joint à cette vision d'une planche trop étroite, celle d'une possible perte d'équilibre et d'une chute dans le précipice.

La dernière phrase de l'exemple révèle encore davantage la formidable force de l'imagination en même temps que la défaite de la raison. Je n'ai même pas besoin de vivre cette situation, être sur cette planche; il suffit de me la représenter pour avoir peur. Comme le dit si bien notre langue: “j'en suis malade rien que d'y penser”. Non seulement l'imagination me fait percevoir la planche autre qu'elle n'est mais la vivacité de l'image qu'elle produit est beaucoup plus intense que ce que me montre la simple perception. L'imagination me fait mimer, par la pensée et en partie par le corps, la marche sur cette planche, la perte d'équilibre et sa mortelle conséquence. Car pâlir, suer sont des événements du corps, des manifestations corporelles de la peur, ici celle de tomber et donc de mourir. La force de l'imagination est donc moins dans l'image proprement dite que dans le fait que je mime l'action par la pensée en éprouvant dans mon corps les émotions qui accompagnent celle-ci.

Partons de cet exemple pour l'élargir à notre expérience quotidienne.

Prenons le cas d'une personne timide ayant à passer un examen oral ou un entretien d'embauche. Elle aura tendance à se sentir malade (mal au ventre, accélération du rythme cardiaque...) à chaque fois qu'elle pense à ce qui l'attend. Son imagination est si forte qu'elle lui montre l'examinateur ou les membres du jury comme autant de personnes menaçantes, et elle-même comme incompétente. Plus encore, la seule évocation de cet examinateur, de ce jury pourtant absents, les lui rend si présents qu'elle est capable de déclencher les mêmes symptômes que ceux qu'elle éprouverait en leur présence. En somme elle s'en rend malade par la seule force de son imagination.

Cette force n'a pas toutefois que des effets négatifs sur l'homme. Elle peut ainsi jouer un rôle positif concernant la santé, la guérison. Nous avons tous entendu parler du fameux “effet placebo” des médicaments mais aussi d'autres traitements médicaux. Nous savons qu'un tel effet est pris en compte dans la mise au point de nouveaux médicaments. Soit un nouveau somnifère testé sur des personnes âgées se plaignant d'un mauvais sommeil. A un premier groupe on administre le “vrai” médicament, avec son principe actif. A un second groupe on donne en revanche, sans le dire aux personnes concernées, un somnifère en tout point semblable mais ne contenant aucun principe actif. Après essai, un certain nombre de personnes du deuxième groupe déclarent avoir mieux dormi que d'habitude. La force de l'imagination est liée dans ce cas à la force de persuasion, voire d'auto persuasion. L'autorité médicale, le caractère novateur et exposé comme tel de la molécule, le prestige attaché au fait d'être testeur sans oublier l'importance de l'attente d'un meilleur sommeil, tout cela va se conjuguer pour impressionner favorablement des personnes qui, souffrant d'un sommeil médiocre, sont encore plus enclines à croire dans ce qu'on leur dit et leur promet.

Si la médecine d'aujourd'hui s'appuie sur des savoirs et des techniques incomparablement plus fiables qu'à l'époque de Montaigne par exemple, il n'en reste pas moins qu'une bonne part de son efficacité tient encore à sa capacité à marquer, impressionner favorablement les patients. Certains discours, certaines attitudes sont en effet propres à “toucher” l'imagination de certains patients en imprimant en eux certaines représentations pouvant les aider à guérir ou à favoriser leur bien-être.

Précisons toutefois qu'à l'inverse de cette influence qui guérit ou du moins peut aider à guérir, l'imagination peut aussi favoriser la maladie. “Combien en a rendu malades la seule force de l'imagination ?” Essais II 12, écrit Montaigne. Citons le cas bien connu des hypocondriaques ou malades imaginaires persuadés de souffrir de telle ou telle maladie quand les examens médicaux ne voient rien allant dans ce sens. Plus nombreux sont encore celles-et ceux qui ne supportent pas d'entendre parler en détail de telle ou telle maladie, de telle ou telle intervention chirurgicale sans aussitôt éprouver dans leur corps des symptômes en lien avec cette maladie, des douleurs relatives à la partie du corps opérée. Il arrive même que ces personnes s'évanouissent. A noter encore le cas de ces personnes si persuadées d'avoir telle ou telle maladie que les tensions continuelles accompagnant leurs craintes finissent parfois par provoquer la dite maladie. Ce que nous pouvons retenir de tous ces cas c'est la formidable contrainte que la force de l'imagination parvient à exercer sur nos corps eux-mêmes.

Tournons-nous maintenant vers un autre domaine pour illustrer et comprendre cette force de l'imagination, celui de la lecture des romans.Il faut évidemment que l'inventivité de l'auteur puisse susciter l'imagination de son lecteur. C'est là tout l'art du romancier que de savoir, par les seules ressources de la langue, esquisser, suggérer et non pas tout dire. C'est dans les absences, les silences, savamment parsemés tout au long des pages que l'imagination du lecteur peut prendre son élan. Malgré les minutieuses descriptions d'un Balzac, nous ne prêtons guère attention aux détails, au fait de connaître la taille ou la couleur des cheveux du père Grandet. Il s'agit moins en somme de se représenter précisément tel ou tel personnage, tel ou tel paysage que de se laisser toucher par une atmosphère, des émotions, comme si notre imagination, suscitée par ce que nous lisons, nous conduisait à mimer par la pensée les émotions vécues par tel ou te personnage. Notre coeur bat avec Natacha, l'héroïne de Guerre et paix, attendant avec inquiétude des nouvelles du prince André. Si, chez le romancier, la force de l'imagination se manifeste par la créativité, chez le lecteur en revanche elle se manifeste comme jeu ou mime. Les situations fictives auxquelles la lecture des romans donne accès nous amènent en effet à esquisser avec notre corps les mouvements nés des émotions des personnages, émotions auxquelles nous participons. La lecture nous rend certaines atmosphères, attitudes, émotions si présentes que nous jouons à croire à la réalité de cette présence. Cela peut en partie expliquer les curieux effets de décalage ressentis par un lecteur que l'on contraint brusquement à quitter sa lecture. Il ressemble un peu à un somnambule que l'on tirerait brusquement de ses songes.

  1. Une force ambigüe pour l'individu.

Se laisser conduire par la force de l'imagination peut dérégler de façon plus ou moins profonde notre rapport à la réalité.

Nous pouvons tout d'abord penser à ces peurs nées de l'imagination et alimentées par elle. Le peurs enfantines bien sûr mais, plus tard, les peurs liées à l'inconnu, à l'avenir, à la vieillesse, à la mort. Elles offrent un terrain idéal à l'expansion de l'imagination et à tout ce qui peut en découler en termes de croyances, de superstitions, d'irrationalité.

L'oisiveté, nous l'avons vu, offre aussi à l'imagination l'occasion de développer ses fantasmes. Montaigne compare l'esprit inoccupé à une terre en friche. De même que celle-ci se trouve progressivement envahie d'une multitude hétéroclite de végétaux, de même l'esprit oisif est-il vite envahi de toutes sortes de “chimères, de monstres fantasques” propres à alimenter son malaise et sa faculté d'adaptation au réel.

Ultime degré de ce dérèglement de l'imagination: le délire, la folie. L'homme n'est alors plus capable de faire la part entre le réel et l'imaginaire, la réalité et la fiction. Le cliché certes un peu folklorique du fou qui se prend pour Napoléon illustre néanmoins ce dérèglement de l'esprit dans lequel l'imagination prend toute la place et rend impossible la distinction entre fantasmes, obsessions issus de l'imagination et nécessités inhérentes au réel.

Mais cette force de l'imagination n'est pas nécessairement négative. Elle peut contribuer aussi au bonheur de l'homme. L'imagination favorise en effet le plaisir. Dans un texte tiré de La Nouvelle Héloïse, Rousseau écrit: “Malheur à qui n' a plus rien à désirer! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur; on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.”

Dans les trois premières lignes Rousseau fait une série de remarques paradoxales.L'idée commune à ces remarques est celle-ci : Le plaisir qui accompagne nos désirs est plus intense que celui qui découle de la satisfaction de ces désirs, d'où le malheur que ressentent ceux qui n'ont plus aucuns désirs. Comment expliquer ce paradoxe selon lequel un état de manque – le désir – nous rend plus heureux que lorsque manque est comblé ? Dans les lignes qui suivent, Rousseau s'emploie à rendre raison d'un tel paradoxe. Il y a nous dit-il chez l'homme un déséquilibre entre la puissance infinie de ses désirs et la faiblesse des moyens dont il dispose pour les satisfaire. Nos désirs sont sans limite alors que nos moyens de les combler sont extrêmement limités. D'où la frustration. Mais, c'est sans compter sur cette «force consolante», force dont les hommes disposent pour compenser leur frustration. Cette force décrite par Rousseau n'est autre que l'imagination. C'est elle en effet qui nous rend «présent et sensible» ce qui est absent, c'est-elle encore qui donne à l'objet de notre désir toutes les qualités. En bref pas de désir dont l'objet ne se trouve métamorphosé par notre imagination.Conséquence, une fois l'objet de notre désir en notre possession, il ne saurait supporter la comparaison avec l'image prestigieuse que nous nous en faisions. Si nous comparons ce que nous donnait à voir notre imagination et ce que nous avons maintenant sous nos yeux, nous sommes souvent déçus.Les trois dernières lignes faisant office de conclusion sont un constat un peu amer sur la condition de l'homme. N'étant pas auto-suffisant à l'égal de Dieu, l'homme est condamné à désirer, à être toujours dans l'attente de ce qui lui manque. En conséquence, habité par ses désirs, il est inévitable que l'homme jouisse davantage de biens imaginaires que de biens réels. La fine analyse de Rousseau ne trouve-telle pas un certain écho dans notre expérience ?

Ainsi cette force de l'imagination contribue-t-elle souvent plus que nous le pensons à notre bonheur. Signalons en outre d'autres avantages liés à cette force. La capacité d'anticipation, condition de l'action, mais aussi la compassion, l'empathie - nous nous imaginons à la place de quelqu'un – et enfin l'inventivité, la créativité.

  1. Une force ambiguë pour l'homme comme être social.

La force de l'imagination est d'autant plus importante qu'elle s'appuie sur le collectif. Dans cette perspective elle peut nuire aux relations entre les hommes.

L'imagination alimente, comme nous en avons déjà parlé, bien des superstitions, des croyances, des rumeurs, des préjugés. A ce propos Montaigne écrit : «Il est vraisemblable que le principal crédit des miracles, des visions, des enchantements et de tels effets extraordinaires, vienne de la puissance de l'imagination» Essais I 21. Ce que plusieurs «voient» va donner à cette «vision» beaucoup plus de force. Dans le cas où une croyance, fondée sur l'imagination, se fige en coutume, en tradition, elle devient alors pour tout un groupe une sorte d'évidence, créant alors un imaginaire collectif pouvant donner naissance à des mythes, des rituels. Le préjugé raciste développe un imaginaire de l'autre, de l'étranger qui se voient attribuer certaines caractéristique complètement fictives. Dans le préjugé, l'imaginaire collectif est plus persuasif encore que ce qu'une perception plus objective pourrait donner à voir. Dans le cas de la rumeur, le discours tenu par le groupe, aussi infondé soit-il, parvient à entretenir les pires fantasmes à l'égard de telle personne ou de telle catégorie de personnes. Par où nous voyons combien l'imagination, relayée par le groupe, peut conduire à l'exclusion, à la violence, à la ruine du lien social.

Autre manière d'exploiter la force de l'imagination collective à des fins de pouvoir, de domination, la rhétorique. Ce qui est ici en jeu c'est l'imagination comme force de persuasion. Nous connaissons la distinction classique entre convaincre et persuader. Convaincre c'est s'adresser à quelqu'un d'autre en vue du vrai et en visant sa raison. Pour convaincre il convient d'avancer des preuves et d'utiliser les ressources de la logique. Persuader c'est en revanche chercher à toucher la sensibilité, à frapper l'imagination de son ou de ses interlocuteurs. Pour cela il convient de mettre en œuvre un arsenal de moyens comme : l'inflexion de la voix, le choix précis de certains mots, une manière étudiée d'agencer son discours, l'utilisation d'images frappantes, en bref, tous les moyens relevant de ce que nous appelions autrefois la rhétorique mais qui aujourd'hui fait plutôt partie de la communication.Or nous savons hélas ! À quel point la rhétorique, aussi vide soit-elle, aussi éloigné du vrai soit-elle, peut persuader une foule, l'impressionner. Un philosophe comme Malebranche met en garde contre cette imagination de certains hommes qui, liée à une manière d'être et de parler, se transmet facilement aux autres. L'exemple d'Hitler dont les discours étaient capables d'électriser la foule en suscitant chez elle une sorte de transe, illustre bien cette force de l'imagination collective.

Il semble néanmoins nécessaire d'apporter une réserve à notre propos. Si la rhétorique peut susciter l'intolérance, la violence, si elle peut-être un instrument de domination, elle n'est pas pour autant globalement condamnable. Dans l'homme la raison et la sensibilité ne sont pas deux entités totalement indépendantes l'une de l'autre. La logique dont nous avons besoin pour convaincre, aussi rigoureuse puisse-t-elle être, ne peut guère se passer de l'appui des images, des effets rhétoriques si nous voulons qu'elle soit bien comprise. L'homme a besoin de se figurer les choses, de les imaginer pour pouvoir mieux les comprendre. Aussi est-ce une fiction de l'esprit de croire que l'on peut convaincre quelqu'un sans le persuader, et donc sans mettre en œuvre l'imagination.

La force de l'imagination peut aussi dynamiser une société.

Le philosophe Ernest Cassirer (1874-1945), dans un chapitre de son Essai sur l'homme, s'appuie sur Kant pour mettre en lumière le rôle éminemment positif de l'imagination dans l'Histoire. De même qu'un savant doit savoir sortir du seul donné et exploiter le possible en inventant des idées susceptibles d'expliquer ce donné, de même le philosophe de l'éthique et de la politique doit-il s'affranchir du présent et penser le possible, soit imaginer l'idéal afin qu'à sa lumière le présent puisse être réformé, amélioré.

Le propre des grandes pensées éthiques et politiques c'est de mettre en œuvre une intelligence imaginative assez puissante pour inventer une société idéale à partir de laquelle va pouvoir être critiquée puis transformée la société telle qu'elle est. Cette invention d'un idéal politique, social a souvent pris au cours de l'histoire la forme de l'utopie (Platon, Thomas More, Campanella...). L'utopie, par définition, c'est ce qui n' jamais existé nulle part. Elle est le fruit de la force d'imagination de certains hommes qui, conscients de la médiocrité voire des impasses de la société dans laquelle ils vivent, souhaitent voir cette société se transformer et se rapprocher de l'idéal de justice, d'égalité, de liberté, d'épanouissement mis en scène dans leurs utopies.

Dés l'époque de Platon et de de sa République, la critique faite à l'utopie et qui sera dés lors toujours la même, est celle-ci : ce qui est imaginé est irréaliste. A propos de cette critique Kant dira que cette République, aussi peu réalisée qu'elle soit, a néanmoins son utilité. L'idéal dessiné par l'utopie doit en effet servir aux hommes en les invitant à s'efforcer de se rapprocher toujours davantage de cet idéal. C'est ce qu'il appelle un idéal régulateur, soit un idéal servant de règle à notre action collective.

Ainsi la force de l'imagination, à l’œuvre dans l'utopie, permet-elle de nous arracher à ce qui est et souvent nous déçoit voire nous désespère pour nous tourner vers ce qui devrait être. Souvent nous entendons dire qu' aujourd'hui, dans nos sociétés occidentales, les femmes et les hommes souffrent d'un manque de perspectives quant à l'avenir et qu'ils se laissent aller pour cette raison au découragement, voire au nihilisme. C'est un peu comme si personne n'était aujourd'hui capable d'imaginer un autre modèle de société, un autre idéal, une utopie susceptible de donner à nos sociétés cet élan qui leur manque tant. Quand Cassirer parle de cette force de l'utopie, il veut signifier à quel point l'imagination donne aux hommes cette capacité d'inventer sans fin des formes nouvelles, notamment sociales et politiques. Il rejoint en cela l'idée développée dans notre première partie, celle d'une imagination rendant possible une liberté. Les hommes ne sont pas condamnés à subir une sorte de destin historique, ils ont les moyens d'inventer et de choisir d'autres voies.

III Un bon usage de l'imagination est-il possible ?

1 L'imagination dévalorisée et condamnée par la tradition philosophique.

Aux yeux d'une grande partie de la philosophie classique, l'imagination a mauvaise réputation. Sans aller jusqu'à la déclarer totalement infréquentable, elle est le plus souvent extrêmement circonspecte à son égard. Aux yeux d'une philosophie faisant de la raison la voie royale d'accès à la vérité et à la vie bonne, l'imagination reste en effet une faculté de second ordre. Son statut d' intermédiaire entre le corps et l'âme, la sensibilité et l'entendement la rend d'autant plus suspecte. Globalement elle est ce qui trouble le jugement et nous conduit à l'erreur. Pour Pascal elle est «cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses» Pensées, 44 Lafuma. Malebranche, de son côté, n'est pas moins sévère à l'égard de l'imagination à propos de laquelle il écrit : «tâchons de nous délivrer peu à peu des illusions de nos sens, des visions de notre imagination, et de l'impression que l'imagination de certains fait sur votre esprit» La recherche de la vérité, III. Pour lui comme pour Descartes, Pascal ou Spinoza, la sagesse doit conduire l'homme à toujours se défier de l'imagination dont la vision déformante nuit non seulement à la connaissance mais aussi à la vie bonne.

Il faudra attendre un Kant pour que soit reconnue la positivité de l'imagination, à condition évidemment que son usage soit réglé. Nous ne pouvons hélas !, dans le cadre de cette causerie, développer comme il conviendrait cette conception kantienne de l'imagination.

Mais le rationalisme qui est au cœur de la philosophie classique, compte-tenu néanmoins des différences qui peuvent se manifester d'un philosophe à un autre, ne repose-t-il pas sur une fiction de l'esprit ? Un tel divorce entre imagination et raison correspond-t-il vraiment à la réalité ? La dévalorisation de la première au profit presque exclusif de la seconde est-elle légitime au regard de l'expérience humaine ? Comment sortir de cette fiction ? Deux philosophes peuvent nous y aider.

  1. La leçon de Montaigne.

Pour lui l'imagination fait partie de l'homme ; il serait vain de la condamner et de la mettre entre parenthèses. D'ailleurs, voudrions-nous le faire qu'il nous serait impossible d'y parvenir. Aussi faut-il vivre avec elle, «faire avec». L'homme peut juste ruser avec l'imagination ; c'est de biais qu'il faut agir avec elle. Montaigne sait d'expérience combien il est facile et nuisible de se laisser submerger par son imagination. Il a été confronté à cela les premiers temps où il s'est retiré sur ses terres. Quand l'esprit n'est occupé à rien il devient alors la proie des chimères et des fantasmes. A ce propos il écrit : «l'âme qui n'a point de but établi, elle se perd : car, comme on dit, c'est n'être en aucun lieu que d'être partout» Essais, I 8. Il convient d'occuper son esprit si l'on veut éviter qu'il ne soit la proie des désordres de l'imagination, source de troubles et de tristesse. Montaigne va trouver un moyen original de s'occuper l'esprit, écrire ou, comme il le dit «mettre en rolle» ses imaginations un peu folles. Ainsi commencent les Essais comme une mise à distance, par le biais de l'écriture, de ces produits de l'imagination aussi invasifs que les mauvaises herbes sur une terre non cultivée. Cette mise à distance est aussi une manière d'examiner et peut-être de comprendre ce que son imagination produit. En écrivant Montaigne ne met pas fin au mouvement perpétuel de l'imagination mais il discipline un peu celle-ci, en tempère les élans.

Nous trouvons chez Montaigne une sorte de compromis passé avec l'imagination, une manière de donnant donnant. Si l'imagination ne manque pas de nous figurer la vieillesse, la maladie, la mort comme autant de choses effrayantes suscitant la peur. Comment ruser avec cette imagination-là ? En se servant, répond paradoxalement Montaigne, de son imagination. Ainsi, à propos de la mort, il écrit : «Ôtons lui l'étrangeté, pratiquons le, accoutumons le, n'ayons rien si souvent en l'esprit que la mort. A tous instants représentons la à notre imagination et en tous visages» Essais I 10. Montaigne conseille de se familiariser avec la mort en s'efforçant d'imaginer toutes les circonstances selon lesquelles elle pourrait arriver et cela, non pas une fois ou de temps à autre mais continuellement, en en faisant une pensée comme les autres. En nous rendant la mort plus familière, l'imagination nous aide à désamorcer la charge d'angoisse accompagnant l'idée de notre mort. Pour lutter contre les excès nocifs de l'imagination – ici ceux ayant trait à la mort – utilisons les armes de l'imagination histoire de nous habituer à cette idée qu'elle est inévitable et pas aussi tragique que notre imagination a d'abord tendance à nous la présenter.

Notons pour finir que Montaigne apprend à ruser avec l'imagination pour autant qu'il en examine les ressorts dans de très nombreux domaines où elle se trouve impliquée. Ainsi est-il très bavard sur les relations entre imagination et sexualité, surtout défaillante, mais aussi entre imagination et maladie, sachant mieux qu'aucun autre combien le corps et l'esprit sont en l'homme intimement mêlés.Il suffit souvent de savoir que nos déficits, en matière de sexualité notamment, relèvent moins de causes organiques que de l'imagination, pour y remédier. En somme une meilleure connaissance de soi-même et notamment de la force de notre imagination peut nous aider à surmonter bien des difficultés. Ne nous faisons pas pour autant trop d'illusions. L'imagination, nous prévient Montaigne, reste difficile à maîtriser, à régler tant elle agit contre notre volonté et notre raison.

  1. La leçon de Bachelard.

On s'étonne toujours un peu qu'un rationaliste comme Bachelard ait pu accorder autant de place à l'imagination ou, plus précisément, à l'imaginaire. Témoins de cet intérêt pour l'imaginaire, ses dernières œuvres : L'air et les songes, L'eau et les rêves, La terre et les rêveries de la volonté, La poétique de l'espace, etc.

Il faut, pour dépasser cet étonnement, plonger dans l'itinéraire intellectuel du philosophe. Bachelard est d'abord un épistémologue de la physique et de la chimie. Cherchant à comprendre comment s'est formé l'esprit scientifique il va forger le concept d'obstacle épistémologique. De quoi s'agit-il ? Pour Bachelard on ne pense pas scientifiquement spontanément. Notre esprit est en effet d'abord embarrassé par toutes sortes d'obstacles qu'il faut commencer par identifier pour pouvoir ensuite s'en débarrasser. Parmi ces obstacles, la perception première ou naïve, l'utilitarisme, le langage et, par dessus tout, l'imagination. Si un savant veut adopter une démarche authentiquement scientifique, il va falloir qu'il commence par rompre avec cette approche spontanée des phénomènes, cette expérience naïve et subjective. Le premier geste scientifique est celui d'une rupture ; il consiste à tourner le dos à tout ce fatras de l'expérience première qui n'a strictement rien à voir avec les exigences de la connaissance objective. Le rationalisme scientifique n'est donc possible qu'au prix de cette rupture avec ces images premières que nous avons du monde.

Reste que ces images, aussi négatives et nocives soient-elles pour le monde du savoir, exercent une séduction certaine pour qui n'est pas engagé dans une démarche scientifique. C'est précisément de cela dont Bachelard prend acte et dont témoigne, après son œuvre d'épistémologue, son œuvre de philosophe de l'imaginaire poétique. Car, une fois posée l'absolue hétérogénéité du savoir scientifique et de la poésie, rien n'interdit au savant, une fois sorti de son laboratoire, de cultiver les bonheurs de l'imaginaire poétique. Comme épistémologue, Bachelard combat les images formant obstacle à la connaissance objective du monde mais, en tant qu'homme et poète, il ne résiste pas aux rêveries que suscitent la contemplation du feu, de l'eau, de la terre et de l'air dans leurs diverses manifestations concrètes. Il y résiste d'autant moins qu'il y consacre toutes ses dernières œuvres, traquant, derrière ses innombrables lectures des poètes, cet imaginaire qui nous fait plonger au cœur de l'univers.

Qu'apprenons-nous de Bachelard ? Cela que notre esprit comporte des orientations contraires mais tout autant nécessaires. Quand notre esprit cherche à connaître il doit rompre avec l'imaginaire qui est au cœur de notre perception spontanée du monde. Mais notre esprit n'a pas seulement vocation à connaître, il l'a également à rêver. L'esprit est aussi appelé à se laisser conduire dans les rêveries suscitées par la contemplation de la nature mais aussi et surtout par les mots par lesquels la poésie amplifie le rêve de la nature. Que nous le voulions ou non nous sommes spontanément des rêveurs. La simple perception, on l'a vu, de la flamme d'une chandelle – l'un des titres d'un ouvrage de Bachelard – de l'eau noire et dormante des marécages, du mouvement des nuages, du vol d'un oiseau, d'un arbre se dressant seul au milieu d'une plaine, etc. est pour notre imagination l'occasion d'un voyage où se succèdent des images qui se transforment en suivant des chemins propres aux objets leur ayant servi de points de départ. L'arbre dressé dans la plaine, ses branches comme autant de racines se nourrissant du bleu du ciel, ses racines comme autant de branches dressées vers un ciel humide et obscur. La maison, à l'égal de l'arbre, avec sa cave obscure plongeant dans la terre et son grenier sec et lumineux ouvert vers le ciel, etc.

Pour Bachelard un homme ne saurait se réduire à la seule orientation rationnelle de son esprit, aussi noble et utile soit-elle. Il y a en lui une autre orientation vers laquelle le conduit son imagination, celle de la rêverie et de la poésie. Bachelard parle de ces deux orientations comme de «deux contraires bien faits». Autrement dit ils ne sauraient supporter le moindre mélange, mais pourtant, chacun de leur côté, ces contraires contribuent à notre humanité. Qu'adviendrait-il en effet d'un homme qui ne rêverait plus, qui serait coupé de toute poésie ? La rationalité utilitaire et comptable un peu étriquée qui caractérise nos sociétés ne met-elle pas en danger notre «droit de rêver», c'est-à-dire notre besoin de participer, par l'imagination, aux transformations secrètes de la nature et des choses, de chercher chez ces grands rêveurs que sont les poètes ce qui donne un élan à notre propre imaginaire et l'enrichit ? Bachelard prône un esprit rigoureux pour connaître et un esprit ouvert à l'imaginaire pour rêver.

Nous voici rendus au terme de cette réflexion. Peut-être certains se sentiront-ils un peu frustrés de n'avoir pas rencontré dans ces lignes des analyses plus consistantes de ces philosophes qui, comme Malebranche, Kant, Sartre, ont développé dans leurs œuvres une conception originale de l'imagination. Il n'était guère possible hélas ! dans le temps forcément réduit de cette conférence, de développer tous les détails nécessaires à la compréhension de telles conceptions de l'imagination. Mon propos était plus modeste dans son ambition. Faire découvrir quelques traits caractéristiques de cette imagination et prendre la mesure de son importance en faisant découvrir les nombreux domaines de notre existence individuelle et collective où elle joue souvent un rôle de premier ordre.

Jean-Michel LOGEAIS Cholet le 9 /10/2014

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