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5 décembre 2010 7 05 /12 /décembre /2010 11:06

 

 

Quelle idée de venir parler de danse de la part de quelqu’un qui ne danse pas. En écrivant cela je pastiche tout simplement Paul Valéry qui se lance, nous allons le voir sous différentes formes, qui se lance donc dans des considérations très intéressantes et très diverses sur la danse, en s’excusant dés le début d’être quelqu’un qui ne danse pas.

Mais après tout, celui qui fait dans le sens du faire poïétique est-il le mieux placé pour parler de ce qui est fait ? Sans doute non, alors commençons avec Valéry à parler de la danse et voyons ce que nous pouvons en dire ?

1 Quelques mots sur Paul Valéry

Je m’appuie presque exclusivement sur les dits et écrits de Paul Valéry alors commençons par une brève présentation du poète.
Paul Valéry, poète français est né à Sète en 1871. Nul n’ignore grâce à Georges Brassens que c’est à Sète qu’il fut enterré en 1945.
Valéry fut poète, essayiste, philosophe, critique d’art, un homme du monde, un intellectuel très écouté de son temps, à qui l’on demandait, à qui les instances politiques et dirigeantes demandaient plus souvent qu’il ne l’aurait souhaité apparemment, un article, un avis sur telle ou telle chose. Sa parole était très écoutée et appréciée.
En 1925 il est élu à l’Académie Française.

    En fin de carrière, la plupart de ses écrits sont comme il le dit lui-même des œuvres de circonstances, des commandes. Il est reçu par les dirigeants, les hommes d’État, il est couvert d’honneurs et de décorations. Il dit en plaisantant sur lui-même qu’il était devenu une «espèce de poète d’État», le poète et penseur officiel. En se désignant ainsi, je pense qu’il en ressentait le côté un peu dérisoire voire dangereux de cette situation. Poète d’État, cela peut être bien gênant. Aujourd’hui sans doute serait-il celui à qui l’on reproche de se faire entendre sur les médias pour donner son avis. Les temps changent. À l’époque, un peu comme cela fut le cas pour Bergson, sa côte d’amour était au plus haut dans les hautes sphères de la société.
Mais reconnaissons lui qu’il ne fut pas seulement le «Poète d’État» selon l’expression d’auto dérision qu’il employait, ce n’est pas en tant que «Poète d’État» qu’il a prononcé l’éloge funèbre de Bergson à l’Académie française en 1941, l’acte il faut le dire fut courageux et considéré en son temps comme un acte de résistance. Pendant la guerre et l’Occupation, Bergson avait perdu sa place de grand philosophe aux cours duquel le tout Paris se pressait, il n’est plus qu’un philosophe stigmatisé comme juif par Vichy. Ce même Bergson qui, disons deux années avant, aurait eu des funérailles nationales semble ignoré de tous au moment de sa mort. Paul Valéry en prononçant à l’Académie Française l’éloge funèbre de Bergson nous permet de complexifier un peu cette image de «Poète d’État».

Comme poète il commence par le symbolisme, en admirateur qu’il est de Mallarmé. On dit de Valéry qu’il eût deux pères spirituels, qu’il y eut deux grandes figures d’artistes qui ont nourri son œuvre, Mallarmé dont je viens de parler, dans sa jeunesse, puis Degas dans son âge plus mûr. Le livre Degas, Danse, Dessin est d’ailleurs une présentation de Degas, mêlée à des digressions sur la création artistique, notamment le Dessin et la Danse.
Son intérêt pour tous les arts, l’amène à étudier et à produire des études très poussées sur Baudelaire, sur Mallarmé bien sûr, Verlaine, Huysmans, Proust, ainsi que sur le philosophe Descartes. Il a de plus une profonde connaissance des philosophes de l’Antiquité et une affinité toute spéciale pour Platon.

Il meurt en 1945 et il aura lui, des funérailles nationales demandées par le Général De Gaule.

Voilà pour Paul Valéry dont la postérité est sans doute un peu plus discrète aujourd’hui. Il figure toujours en bonne place dans les dictionnaires de citations, ayant eu l’occasion de traiter d’un grand nombre de sujets, mais il n’est pas considéré comme un philosophe ayant apporté fondamentalement sa pierre au moulin de la philosophie. Il a commenté, beaucoup, brillamment souvent mais lui-même n’a pas inventé. Il n’a pas créé de concept qui pourrait aider à penser le monde selon de nouvelles vues ou de nouveaux outils.
Il a parlé de la danse, il a beaucoup parlé de la danse, et c’est de ses écrits sur la Danse dont nous allons traiter. La Danse fut sans doute l’art qui eut le plus d’importance sur le développement de son œuvre. Il témoigne pour la danse d’une grande sensibilité, lui reconnaissant sa spécificité de production artistique autant par sa dimension physique que par son acte créateur. Comme si la production intellectuelle s’incarnait plus dans le corps dansant que dans toute autre œuvre. Ce qui le fascinait pourrait-on en conclure c’est que l’art est ici, dans la danse, l’acte du corps vécu.

Nous allons nous appuyer sur trois textes d’époques différentes. Il s’agit pour le premier de L’âme et la danse publié en 1923, puis de l’article La philosophie de la danse publié en 1936 dans Variété I et enfin du livre publié en 1937 Degas, Danse et Dessin.

2 Qu’est-ce que la danse ?

L’âme et la danse.
Commençons par l’âme et la danse.
Qu’est-ce que la danse, c’est la question plusieurs fois reprise à laquelle ce dialogue L’âme et la Danse apporte des réponses.
L’âme et la Danse est, pour situer l’œuvre de Valéry, un parfait exemple de ce que Valéry appelait lui-même des écrits de circonstances, on lui avait demandé une réflexion sur la Danse et il s’était exercé à un pastiche de Platon, pastiche d’ailleurs tout à fait réussi et très agréable à lire. Les personnages de ce dialogue à la manière de Platon sont Socrate qu’il n’est pas utile de présenter, Éryximaque un médecin, un sage médecin et Phèdre un jeune homme sensible fougueux et charmant.
Le docte Éryximaque est convoqué et interrogé par Socrate en sa qualité de médecin. Il est l’expert, celui qui connait le corps humain et ses états de corps. Et il dit lui-même de lui-même que les danseuses il les connait mieux que bien et même qu’il les connaît mieux qu’elles ne se connaissent elles-mêmes. Je cite Éryximaque :
"Elles m’appellent pour toute chose. Entorses, boutons, fantasmes, peines de cœur, accidents si variés de leur profession. Il est intéressant de remarquer par cette petite phrase, que le dialogue a beau être un pastiche de Platon, Valéry n’hésite pas à donner au médecin une autre connaissance des souffrances humaines que la seule connaissance du corps souffrant, du corps physiologique."

La situation du dialogue est un peu celle du Banquet, mais elle se situe après un Banquet auquel nous n’assistons pas. Les trois hommes sortent de table, où ils ont d’ailleurs trop mangé. Et le médecin Éryximaque dit en se plaignant des conséquences de cette bonne chère : "quel état que de succéder à de bonnes choses, et que d’hériter d’une digestion !
À la fin je péris d’un désir insensé de choses sèches et sérieuses et tout à fait spirituelles!"
Éryximaque s’adresse alors à Socrate vraisemblablement pour recevoir approbation de son jugement sur la bonne chère et Socrate toujours un peu en décalage, toujours amenant autre chose que ce qui est attendu répond :
"l’homme qui mange est le plus juste des hommes..." C’est une manière de nous donner un Socrate qui aime les choses sérieuses et tout à fait spirituelles certes, nous n’en doutions point, mais qui reconnaît aux plaisirs du corps, à la jouissance matérielle et sensible sa profonde justesse aussi.
Les voici donc, ces trois hommes sortant de table et s’apprêtant à devenir spectateurs d’un ballet. Comme choses sèches et sérieuses selon le désir d’Éryximaque on fait mieux, mais enfin, nous verrons que ce spectacle n’est pas sans spiritualité.
La suite du dialogue c’est le commentaire des trois spectateurs. Ils ont beau s’enjoindre régulièrement de se taire pour jouir du spectacle, ils n’arrêtent pas de dialoguer pendant la danse.

"Qu’est-ce que la Danse ?" leur demande Socrate, car enfin, ils sont ici, à contempler des danseuses, mais Socrate sait bien lui que quelque chose de l’essence de la danse elle-même leur échappe. Alors il les interroge, et chacun à leur manière en répondant à la question du maître : qu’est-ce que la danse, chacun va essayer de saisir quelque chose de l’essence de la danse. Les interlocuteurs ont des positions divergentes, l’essence de la danse n’est pas si simple à définir.
Commençons par le jeune Phèdre. Pour lui la Danse est une métaphore, c’est comme une écriture du corps, «poème dégagé de tout appareil du scribe» elle peut être une mimésis de la mer, ou encore des jeux, des feintes, des grâces et des emportements de l’amour.
La Danse représente ce que le spectateur veut bien voir. Je cite Phèdre :
  "Regardez-moi plutôt ces bras et ces jambes innombrables !! Quelques femmes font mille choses. Mille flambeaux, mille péristyles éphémères, des treilles, des colonnes... Les images se fondent, s’évanouissent... C’est un bosquet aux belles branches tout agitées par les brises de la musique."
Et ce spectacle entraine Phèdre à rêver, il rêve de contacts, il rêve de douceur, il respire le parfum de ces filles charmeresses.

Mais moi, je rêve... Je rêve à la douceur, multipliée indéfiniment par elle-même, de ces rencontres et de ces échanges de formes de vierges. Je rêve à ces contacts inexprimables qui se produisent dans l’âme, entre les temps, entre les blancheurs et les passes de ces membres en mesure, et les accents de cette sourde symphonie sur laquelle toutes choses semblent peintes et portées. Je respire, comme une odeur muscate et composée, ce mélange de filles charmeresses ; et ma présence s’égare dans ce dédale de grâces, où chacune se perd avec une compagne, et se retrouve avec une autre.

Alors voilà notre jeune homme, Phèdre tout perdu dans son rêve érotico dansant, et le voilà qui va nous montrer qu’il rêve certes, mais il ne rêve pas n’importe où, n’oublions pas qu’il est assis près du Maître, près de Socrate, la contemplation qu’il fait de la danseuse lui donne à penser.
Je ne vous avais pas donné des détails sur ce qu’ils regardent. C’est un ballet entrainé par une danseuse étoile dirons-nous, une danseuse qui s’appelle Athikté, et en fin de dialogue la danseuse Athikté va parler à son tour, peut-être sera-ce elle qui dira réellement ce que c’est que la danse.
Notre Phèdre, ce qui lui est donné à penser par exemple, c’est ce qu’il appelle l’être de l’amour, représenté par la danseuse. La danse d’Athikté lui permet de comprendre que l’être même de l’amour c’est dit-il la différence irréductible entre les amants, alors que la matière de l’amour c’est l’identité de leurs désirs. Ceci n’est pas sans une grande profondeur.
Et c’est la danse elle-même qui lui a permis de voir cela, je le cite :
Phèdre : "Je me trouve des clartés que je n’eusse jamais obtenues de la présence toute seule de mon âme."
Tout à l’heure par exemple, l’Athikté me paraissait représenter l’amour. Elle était l’être même de l’amour. Mais quel est-il ? De quoi est-il fait ? Comment le définir et le peindre ? Nous savons bien que l’âme de l’amour est la différence invincible des amants, tandis que sa matière subtile est l’identité de leurs désirs.
Tout en elle était l’amour. Elle était jeux et pleurs et feintes inutiles. Charmes, chutes, offrandes ; et les surprises et les oui et les non et les pas tristement perdus. Elle célébrait tous les mystères de l’absence et de la présence, elle semblait quelquefois effleurer d’ineffables catastrophes !... Mais à présent, pour rendre grâce à l’Aphrodite, regardez-la. N’est-elle pas soudain une véritable vague de la mer ? Tantôt plus lourde, tantôt plus légère que son corps ? elle bondit comme d’un roc heurtée ; elle retombe mollement, c’est l’onde.

Voilà pour Phèdre. Voyons maintenant ce qu’en pense le docte Éryximaque. Qu’est-ce que la Danse ?
Pour Éryximaque, la danse est incarnée par le corps de la danseuse, autant que par les mouvements de la danseuse. La danse c’est la danse de la danseuse. Il va même jusqu’à dire que la danseuse est la Danse. Et la Danse c’est l’expression même de ce qui n’est pas naturel. Seul le corps de la danseuse peut réaliser ce qui n’est pas naturel. Parce qu’elle est capable, par son corps, par les exercices incessants qu’elle impose à son corps, elle est capable de s’évader de son corps. Elle est capable de faire de son corps ce que son corps sans la danse ne sait pas faire. La danse de la danseuse c’est la nature dépassée. Il développe cette idée : le corps comme objet naturel n’est rien d’intéressant en soi, il faut le travailler, le dominer, le dompter, il faut lui faire rendre ce que naturellement il ne saurait pas donner. C’est ainsi qu’Éryximaque comprend que la Danse c’est une échappée du réel, le réel ce qu’il appelle le réel, ce sont les choses comme elles sont, et rien n’est plus ennemi de l’art, rien n’est plus ennemi de la vie que de voir les choses comme elles sont. Pour terminer il ajoute :
"Une froide et parfaite clarté est un poison qu’il est impossible de combattre. Le réel à l’état pur, arrête instantanément le cœur..."
  Du réel à l’état pur pour reprendre l’expression d’Éryximaque, tout créateur tend à s’évader, et pour s’évader du réel à l’état pur, la danseuse lui oppose une construction bien ordonnée , fut-elle cette construction éphémère, fugitive, ou même illusoire.
Socrate est à ce moment là en accord avec Éryximaque. Mais il ajoute une thèse qui va plus loin. En effet, à ce moment là Socrate rappelle que l’âme, l’esprit se prépare à bien des choses exceptionnelles, qui les dépassent, et que de même que le corps cherche à atteindre par la maîtrise de lui-même, un état qui le fait comme sortir de sa forme, l’âme est capable de faire des bonds désespérés pour atteindre l’inatteignable. Comme si la danse donnait au corps une deuxième existence, une peu surnaturelle, un peu magique, une existence à laquelle parfois l’âme accède. De corps simple, il se fait corps multiples, corps sur élevé. Je cite Socrate : "Ce corps dans ses éclats de vigueur, me propose une extrême pensée : de même que nous demandons à notre âme bien des choses pour lesquelles elle n’est pas faite (...) ainsi le corps qui est là veut atteindre à une possession entière de soi-même, et à un point de gloire surnaturel...". Ce que remarque Valéry ici, c’est que la danse permet au corps comme des bonds hors de la forme. Une simple marche, des pas marchés, ce ne sont plus des pas marchés ordinaires.
Ici Socrate est assez en accord avec Éryximaque quand il tient à montrer que tout l’art est de ne pas faire ce que la nature fait, mais d’atteindre des sommets que la nature ignore. "Regarde, regarde ! Elle commence, vois-tu bien ? par une marche circulaire... Elle commence par le suprême de son art ; elle marche avec naturel sur le sommet qu’elle a atteint. Cette seconde nature est ce qu’il y a de plus éloigné de la première, mais il faut qu’elle lui ressemble à s’y méprendre."
Un peu plus loin il parle encore de cette marche de la danseuse :
"...cette marche monumentale qui n’a qu’elle-même pour but, et dont toutes les impuretés variables ont disparu, devient un modèle universel.
...Regarde quelle beauté, quelle pleine sécurité de l’âme résulte de cette longueur de ses nobles enjambées. Cette amplitude de ses pas est accordée avec leur nombre, lequel émane directement de la musique.
Un dépassement de la nature, par la danseuse."

Mais Socrate, notre infatigable questionneur n’est pas satisfait, il cherche l’âme de la danse, il demande ce que c’est. Alors il a obtenu d’une part un rêve, par toutes les métaphores qui s’emparent de l’esprit de Phèdre, et il a obtenu d’autre part l’idée d’un dépassement de la nature par la nature elle-même s’il a bien compris Éryximaque. Une fois de plus Socrate a l’impression qu’on n’a pas répondu à sa question. Alors il va parler et ce qu’il va dire à propos de la danseuse Athikté, c’est qu’elle appartient à un autre domaine que le nôtre. Nous connaissions déjà le véritable Platon dans le dialogue que l’on appelle Ion, qui fait dire à Socrate que le poète est dépossédé de lui-même par un dieu, de même ici, Valéry fait dire à Socrate que la danseuse est agi malgré elle, elle nie par son effort l’état ordinaire des choses, elle est comparée à une flamme,

«La danseuse est dans un autre monde, qui n’est plus celui qui se peint de nos regards, mais celui qu’elle tisse de ses pas et construit de ses gestes.» Elle a «son temps propre, sa durée absolument sienne...parfois se change vivement en un tourbillon qui s’accélère, pour se fixer tout à coup, cristallisée en statue, ornée d’un sourire étranger.»
Ces considérations sur les merveilleuses évolutions d’Athikté, c’est pour Socrate un élément de réponse à la question Qu’est-ce que la Danse ? En reconnaissant les aspirations spirituelles du corps, il fait du corps qui danse un être qui cherche à s’approprier la liberté de l’esprit. Comme si le corps cherchait à s’approprier les mille figures que l’esprit peut penser, on pourrait presque dire que le corps est jaloux de la liberté et de l’ubiquité de l’esprit et qu’il cherche à l’égaler en s’arrachant à la réalité, en devenant flamme, ou mouvement immobile. En réalisant ce qu’il n’est pas.
La danseuse d’ailleurs à la fin de sa danse est allée au-delà de la vie, elle semble inanimée au sol, et quand elle revient à elle voici ce qu’elle dit de ce voyage quasi surnaturel :
«Asile, asile, ô mon asile, ô Tourbillon ! J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses...».
C’est cette phrase qui clôt le dialogue.
Il s’agit en fin de compte d’un art qui par la force du cops, par les actes du corps est assez fort et puissant, et souple et léger pour altérer la nature même des choses. La danse c’est la spiritualité du corps détaché des besoins du mouvement, besoins qui restent du domaine du monde pratique, celui du déplacement, ou celui du mime, et qui accède à un en dehors de toutes choses, comme peut le faire l’esprit.

3 Philosophie de la Danse

Pour conserver la question socratique : Qu’est-ce que la Danse, nous allons maintenant interroger Paul Valéry philosophe, Paul Valéry qui a écrit dans Variété 1 un article intitulé Philosophie de la Danse.
C’est un texte théorique sur la danse.
Le texte est littéralement encadré par le nom d’une danseuse la Argentina. Les considérations réflexives qui suivent après l’introduction semblent oublier un peu la danseuse, mais il y revient en conclusion. Tout se passe un peu comme dans le dialogue L’Âme et la Danse, puisque c’est à l’occasion du travail et de l’œuvre d’une danseuse que des considérations théoriques sur la danse vont prendre place. Cette Argentina nous sommes sensés la voir danser, et avant qu’elle ne commence à danser, Paul Valéry va interroger en philosophe ce que c’est que la danse, puis il s’arrêtera pour que nous puissions jouir du spectacle.
L’interrogation est la même dans La Philosophie de la Danse. Qu’est-ce que la Danse, les éléments de réponse apportées ici ne viennent pas de différents points de vue sous la forme des différents interlocuteurs mais du seul et même Paul Valéry.
Entrons dans le spectacle, pour admirer après Athikté, cette danseuse, décrite comme une femme flamme, la Argentina.

Cette femme "la Argentina" doit son nom de scène à son lieu de naissance, bien qu’espagnole elle est née en Argentine en 1890, à Buenos Aires. Son véritable nom est Antonia Merce y Luque. Elle grandit en Espagne auprès d’une mère première danseuse au Téatro Réal de Madrid et d’un père maître de Ballet. Autant dire que nous n’avons pas affaire à la Esméralda de Victor Hugo, pauvre petite fleur de pavé, gitane et danseuse, mais plutôt à une femme née et grandie dans le milieu artistique et très créatif de la danse espagnole de l’époque. C’est aussi le monde assez fermé de la danse classique, de la danse institutionnalisée, parce que le Théâtre royal de Madrid, c’est l’équivalent de l’Opéra de Paris.
Antonia est si douée qu’elle est admise dans les ballets du théâtre royal dès l’âge de neuf ans. Ensuite, à l’âge exceptionnellement jeune de 11 ans elle devient première danseuse.
Alors l’originalité de cette femme, ce n’est pas tant sa précocité que ses choix artistiques. En effet, jeune adulte elle vole de ses propres ailes et dès l’âge de 20 ans elle crée des spectacles non classiques, très sensible à l’esprit du temps et de la mode. En 1910 elle créé au Moulin Rouge une ‘Espagnolade’ et forme sa propre compagnie, Les ballets espagnols d’Argentina. Cette compagnie regroupe des danseurs de l’Opéra de Paris et des solistes espagnols.
Elle compose ses premières danses à partir des musiques des plus grands compositeurs de l’époque : Granados, Albéniz, Manuel de Falla. Elle est remarquable comme artiste par ses choix, je vous l’ai dit, et Paul Valéry lui rend hommage aussi de ce point de vue là. En effet elle n’hésite jamais, et c’est sa grande originalité, à inclure dans ses chorégraphies des danses régionales ou des danses issues de la tradition de l’Escuela bolera. Sa plus célèbre création restera L’amour Sorcier sur une musique de Manuel de Falla. C’est un ballet en un acte que Manuel de Falla a du mal à imposer dans les premiers temps de sa création en 1915. On rapporte qu’en 1925, quand La Argentina en fait un triomphe pour elle-même et pour le musicien celui-ci lui écrit : «Ce que vous avez fait de l’Amour Sorcier est si magnifique que rien ni personne ne peut l’assombrir. Vous et l’Amour Sorcier ne faites qu’un, c’est un fait reconnu de tous.» C’est en 1925 qu’elle créée cette chorégraphie à Paris au Théâtre du Trianon. C’est vraisemblablement précisément cette chorégraphie que Paul Valéry a vue en 1925.

Elle est reconnue encore aujourd’hui, comme une des plus grandes innovatrices de la danse espagnole, dont elle a rendu possible l’exportation dans le monde entier. On dit d’elle que c’était une danseuse qui dégageait dans ses récitals en solo une intensité et un charisme exceptionnels, devenus légendaires au point qu’une association encore aujourd’hui perpétue sa mémoire "Les amis d’Argentina".
En 1977 le chorégraphe japonais Kazuo OHNO, spécialiste de Butho lui dédie un vibrant hommage. Il avait eu l’occasion de la voir justement en 1925 dans l’Amour Sorcier.

Alors revenons à notre texte et faisons comme nous le propose Paul Valéry, continuons à disserter sur la danse, nous qui ne dansons pas, avant d’être pris, capturés, saisis, par la danse d’Argentina. Danse que nous allons nous contenter d’imaginer à défaut de la voir.

Première remarque, ces propos sur la danse vont nous parler d’intelligence. Ce n’est pas le mouvement pour le mouvement qui entraine tant de réflexions pour Valéry, mais c’est le fait que la danse, au-delà du divertissement, au-delà du spectacle, au-delà de l’art ornemental, au-delà du jeu de société aussi, la danse au-delà de toute cela est «chose sérieuse et, par certains aspects, chose très vénérable»

Ce sera notre premier aspect, pourquoi tant de sérieux, jusqu’à la vénération à propos de la Danse ? Pourquoi tant de sérieux peut-on se demander, et bien justement répond Valéry, parce que la Danse ne se borne pas à être un exercice, un divertissement, un art ornemental et un jeu de société quelquefois ; elle est chose sérieuse et, par certains aspects, chose très vénérable.
Vénérable parce que c’est un art immémorial, de fait cet art se trouve exprimé sous toutes les latitudes, en toutes les époques pour répondre aux finalités les plus variées. Quelles soient des danses traditionnelles inspirées par une symbolique laïque ou religieuse, qu’elle tendent plus vers le mime, ou la pantomime, ou même qu’elle mène à la transe, la danse est toujours l’art de mouvoir le corps humain selon un certain accord entre l’espace et le temps, accord rendu sensible et perceptible grâce au rythme et à la musique. Et cet art de mouvoir le corps s’adresse à quelque chose, à quelqu’un. Valéry ne parle pas d’une danse qui n’aurait que le mouvement esthétique pour finalité. Il cherche, comme l’a fait Mallarmé pour la poésie, il cherche dans la danse ce qui s’adresse à l’intelligence du spectateur. La Danse comme langage du corps parlant à l’âme.
Il nous faut situer tout ce discours dans son époque, la danse dont nous parlons ce soir, la danse dont parle Paul Valéry c’est la danse exprimée dans des ballets, exécutée par des danseurs qui se produisent un spectacle sensé.

Deuxième remarque que cette lecture nous inspire c’est que pour Valéry la danse est un art déduit de la vie même mais dépassant les conditions de l’existence ordinaire. Il s’en explique: de la vie même parce que c’est le corps humain seul qui est en mouvement, et ce qui fait de cet art son éminence, c’est que le corps se meut dans un monde recréé, dans un monde différent du monde de la vie pratique, un monde dans lequel l’espace-temps est recréé, tout entier représenté par le corps de la danseuse, ou par le corps du ballet. Et si la notion d’espace et de temps, ou celle plus ramassée par la musique d’espace-temps se trouve déplacé c’est parce que la Danse est une création qui n’a rien à donner ou à répondre aux besoins de la vie pratique clairement définie dans l’espace et le temps. C’est la danse qui engendre la danse. Sa place en tant qu’œuvre d’art est manifeste.
D’abord parce que l’homme ordinaire possède beaucoup plus qu’il n’utilise alors que la Danseuse utilise beaucoup plus qu’elle ne possède ; ensuite parce que les besoins, les nécessités de l’existence ordinaire n’exigent pas de lui, on pourrait dire ne lui demandent rien ou pas grand chose, le minimum vital pourrait-on dire, alors que la Danseuse exige d’elle même, s’entraîne à obtenir d’elle-même, par plaisir ce que rien ne l’oblige à produire. La danseuse n’est pas l’homme ou la femme ordinaire. De ce point de vue la danse est un art puisque :
nous avons donc trop de puissances pour nos besoins. Vous pouvez facilement observer que la plupart, l’immense plupart, des impressions que nous recevons de nos sens ne nous servent à rien, sont inutilisables, ne jouent aucun rôle dans le fonctionnement des appareils essentiels à la conservation de la vie. Nous voyons trop de choses ; nous entendons trop de choses dont nous ne faisons rien ni ne pouvons rien faire ;
Dans cet ensemble de choses en trop dont nous ne faisons rien. Alors bien sûr rien ne nous oblige à user de ce trop plein. Nos actes utiles sont finis et pourquoi ne pas en rester là : je le lis :
"Nous pourrions ne mener qu’une vie strictement occupée du soin de notre machine à vivre, parfaitement indifférents ou insensibles à tout ce qui ne joue aucun rôle dans les cycles de transformation qui composent notre fonctionnement organique."
C’est alors que ses considérations sur la danse deviennent un moyen pour parler de l’Art en général, du sens et de la finalité de toute création artistique, puisque tout art vise à apporter un objet nouveau, neuf qui directement n’a aucune utilité pour l’existence simple.
Reprenant Pascal qui plaçait toute notre dignité dans la pensée, Valéry ajoute que c’est dans la pensée qui ne sert à rien que se place l’éminente dignité de l’homme. Il ajoute même qu’une pensée qui s’attarderait sur notre condition humaine, sur la mort, sur l’origine des choses pourraient même nuire à notre conservation et pourrait devenir fatales à notre espèce. Puisque heureusement nous faisons fi de l’intérêt directement vital, et que nous continuons à produire des œuvres, nous allons jusqu’à créer un nouveau besoin un besoin de créer pour faire jouer toute notre puissance créatrice qui sans cela serait inutilisée et sans doute se dessècherait. Au fond l’utilité de la création artistique c’est qu’elle répond au besoin des humains de créer par eux-mêmes ce que la nature ne leur demande pas. De fait la nature n’a pas besoin que l’on se déplace en faisant des entrechats ou des pirouettes.
Alors restons sur ce besoin de créer quelque chose, en suivant Valéry qui analyse le besoin d’éprouver et de procurer aussi du plaisir, par de belles formes, et par de belles images. Et quand on réfléchit à ces belles formes en mouvement et ces belles images, on interprète, on commente, on produit un discours qui là encore commence par une interrogation, comme nous l’avons vu faire à Socrate, et cette interrogation c’est de façon récurrente, comme si on ne pouvait jamais apporter de réponse satisfaisante, c’est encore : Qu’est-ce que la danse ?
Valéry reposant inlassablement cette question fait une allusion à Augustin.
Alors de même que Augustin au 4ème siècle de l’ère chrétienne se demandait qu’est-ce que le Temps et avouait son impuissance à répondre à une telle question, de la même manière Valéry, reconnaît que la Danse nous met dans un embarras semblable. Nous savons ce que c’est, mais nous ne saurions pas dire ce que c’est.
L’association avec la question de saint Augustin n’est pas fortuite, elle est là pour l’aider à comprendre quelque chose de la danse. En effet, il commence par définir la danse comme une forme du Temps, une «espèce de Temps» dit-il très exactement. Il commence ainsi à voir la danseuse comme un être qui crée elle-même son propre temps. «Cette personne qui danse, s’enferme en quelque sorte, dans une durée qu’elle engendre, une durée toute faite d’énergie actuelle, toute faite de rien qui puisse durer». Si ces paroles demandent une explication, il faut la chercher dans le mouvement de la Danseuse qui met son corps dans un état permanent d’action, une production incessante de travail, qui multiplie et démultiplie le temps par l’abondance des actes divers dans un espace temps qui lui est très limité. Je reprends à Paul Valéry l’image du bourdon qui est l’occasion d’une métaphore assez parlante : un état qui ne serait que d’action... comparable à la vibrante station d’un bourdon ou d’un sphinx devant le calice de fleurs qu’il explore, et qui demeure, chargé de puissance motrice, à peu près immobile et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes.
L’équilibre ordinaire semble rompu, et l’équilibre ordinaire c’est l’écoulement ordinaire du Temps, cet écoulement qui repère un avant, un après, un moment présent. Notre monde ordinaire est mesuré par le Temps qui le ponctue. Le corps dansant lui est détaché de la mesure ordinaire, son Temps semble incontrôlable et incalculable, alors même que le temps du spectacle est compté et précis. C’est parfois un temps de l’instant qui dure et chacun sait combien l’instant est un phénomène problématique pour le temps. L’instant échappant à la durée est-il bien du temps ?
Donc un rapport au temps, qui se joue du temps.
Deuxième remarque de ce philosophe qui n’arrive pas à jouir du spectacle sans se questionner sans fin : deuxième remarque un rapport à l’espace qui se joue de l’espace. Quand elle se transporte dans sa danse dit Valéry, la danseuse ne va véritablement nulle part. Ce corps qui danse nous explique-t-il se propulse dans un autre monde, dans un monde qui n’existe pas, dans un monde sans étendue si cela est pensable : ses yeux sont comme des lueurs qui ne lui servent à rien, comme s’il n’avait affaire qu’à lui-même et n’avait même plus besoin de piétiner, une terre, un sol, un lieu solide, mais pouvait s’extraire, s’évader encore de ces contingences d’étendue qui sont le lot commun de nous tous qui ne dansons pas.
Rien de ce qui pourrait expliquer un mouvement, les objets dont on veut s’emparer, les lieux que l’on veut atteindre, rien de tout cela n’existe, seul le mouvement est le but du geste de l’artiste, le mouvement et la musique, Donc, ni but, ni incidents véritables, point d’extériorité...Rien n’existe en dehors du système qu’elle se forme par ses actes...
A la question : Qu’est-ce que la danse ? Valéry commence à répondre : La danse c’est comme un système interne propre à la danseuse, sans extériorité, sans durée à partager, sans espace commun. La danse c’est la transformation de sa forme dans son espace. On voit de plus en plus qu’il n’est pas question de la Danse comme art que l’on pourrait décrire, mais qu’il est plus question de l’essence de la Danse comme dépassement de soi, dépassement des contingences spatiales et temporelles, par le corps de la danseuse qu’elle s’appelle Athikté ou la Argentina.

Si vous vous souvenez, Athikté, disait à la fin de son mouvement, quand elle semblait morte, quand elle semblait avoir fini, qu’elle était le mouvement lui-même, prise par son tourbillon «Asile, asile, ô mon asile, ô Tourbillon !  J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses...».
Valéry nous propose alors un rapprochement entre ces mots de la danseuse Athikté et sa réponse à la question : qu’est-ce que la danse ?
En effet, il nous montre que la danse, ce qu’il appelle la danse pure, ne doit pas proposer son propre terme. Quand on sent que cela se termine, c’est pour des raisons extérieures à la danse, qui peuvent laisser penser que cela va se terminer. Il évoque alors la fatigue, le désintéressement, le spectacle qui obéit lui aussi à des conventions de temps. Mais la danse pure dit-il, n’a aucun moyen de s’arrêter. La danseuse est dans le mouvement, comme dans un Tourbillon, en dehors de toutes les choses. C’est dit-il par l’épuisement de quelque chose d’extérieur à la danse, que la danse cesse. Si on voulait vraiment lui répondre, on pourrait arguer des limites naturelles du corps humain, de la fatigue musculaire par exemple. Mais si nous le comprenons bien, il nous répondrait que ces limites naturelles sont extérieures à la danse. Je le cite exactement : "Mais elle ne possède pas de quoi finir. Elle cesse comme un rêve cesse, lequel pourrait indéfiniment se poursuivre : elle cesse, non par l’achèvement de quelque entreprise, puisqu’il n’y a point d’entreprise, mais par l’épuisement d’autre chose qui n’est pas en elle".

La danse est un art en acte, à la manière de la poésie. Il parle d’ailleurs de la danse comme d’une poésie générale de l’action des êtres vivants. Parce que la Danse fait du corps qu’elle possède un objet un objet dont les transformations, la succession des aspects, la recherche des limites des puissances instantanées de l’être, font nécessairement songer à la fonction que le poète donne à son esprit, aux difficultés qu’il lui propose, aux métamorphoses qu’il en obtient, aux écarts qu’il en sollicite et qui l’éloignent, parfois excessivement, du sol, de la raison, de la notion moyenne et de la logique du sens commun.

Il développe longuement ce rapprochement entre la danse et la poésie, identifiant par exemple la métaphore à une pirouette qui permet de rapprocher images et noms. Il compare enfin tous les moyens dont use le poète, les rimes, les inversions, les antithèses, comme autant d’usage des possibilités infinies du langage, possibilités qui quand elles sont utilisées nous détachent de l’usage pratique du langage, et nous entrainent dans une danse spirituelle.

La Argentina, taisons-nous, dit-il pour la regarder danser, ou plutôt pour regarder se consumer une flamme vivante, une flamme humaine, dont Valéry dit que c’est un travail d’intelligence beaucoup plus que de techniques corporelles. Il est dit-il de lui-même «Je suis celui qui n’oppose jamais, qui ne sait pas opposer, l’intelligence à la sensibilité.»

4 Degas danse et dessin

Éros et Danse.
Ne surtout pas opposer intelligence et sensibilité, c’est un des propres de l’œuvre d’art, bien sûr et nous allons maintenant le mettre en scène pour finir, pour notre dernière partie, à propos d’un article de Valéry, article que l’on trouve dans Degas, Danse et Dessin.
C’est un essai de Paul Valéry publié en 1937. Valéry a toujours marqué un grand intérêt pour la peinture, et particulièrement le peintre Degas qui fut un de ses pères spirituels, comme le fut Mallarmé. Degas c’est le peintre des danseuses dit Valéry et c’est à propos du peintre des danseuses que Valéry de nouveau va de nouveau, une fois de plus s’intéresser à la Danse. On retrouve dans les deux textes spécialement réservés à la danse les thèses que nous avons déjà développées et sur lesquelles je ne reviens pas. Il s’agit de la danse comme art du mouvement humain sans but extérieur à lui-même. Ce sont des mouvements qui ont en eux-mêmes leur fin. Ce sont les mouvements de la danseuse, qui s’organisent dans un Espace qui n’est qu’un lieu mais qui ne contient pas son objet. L’état de danse comme il l’appelle est un état où l’espace est orné de motifs qui ne viennent pas de lui, les motifs viennent du corps de la danseuse, et le Temps lui est ordonné par des gestes, par les rythmes de la musique mais sans l’inexorable régularité que le temps dispense en métronome. Valéry parle d’un mouvement qui va de la langueur au délire, d’une sorte d’abandon hypnotique à une sorte de fureur. C’est une autre manière de nier non pas le temps, mais un temps des sciences et des horloges, un temps qui ne sert qu’à mesurer. Le temps de la danse est un temps qui a les battements du cœur, avec ses accélérations, avec ses emballements, avec ses souffles quand il s’essouffle. Il n’y a pas de temps de la danse, il y a la danseuse qui habite par son corps la musique, qui l’empoigne et ne la lâche pas.
De la danse regardée, de la danseuse scrutée il résulte encore une autre impression. L’impression merveilleuse dit Valéry que le repos dans cet univers de la danse, le repos n’a pas sa place. Le repos n’a pas sa place, mais la femme non plus, la femme qui danse n’existe plus. Elle est l’objet des regards, des désirs, elle est hors du temps et de l’espace propre, de la scène. Je comprends cette réflexion comme celle de quelqu’un qui voit dans la Danse, ce qui l’ébranle, dans son âme, dans son cœur et dans son corps, mais qui l’ébranle comme en dans un rêve solitaire. Je m’appuie pour dire cela sur une phrase de Mallarmé que Valéry reprend dans son Degas: Mallarmé dit que la danseuse n’est pas une femme qui danse, car ce n’est point une femme, et elle ne danse pas.
C’est une réflexion qui donne à penser, bien sûr, et qui vous allez voir, entraine Valéry dans des contrées beaucoup plus sensuelles, qu’intellectuelles, plus érotiques, plus charnelles qu’il ne l’avait fait jusque là mais qui ne sont pas sans spiritualité.
Je commence par vous lire le texte même de Mallarmé, le texte qui a inspiré Valéry et je terminerai avec le texte de Valéry.

Texte de Mallarmé
"À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc. et qu’elle ne danse pas, suggérant par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du scribe Stéphane Mallarmé"  Ballets, dans Crayonné au théâtre.

Pour commenter ce propos étonnant de Mallarmé, Valéry utilise l’image d’images qu’il a vues et qui l’ont profondément marqués. J’écris à dessein qu’il prend l’image d’images. Je comprends par là qu’il nous montre que les paroles de Mallarmé sont visibles, la danseuse n’est pas une femme qui danse, il faut voir autre chose. Elle n’est pas une femme et elle ne danse pas. Et il nous sort d’embarras parce que l’image qui s’impose à son esprit c’est celle de grandes Méduses qui se meuvent dans l’eau. Il nous décrit alors une danse qui appelle le désir, une danse érotique, une danse ou ce n’est pas une femme qui danse, mais c’est la forme offerte d’un appel presque brutalement sexuel. La frontière que l’intellect aime repérer entre érotisme et pornographie est ici formidablement inutile. Il ne s’agit en rien d’une danse métaphore, d’une danse reflétant des états d’âme ou une danse qui soit représentation esthétique mais il s’agit d’un mouvement dont vous allez entendre qu’il n’est pas allusif, mais comme le dit Valéry furieux :

"La plus libre, la plus souple, la plus voluptueuse des danses possibles m’apparut sur un écran où l’on montrait des grandes Méduses : ce n’étaient point des femmes et elles ne dansaient pas. Point des femmes, mais des êtres d’une substance incomparable, translucides et sensibles, chairs de verre follement irritables, dômes de soie flottantes, couronnes hyalines, longues lanières vives toutes courues d’ondes rapides, franges et fronces qu’elles plissent, déplissent ; cependant qu’elles se retournent, se déforment, s’envolent, aussi fluides que le fluide massif qui les presse, les épouse, les soutient de toutes parts, leur fait place à la moindre inflexion et les remplace dans leur forme....
Jamais danseuse humaine, femme échauffée, ivre de mouvement, du poison de ses forces excédées, de la présence ardente de regards chargés de désir, n’exprima l’offrande impérieuse du sexe, l’appel mimique du besoin de prostitution, comme cette grande Méduse, qui, par saccades ondulatoires de son flot de jupes festonnées, qu’elle trousse et retrousse avec une étrange et impudique insistance, se transforme en songe d’Éros ; et tout à coup, rejetant tous ses falbalas vibratiles, ses robes de lèvres découpées, se renverse et s’expose, furieusement ouverte.
Mais aussitôt elle se reprend, frémit et se propage dans son espace, et monte en montgolfière à la région lumineuse interdite où règnent l’astre et l’air mortel."


Sur ces paroles bien vivantes de Valéry inspiré de Degas et de Mallarmé, je vous remercie.
   
  Maria SALMON                                                                                    novembre 2011
 

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