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23 juin 2011 4 23 /06 /juin /2011 23:00

   C’est en majesté que paraît la Vérité, dans le poème De la nature du philosophe présocratique Parménide, sous les traits d’une divinité qui accueille le jeune philosophe dans son palais, pour le conduire sur «la voie de la vérité» conduisant à l’Etre. Dans cette scène mythique initiatique, la rencontre du philosophe et de la vérité, se fait sous le signe de la poésie.
    Nous verrons tout d’abord comment cette belle harmonie entre philosophie, poésie et vérité sera brisée par Platon, pour fonder la philosophie contre la poésie et ensuite, comment vers 1800, cette situation se retournera en faveur de la poésie qui affirmera une ambition nouvelle de connaissance. Cette affirmation ira de pair avec son évolution historique. «La poésie est», en effet, «devenue de plus en plus la poésie.» (Poésie et société, G. Mounin). En d’autres termes, le langage poétique s’est épuré, au fil des siècles, de tous ses éléments étrangers à l’émotion poétique, qu’ils soient d’ordre didactique, narratif, rhétorique ou mnémotechnique. La poésie a ainsi changé de fonction : à l’origine, mémoire et parole des hommes, elle est devenue progressivement une écriture. Mais face à la philosophie, la poésie a toujours plus ou moins incarné la littérature -parfois même sa quintessence- recouvrant toutefois des réalités différentes selon les époques : essentiellement la poésie épique et tragique dans l’Antiquité, l’expression lyrique à partir du Romantisme.
   Nous examinerons dans une perspective historique la relation entre philosophie et poésie, sous l’angle du rapport à la vérité, en distinguant, avec P. Lacoue-Labarthe, deux grands moments : «le moment platonicien» (de Platon aux Lumières) et «le moment romantique» (1800-1950).

Le moment platonicien.

Platon
    La philosophie occidentale naît avec Platon d’un divorce entre philosophie et poésie qui se traduit par la primauté du logos (raison) sur le muthos (fable, imaginaire) et ce, au nom de la vérité.
    On voit ainsi, au  livre x de La République, le philosophe chasser le poète Homère de la cité idéale, car, nous dit Platon, «on doit plus d’égards à la vérité qu’à un homme», fût-il «le prince de la poésie». C’est là la conséquence d’un «vieux différend entre la philosophie et la poésie», remontant à Héraclite, selon Diogène Laerce. En fait, dans La République, la poésie fait l’objet d’une double condamnation. Sur un plan ontologique d’abord, les poètes ne sont que des «faiseurs de fables» qui «créent des fantômes et non des réalités». Le poète n’est qu’un imitateur «au troisième degré» de la pure réalité : après l’Idée pensée par Dieu et l’icône réalisée par l’artisan, vient l’œuvre de l’artiste ou du poète -l’idole- qui n’est qu’une copie de copie. Pour Platon, le péché capital du poète, c’est la mimesis (imitation, représentation) qui fait illusion : trop éloigné de la réalité, le poète n’atteindra jamais la vérité.
Ensuite, sur un plan éthique, la poésie tragique («Homère, le premier des poètes tragiques»), par la peinture des passions, peut, nous dit Platon, «corrompre même les honnêtes gens et être source de graves désordres», mettant ainsi en péril «la loi» et «la raison», c’est-à-dire le juste et le vrai. Voilà pourquoi le philosophe ne tolèrera dans la cité qu’une «poésie d’éducation» (des hymnes et des éloges),  conforme à «la vérité» de la Cité (son idéal politico-religieux).
    Si la poésie épique et tragique est condamnée par Platon, dans La République, la poésie lyrique semble au contraire épargnée, elle est même valorisée dans Le Banquet et surtout dans Ion. La poésie est-elle pour autant réhabilitée par le philosophe ? Si l’on examine le mythe fameux de l’inspiration dans Ion, où l’on voit Socrate s’adresser à Ion, le rhapsode, on s’aperçoit, à la lumière du contexte, que la valorisation de la création poétique comme don divin, est toute relative : elle est surtout ontologiquement supérieure à l’interprétation du rhapsode qui n’est que l’interprète du poète, lui-même interprète du dieu. Ne nous y trompons pas : du fait de son délire, le poète inspiré se trouve discrédité, puisqu’il n’est plus «en possession de sa raison». La poésie n’est donc pas un mode de la pensée et de ce fait, ne peut être que subordonnée à la philosophie.
       N’en demeure pas moins un paradoxe : c’est tout de même en poète que le philosophe décrit l’état poétique qu’est l’inspiration. Cet état dionysiaque de possession divine -faisant déjà penser à la voyance rimbaldienne où «je est un autre»- semble bien éloigné du sens du mot grec désignant l’acte poétique («poïeïn» : faire, créer). Nous ne pouvons vraiment le comprendre que si,  à la suite d’A.Guerne, nous remontons à sa racine phénicienne  «phobé-isch» qui signifie «bouche d’en-haut, langue de Dieu» (L’âme insurgée). Ce jaillissement de l’imaginaire dans la création poétique, le philosophe l’exprime à merveille, en faisant appel aux ressources du langage poétique (cf. notamment la métaphore filée des poètes =abeilles, dont feront leur miel de nombreux poètes, d’Horace à Rilke, en passant par La Fontaine !). Nous retrouvons la même dimension poétique dans d’autres mythes platoniciens, comme ceux de la Caverne ou de l’Androgyne. S’adressant autant à notre imagination qu’à notre raison, il n’est pas étonnant que dès l’Antiquité les dialogues platoniciens aient été considérés comme des œuvres relevant de la poésie. Quand par ailleurs, Socrate affirme dans Phédon que «La philosophie est la musique la plus haute», on peut se demander si la philosophie ne serait pas «une forme de poésie supérieure» (J.F.Mattei) où triomphe l’éclatante vérité du sensible. La séduction persuasive du muthos se met ainsi au service du logos. Dans Naissance de la tragédie au ch.14, le jeune Nietzsche mettra bien en lumière cette tension entre philosophie et poésie dans les dialogues platoniciens, affirmant que «le jeune dramaturge Platon commença par brûler ses poèmes afin de devenir le disciple de Socrate» et que «le dialogue platonicien fut comme la fragile embarcation sur laquelle l’ancienne poésie naufragée s’était réfugiée avec tous ses enfants.» Faut-il voir dans le philosophe Platon un poète «refoulé» ou plutôt une projection du philosophe-poète Nietzsche ?
    Finalement, puisque la poésie, selon Platon, ne peut accéder seule à la vérité, tout au plus à la vraisemblance -l’illusion du vrai- elle ne peut prétendre à la connaissance. Elle se voit donc condamnée à n’occuper par rapport à la philosophie qu’un rang de subalterne, «analogue, nous dit Nietzsche, à celui que des siècles durant cette même philosophie devait occuper par rapport à la théologie : celui d’ancilla (servante)». (Naissance de la tragédie)

Aristote
    Cette position dominante de la philosophie par rapport à la poésie se retrouvera jusqu’à l’aube du XIXe siècle et ce, malgré l’importante correction apportée par Aristote dans sa Poétique (340 avant J.C.) qui valorisera la poésie comme art mimétique visant la vraisemblance, l’idéal de la poésie restant la tragédie. Aristote prend également ses distances avec Platon, en réhabilitant dans la création poétique le travail de composition - et donc la raison -l’inspiration n’étant plus qu’une des causes de la création poétique. Ainsi la poésie, en n’étant plus subordonnée au vrai, retrouve une autonomie relative par rapport à la philosophie.

    Il n’empêche que le platonisme va imprégner en profondeur la pensée occidentale, discréditant pour longtemps la poésie -et toute la littérature- quant à sa fonction de vérité.

Le moment romantique ou le renversement de la conception platonicienne : 1800-1950.

    Avec Novalis et Schelling, nous assistons à l’avènement de la poésie comme moyen de connaissance, comme mode d’accès à la vérité, sous la forme de l’Absolu. En se donnant cette ambition métaphysique, la poésie va en quelque sorte, selon P. Lacoue-Labarthe, «supplanter ou achever la philosophie».

Le premier romantisme allemand : Novalis, le poète et Schelling, le philosophe de la nature.

Novalis (1772-1801) et le Cercle d’Iéna.

    Novalis, premier grand poète romantique allemand, est un esprit curieux de tout : de science, de philosophie et de mystique. Il fréquente le Cercle d’Iéna, un extraordinaire lieu d’échanges entre poètes (Tieck, F. Schlegel …), philosophes (Fichte, Schelling), scientifiques (Ritter) et mystiques. C’est dans ce creuset que va naître pour la poésie, une ambition nouvelle dont témoigne F. Schlegel dans sa revue l’Athenaeum : «La poésie romantique est une poésie universelle progressive /…/ mettant en contact la poésie avec la philosophie /…/ Elle embrasse tout ce qui est poétique», y compris «toutes les formes d’art». Novalis partage cette conception hégémonique de la poésie. Tout est en effet poésie dans son œuvre : du chant de deuil des Hymnes à la nuit au roman initiatique Henri d’Ofterdingen. En outre, Novalis va donner à sa quête poétique une dimension véritablement métaphysique. Pour lui, «La poésie est le réel absolu. Plus une chose est poétique, plus elle est vraie.» La poésie est vérité. La vérité poétique, c’est «le réel absolu», tel est le noyau de la pensée de Novalis. L’absolu poétique apparaît quand le poète «est au pied de la lettre, sujet et objet à la fois, âme et univers.» Par la «magie poétique» de l’imagination, le poète ne fait alors plus qu’un avec le cosmos, éprouvant la vie en soi, la conscience immédiate de l’existence dans ce qu’elle a de plus élémentaire.
    Pour bien comprendre ce qui se joue au tournant du siècle entre philosophie, poésie et vérité, confrontons la pensée du poète Novalis -«le grand initiateur des philosophes de la nature» selon A. Béguin- à celle de ses amis philosophes Fichte et Schelling.
Retour  en arrière : de Kant à Fichte / Schelling : genèse de l’absolu poétique.
      Dans Critique de la raison pure (1781), Kant, en montrant l’impossibilité pour la raison d’appréhender l’Absolu (=Dieu) en tant qu’objet, remet en cause radicalement l’autorité du platonisme. Le savoir humain, ramené au sujet, est désormais limité au plan des phénomènes. Fichte peut alors s’engouffrer dans la brèche ouverte par Kant. Parce que l’absolu ne peut plus s’identifier à l’être absolu Dieu, le sujet humain en prend la relève. Ainsi pour l’auteur des Principes de la Doctrine de la science (1793), si un «absolu objectif» est impensable, il n’en va pas de même de cet «absolu subjectif» que le moi est à lui-même : à la fois son propre sujet et son propre objet. L’affirmation du moi absolu - Le monde débute avec le moi et se termine avec lui. - sera le nouveau credo du premier romantisme (cf. Novalis. «L’univers n’est-il pas en nous ?»).

Schelling (1775-1854) et Novalis.

     La nature, pour Schelling, en tant qu’ «être objectif» n’est séparée de l’homme «être subjectif» qu’en apparence. Tous deux participent d’une essence spirituelle commune : «l’absolu» (=Dieu). Ressaisir cette unité du subjectif et de l’objectif, telle est l’ambition d’une philosophie de la nature (cf. L’Ame du monde, 1800). Celle-ci s’oppose radicalement au dualisme cartésien qui conduira au rationalisme des Lumières : "Le Je pense, donc je suis" est depuis Descartes l’erreur fondamentale de toute connaissance ; "le penser n’est pas mon penser et l’être n’est pas mon être, car tout n’appartient qu’à Dieu ou à l’Univers". Pour parvenir à faire comprendre cette unité primordiale du subjectif et de l’objectif, du fini et de l’infini, du réel et de l’idéal, le philosophe dispose de l’intuition. Le poète, selon Schelling, a beaucoup mieux : cette «faculté magique» qu’est l’imagination qui lui permet de faire apparaître l’absolu (cf. Novalis) :
«Ce qui unit la clarté et la profondeur, la plénitude du sens à l’intelligibilité de l’entendement, c’est l’imagination : elle n’est elle-même que le sens conscient de son infinité ou l’entendement en tant qu’intuitif.» (Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, (1805).
    Ainsi avec Novalis -ainsi qu’avec Hölderlin et Coleridge à la même époque- le lyrisme romantique, dans sa quête de la vérité sous la forme du «réel absolu», se fait ouvertement métaphysique et peut désormais supplanter la philosophie. Schelling lui-même ne rêve-t-il pas d’écrire son système sous la forme d’un immense poème ?

1800-1950 : de Novalis au Surréalisme.

    Chez Novalis, la quête d’absolu s’apparente à l’aventure spirituelle -«le sens poétique a bien des points communs avec le sens mystique.»- rappelant à bien des égards le courant du Néo-platonisme (cf. Plotin)- qui irrigue souterrainement le premier Romantisme allemand. Dorénavant, la poésie lyrique tend à devenir en Europe une manière d’être au monde, à la fois état d’âme et mode de connaissance. La poésie ne se réduit plus à une activité littéraire, elle est élevée à un plan vital, devenant en quelque sorte «une activité transcendante» (M. Raymond). Hugo, le visionnaire des Contemplations, de Dieu, de La fin de Satan, Nerval (Aurélia ou le rêve et la vie), Baudelaire (Les Fleurs du mal), Rimbaud (Les Illuminations, Une Saison en enfer), Mallarmé, A. Breton, le pape du Surréalisme (Nadja, Arcane 17), tous ces poètes sont plus ou moins des frères spirituels de Novalis. Chez eux, nous retrouvons toujours la même soif d’absolu, la même aspiration à l’unité, dans une quête de «correspondances» (Baudelaire), d’analogies entre la nature et l’homme, entre le monde sensible et le monde spirituel (le monde est pareil à «un cryptogramme» pour Novalis et pour Breton/ «Tout est hiéroglyphique» pour Baudelaire). Aussi le poète doit-il se faire "voyant" (Novalis, Rimbaud), c’est-à-dire «traducteur, déchiffreur» (Baudelaire) de signes pour «arriver à l’inconnu» (Rimbaud) ou se mettre à l’écoute de «la bouche d’ombre» (Hugo) pour saisir le mystère de la vie. Nuance chez Breton : si la quête surréaliste postule l’absolu, elle reste toutefois sur le plan de l’imaginaire. Quête du «réel absolu», quête du «paradis révélé» des «correspondances» (Baudelaire), quête de «la vraie vie» (Rimbaud), quête du "merveilleux sous toutes ses formes" (Breton), voilà autant d’aspirations à la vérité de l’Etre, à une connaissance plus profonde de l’Etre.

Nietzsche et Heidegger.

    L’achèvement du renversement de la conception platonicienne, amorcé par Novalis et Schelling se fera avec Nietzsche au XIXe et Heidegger au XXe qui, en radicalisant la conception romantique, confirmeront la prééminence de la parole poétique (muthos) sur la connaissance rationnelle (logos) dans l’approche de la vérité de l’Etre.

Nietzsche (1844-1900)

     Contre l’esprit de système, Nietzsche critique vigoureusement le concept : «Plus quelque chose est connaissable, plus cela est éloigné de l’être, plus cela est un concept.». Aucune interprétation rationnelle ne saurait épuiser l’infinie richesse de la réalité sensible. La vérité dès lors ne peut être que plurielle, ondoyante et trouvera son expression la plus accomplie dans la création artistique. Nous comprenons mieux alors le choix de l’écriture poétique chez le philosophe qui, accomplissant d’une certaine manière le rêve de Schelling, met en poésie sa philosophie, notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885) -l’immense poème en vers et en prose de l’évangile selon Nietzsche, prêché par le poète-prophète Zarathoustra  annonçant la mort des dieux et l’avènement du surhomme. A la différence de Platon dans ses mythes ou encore de Lucrèce (Ier siècle avant J.C.) dans le célèbre poème philosophique du De natura rerum où la poésie  apporte sa douceur persuasive de «miel» à la rigueur du discours philosophique, la démonstration, dans le poème de Nietzsche, s’efface devant la monstration, le discours laissant place au chant, à la manifestation des émotions. «On se situe non pas au-delà des idées, selon M. Haar, mais en deçà à leur source» (Préface à l’œuvre poétique de Nietzsche). L’énonciation poétique a valeur de preuve. La poésie fait en effet corps avec l’idée.
    Pour le philosophe-poète, l’écriture doit être fulgurante : «Tout langage est trop lent pour moi» (Zarathoustra). Nietzsche n’aurait donc pu que souscrire à cette étonnante remarque de Descartes qui, dans une de ses Cogitationes privatae (citée par Y. Belaval dans La recherche de la poésie), pressent  l’efficacité d’une pensée poétique non discursive dont la puissance de conviction tient à sa fulgurance et à sa force émotionnelle : «On pourrait se demander pourquoi de profondes pensées se trouvent dans les  écrits des poètes plus que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes sont émus par l’enthousiasme et la force de l’imagination ; il y a en nous des semences de science comme le feu dans le silex, que les philosophes tirent par raisonnement tandis que, par l’imagination, les poètes les font jaillir et mieux briller.»
   Le «philosophe lyrique» Nietzsche est bien l’héritier des premiers romantiques quand il exalte le jaillissement de l’irrationnel, il n’en demeure pas moins un romantique critique : la vérité, sous la forme de l’absolu, fût-elle poétique, n’existe pas. Le philosophe se méfie trop des poètes qui, selon lui, peuvent mentir en trafiquant avec l’absolu. (cf. «Des poètes» dans Zarathoustra). Le poète doit s’accepter seulement comme «humain, trop humain».

Heidegger (1889-1976)

     Heidegger, dans le sillage de Schelling, va sacraliser la parole poétique. C’est ainsi qu’au cours de sa réflexion sur le langage, il noue à partir de 1936, un dialogue privilégié avec les poètes, en se mettant à l’écoute de leur parole. Tout d’abord avec Hölderlin (1770-1843), son poète de prédilection, la figure mythique du poète des poètes -en quête de l’essence même de la poésie- qui, prophète et visionnaire nomme le sacré. Il poursuivra ce dialogue tout au long de sa vie avec notamment Rilke, Trakl et Char. Rejoignant Novalis et ses frères spirituels, le philosophe voit dans la poésie «la parole essentielle», «le dire authentique» - des formules aux accents mallarméens - (Approche d’Hölderlin) qui permet de faire apparaître la vérité de l’Etre ( cf. Schelling). Le dire poétique est en effet dévoilement : alètheia  =non-occultation. Dévoilement vital,  en ces «temps de détresse» où l’homme est menacé dans son «essence humaine» par la technique -«la pensée calculante». «Quand le monde se fond dans l’objectivité des fictions calculées, nous dit Heidegger, il est institué dans l’insensible et l’invisible.» (Chemins qui ne mènent nulle part). Seuls les poètes peuvent alors restituer à l’homme la beauté et la saveur du monde, en lui ouvrant les yeux, en réveillant ses sens endormis. Loin d’être «un simple ornement qui accompagnerait l’être-là ou encore un passe-temps» (Approche d’Hölderlin), la poésie est élevée par Heidegger au rang de «pensée méditante» salutaire : n’est-elle pas ce qui rend la terre habitable ?

   Comme on le voit, puisque la poésie, mieux que la philosophie, permet d’approcher la vérité de l’Etre, les philosophes se mettront désormais à l’écoute des poètes. Citons par exemple Bachelard (1884-1962) et sa lumineuse «phénoménologie de l’imagination poétique», Alquié (1906-1985), auteur d’une remarquable Philosophie du Surréalisme, avec pour projet de «le considérer dans son effort vers la seule vérité» ou encore Derrida (1930-2004) qui, dans la mouvance heideggerienne, tente d’ausculter la poésie d’Artaud ou de P. Celan.
    L’histoire de la relation entre philosophie et poésie est finalement l’histoire d’une rivalité doublement fondatrice, autour et au nom de la vérité. Platon, en affirmant  la primauté du logos (connaissance rationnelle) sur le muthos (les productions de l’imaginaire =la littérature), fonde la philosophie -et en même temps la science- comme unique mode d’accès à la vérité, condamnant du même coup la poésie  -et toute la littérature en tant que fiction- à un rôle subalterne. Novalis et Schelling, en renversant la conception platonicienne, c’est-à-dire en faisant de la poésie un mode d’accès au «réel absolu», fondent à leur tour la littérature. Désormais, face à la philosophie, la poésie a vocation à penser le monde, à approcher la vérité de l’Etre. Nietzsche et Heidegger achèveront ce renversement platonicien. Nietzsche, dans son entreprise de démolition du logos, ira jusqu’à mettre en poésie sa philosophie dans Ainsi parlait Zarathoustra. Quant à Heidegger, il sacralisera le Poème au point de lui faire incarner l’essence de l’art : «l’essence de l’art, écrit-il, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration de la vérité.» (Chemins qui ne mènent nulle part). En affirmant ainsi la vérité (métaphysique/ esthétique) du langage poétique, le philosophe reconnaît le pouvoir magique d’une parole qui réenchante le monde, en lui redonnant sens et beauté. La poésie philosophique est sans doute rare, en revanche la poésie authentique donne souvent à penser. Dans notre monde bruyant, saturé d’informations, la poésie offre encore de belles plages de silence qui peuvent inviter à une rêverie méditante.

Hubert Bricaud                                                                                             Juin 2011                                                   

 Quelques éléments de bibliographie :

P. Lacoue-Labarthe,  Philosophie  dans Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis, 1997.
J. F. Mattéi, L’inspiration de la poésie et de la philosophie chez Platon, dans Noésis n°4, 2000.
A. Béguin, L’Ame romantique et le rêve, Corti, 1939, réédité en Biblio essais (L. P.).
Le Romantisme, Les textes fondamentaux, Le Point, Références, Juillet-août 2010.

Pour poursuivre la réflexion : deux romans-phares sur la poésie :

H. Broch, La Mort de Virgile, L’imaginaire, 1945. Vaste méditation lyrique sur la création poétique.
M. Kundera, La vie est ailleurs, Folio, 1973. Une charge contre «l’âge lyrique» (titre initialement prévu par le romancier).

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