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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 00:00

Nous ne pouvons pas parler du temps comme s’il s’agissait d’une chose définissable, concrète ou même seulement comme certaines idées représentables, le temps n’est pas une idée représentable. Nous avons beau dire et même penser par des formules qui lui donnent une petite réalité, des formules comme  «perdre son temps» ou au contraire « gagner du temps », qu’il «ne reste plus beaucoup de temps», nous ne savons pas de quoi nous parlons. Le temps ce n’est rien à perdre ou à gagner. Pour les philosophes, pour Augustin ou Pascal, chacun à leur tour il n’y a rien à dire, puisque le temps est ce quelque chose qui ne se peut définir.

 

Je vous lis la phrase de Pascal, qui n’est pas le seul à avoir exprimé cette idée somme toute assez triviale : «Le temps est de cette sorte. Qui le pourra définir ? Et pourquoi l'entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu'on veut dire en parlant de temps, sans qu'on le désigne davantage ?» (De l’Esprit Géométrique). En d’autres termes, passons notre chemin, il n’y a rien à dire.

Pourtant malgré cette impossibilité, cette inutilité, un grand nombre de philosophes se sont penchés sur le temps, qui n’est pas une chose, qui échappe toujours et que l’on aimerait saisir pour avoir sur lui un peu de maîtrise. Un grand nombre de philosophes se sont penchés sur le temps parce que le temps est un concept, autrement dit une idée générale et abstraite, un concept qui est déployé très différemment selon les philosophies qui l’utilisent.

Je ne fais pas ici une leçon sur le temps du point de vue du concept, il faudrait pour une leçon sur le temps seul, en faire un déploiement dans l’histoire de la philosophie, ce qui demanderait une approche différente et un temps beaucoup plus long. Nous allons concentrer notre réflexion sur le temps, à partir d’Emmanuel Lévinas. Le temps de Lévinas non pas en quoi il se distingue du temps de Bergson, d’Aristote ou d’Heidegger, mais le temps de Lévinas, cela devient alors, non pas un concept de la métaphysique, ni un concept de l’ontologie, mais un concept de l’éthique.

Pour donner le ton je vais rappeler les premières paroles de quatre conférences qu’il a faites en 1948 au Collège de France, Conférences dont le titre était Le temps et l’autre et qui sont publiées sous ce même titre : «Le but de ces conférences consiste à montrer que le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais qu’il est la relation même avec autrui». Voilà, nous sommes chez Lévinas, d’emblée dans la relation à l’autre, d’emblée dans un questionnement éthique.

Avant de commencer, si vous voulez je vous livre mes sources, vous pourrez y revenir pour approfondir cette présentation :

Deux ouvrages de Lévinas vont me servir de fil conducteur, l’un écrit en 1948 Le Temps et l’Autre ce sont quatre conférences donnés au Collège de France, et celui de 1975 La Mort et le Temps, ce sont les cours que Lévinas a donné à la Sorbonne et qui ont été publiés peu de temps après. 27 ans séparent ces deux livres. Nous verrons qu’il ne s’agit jamais d’une définition en tant que telle du temps, mais de la question du temps dans son effectivité pour le sujet. Si on osait un rapprochement avec Bergson on pourrait parler d’un temps de la conscience, dans la mesure où la conscience du sujet le place toujours dans une relation à autrui et au monde.

Emmanuel Lévinas 1905-1995

C’est un philosophe français qui fut lituanien d’abord, puis russe durant la Guerre de 1914, puis lituanien de nouveau, puis français depuis les années 30. C’est donc quelqu’un qui a connu le tsar, la révolution d’octobre, Lénine et la Première Guerre mondiale, la Seconde avec ce qu’elle réservait à ceux de sa communauté. Juif, il ne lui resta plus en 1945, au sortir de la guerre et de son camp de prisonnier, que sa femme et leur fille, le reste de leurs deux familles ayant péri dans l’extermination du ghetto de Kovno, leur ville natale en Lituanie.

Son œuvre philosophique entamée en 1929 par un article sur Husserl, sur le phénoménologue Husserl durera jusqu’en 1995 année de sa mort. Il mènera de front cette œuvre, doublée d’un intense travail d’exégète sur les textes de la Bible et du Talmud.

Toute l’œuvre philosophique de Lévinas est fondée sur une intuition originale, une intuition qui part d’une double critique : celle de l’ontologie d’une part, l’ontologie c’est à dire la science de l’être comme un tout connaissable, et celle de la métaphysique traditionnelle qui prétendrait étudier ce qui n’est pas connaissable. Cette double critique aboutit à l’éthique, que Lévinas avant de la définir, place au fondement de toute philosophie, c’est la philosophie première. C’est cette intuition fondamentale que l’éthique est première, avant toute science, avant toute connaissance, avant toute théologie, qui fait d’Emmanuel Lévinas le philosophe original au sens premier du terme du 20ème siècle, original et de ce seul point de vue indépassable.

Entrons maintenant dans la pensée de Lévinas concernant le temps, c’est-à-dire la relation à l’autre. Et nous allons entrer en gardant à l’esprit deux idées dialectiquement corrélatives, puisqu’il va être question d’Agir pour le premier point, d’être affecté et de garder patience, puis d’envisager l’avenir.

1 Agir sans entrer dans la Terre promise

Ce titre énigmatique, c’est la reprise d’une phrase de Lévinas que nous allons développer à partir d’un exemple très concret, exemple d’un homme de l’Histoire avec grand H, un homme que Lévinas admirait, Léon Blum : Agir sans entrer dans la Terre Promise, Agir, dans la situation où nous sommes dirait Sartre, agir dans notre temps, pas pour après. Ce temps c’est celui de l’œuvre, de ce que nous faisons, mais ce n’est pas un temps désincarné, nous allons voir le temps de Léon Blum, ce n’est pas un temps universel, ce n’est pas le temps de l’œuvre qui serait celui de chacun et en conséquence le même pour tous. Le temps de l’œuvre c’est le temps dont le point t est celui d’une «rupture dans l’histoire où l’homme est arraché à son insouciance par l’état de guerre». Et ce qui peut nous interroger dans cette rupture dans l’histoire c’est comment l’œuvre pourtant se fait, comment elle doit se faire. Nous allons appeler comme Lévinas le fait œuvre, non pas les seules productions mais avec les productions, la posture éthique qui aboutit à quelque chose, l’orientation éthique, en l’occurrence l’orientation vers l’Autre, qui consiste à travailler non pas pour le présent mais pour l’avenir, en prenant le risque peut-être de ne pas connaître en son entier l’aboutissement de l’œuvre elle-même, ce que Lévinas formule ainsi «Agir sans entrer dans la Terre Promise» (Humanisme de l’autre homme p. 45). Pour nous aider à comprendre cette idée de l’œuvre, qui est une idée du temps, parce qu’elle est œuvre de patience et qu’elle est œuvre dont l’aboutissement nous échappe, Lévinas utilise l’exemple de Léon Blum, qui en prison en décembre 1941 dans le fort de Pourtalet, terminait un livre et écrivait ceci : «Nous travaillons dans le présent, et non pour le présent. Combien de fois dans les réunions populaires ai-je répété et commenté les paroles de Nietzsche : que l’avenir et les plus lointaines choses soient la règle de tous les jours présents»Cette phrase de Blum que Lévinas connaissait, voici comment il l’utilise pour parler du temps, qui est toujours le temps de l’autre, temps marqué à jamais de cette rupture dans l’histoire : Je cite Lévinas : «1941 – trou dans l’histoire ! Année où tous les dieux visibles nous avaient quittés où dieu est véritablement mort ou retourné à son Irrévélation. Un homme en prison continue à croire en un avenir irrévélé et invite à travailler dans le présent pour les choses les plus lointaines auxquelles le présent est un irrécusable démenti. Il y a une vulgarité et une bassesse dans une action qui ne se conçoit que pour l’immédiat, c’est-à-dire en fin de compte que pour notre vie. Et il y a une noblesse très grande dans l’énergie libérée de l’étreinte du présent. Agir pour des choses lointaines au moment où triomphait l’hitlérisme, aux heures sourdes de cette nuit sans heures – indépendamment de toute évaluation de forces en présence - c’est sans doute le sommet de la noblesse.» E Lévinas, Humanisme de l’autre homme, La signification et le sens, chapitre VI p : 46.

Avec ce premier exemple, on peut désigner le temps comme un milieu dans lequel se déroule la vie éthique du sujet.

Je dis le temps comme un milieu, pour ne pas dire un espace, un milieu donc, dans lequel le sujet expérimente la rencontre avec autrui, la nécessité d’agir pour autrui, même si cet autrui se place dans un autre temps, hors de toute contemporanéité.

Continuons parce que le temps est plus que cela, il n’est pas seulement un milieu dans lequel tout homme peut rencontrer l’autre, le temps est aussi la manifestation tragique de l’existence humaine, dans la mesure où l’existence humaine c’est la mémoire dans le présent d’un passé irréparable. Nous ne pouvons jamais, en aucun cas annuler ce qui a eu lieu.

C’est le tragique de l’irréversibilité du temps. L’irréversibilité c’est un élément essentiel du concept très général de temps. Lévinas appelle cette irréversibilité du temps, un temps de survivant et ce temps de survivant, correspond à la durée de vie de chaque être humain dans son rapport aux autres, avec ce qui a eu lieu, avec ce qu’il a fait, avec ce dont il doit répondre, puisqu’il est encore là, chargé de répondre, maintenant, sans entrer dans la Terre Promise.

D’une certaine manière ces réflexions sur le temps marque pour Lévinas l’éveil de la conscience et l’éveil d’une volonté responsable qui se doit de s’ouvrir au temps de l’Autre. Dans ce temps de la rencontre, la distance qui sépare le sujet des autres s’appelle chez Lévinas proximité, nudité, visage, sensibilité, blessure, souffrance, non-indifférence, parce qu’elle sous-entend une tension intérieure qui témoigne d’un exister pour l’Autre.

La mort de l’autre

Or cet autre n’est pas éternel, comme moi, il va mourir, et c’est à partir de la mort de l’autre que nous allons continuer notre réflexion sur le temps. Le temps et la mort sont des idées complexes puisqu'ils ne peuvent pas être des savoirs froids et objectifs, désincarnés, inhabités, ils entraînent des sentiments, une inquiétude, l’idée d’un mystère jamais élucidé.

Si l’on pense à l’autre qui va mourir, par exemple, le savoir que nous avons de sa mort est alors mêlé, c’est un savoir duel, celui d’un anéantissement craint et celui d’un surplus de sens espéré. «Devant la mort qui sera mystère et non pas nécessairement néant, ne se produit pas l’absorption d’un terme par l’autre. Nous montrerons enfin comment la dualité qui s’annonce dans la mort devient relation avec l’autre et le temps.»

Le temps et l’Autre p. 20

Nous allons commencer par ce que nous savons de la mort, ce que nous savons de ce phénomène, en gardant à l’esprit l’évidence première : nous n’en savons rien par expérience directe, nous n’avons de la mort qu’un savoir issu d’une expérience de seconde main.

 En effet, nous n’en saurions rien si nous n’observions pas les autres hommes, c’est un truisme, mais qui ne s’arrête pas à cela. La mort nous n’en saurions rien si nous ne voyions pas les autres hommes mourir, disparaître, et ces disparitions, nous donnent l’idée de l’anéantissement, du néant. Du «il n’y a plus rien», «il n’est plus là», «il a disparu», «il est parti», « il est passé » comme on dit encore en Vendée... Continuons sur notre savoir de la mort, pour arriver à des questions importantes, qui nous mettent d’emblée devant notre responsabilité éthique.

En effet, nous avons un autre savoir de la mort, plus grave encore, un savoir qui s’accroche au premier dans notre observation de la mort des autres hommes : c’est que c’est seulement par la mort que l’autre peut disparaître définitivement. Ceci, qui peut paraître un truisme, une évidence a des conséquences éthiques qui nous intéressent au plus haut point. Parce que si l’expérience de seconde main que j’ai de la mort par celle des autres, si cette expérience m’apprend sans erreur possible que c’est seulement par la mort que l’autre peut disparaître, cela ouvre une possibilité d’action, celle du meurtre. Dans les situations de haine, de guerre, il n’y a pas d’autre moyen d’en finir avec l’autre que le meurtre.

Je commence fort, je vous l’accorde, et je vous assure pourtant que je n’ai pas préparé un thriller, non je marche dans les pas de notre philosophe et je comprends avec lui que si la disparition d’un homme, la disparition définitive d’un homme c’est sa mort, et bien cela rend possible l’idée de provoquer cette mort, le crime de Caïn est possible pour tout un chacun. Je peux tuer l’autre homme. Quand l’autre m’encombre, je ne peux me débarrasser de cet encombrant qu’en le supprimant. Anéantissement. Alors l’anéantissement c’est un savoir sur la mort qui entraine son cortège de sentiments liés à nos actions possibles, mais rassurez-vous pas seulement des pensées assassines. Pour Lévinas le visage de l’autre est un commandement : tu ne tueras pas. Ce commandement, nous le comprenons bien n’a de sens que dans un espace où il est possible et pensable de tuer, évidemment.

Revenons à l’anéantissement

Phénoménalement, l’anéantissement se traduit par l’arrêt de mouvements expressifs. Ces mouvements étaient compris comme des réponses, même si elles n’étaient pas nécessairement des réponses adaptées ou attendues. Ces mouvements en cessant, montrent la fin du visage, «visage qui devient masque» dit Lévinas, et en devenant masque, ce visage ne devient pas comme pour le théâtre antique une personne, personail perd ce qui faisait de lui le visage de quelqu’un. Il y a là une négation, dans ce passage de l’être qui s’exprimait au masque qui ne s’exprime plus. Le quelqu’un mort ne répondra plus, ce n’est pas pour autant que je n’aurai pas encore, à répondre de lui et pour lui. En effet, si l’éthique est philosophie première, elle n’est pas commencement comme condition nécessaire et suffisante : l’éthique est philosophie première et ultime, de ce point de vue c’est une philosophie de l’existence entière. Alors j’ai encore à répondre de l’autre, parce que les morts nous regardent, ils ne nous regardent pas du haut du ciel, mais ils nous regardent tous, là où ils sont morts, là où ils ne sont plus, comme un «ça me regarde» constitutif de notre être. Il ne s’agit pas seulement de remords, de culpabilité, il s’agit aussi d’histoire, de mémoire, de filiation, d’identité, la mort de l’autre me regarde, j’ai affaire avec. Il y a une culpabilité de survivant qui concerne tous les humains vivants.

Continuons : dans la mort de l’autre, j’ai affaire à l’anéantissement bien sûr, puisqu’il n’est plus, mais pas seulement. La mort d’autrui porte un sens qui me dépasse, il y a un sens dans la mort d’autrui que je ne peux limiter au néant, qui est tout sauf le néant, c’est le surplus de sens, ce que Lévinas a appelé dans la phrase dont je suis partie : le mystère.

Ce surplus de sens, il dépasse l’ontologie. En effet pour l’ontologie ou bien l’être est ou il n’est pas. L’ontologie n’a pour position pour l’être, que l’être ou le néant. Il n’y a pas de troisième terme, être ou ne pas être, si on s’en tient à cela Hamlet a raison. Mais ici, avec Lévinas ce surplus de sens, ce n’est pas l’ontologie qui va me le donner, ce n’est pas non plus la métaphysique, je n’ai pas besoin de le situer dans une solution surnaturelle, comme celle de la vie éternelle par exemple, il n’est pas question d’immortalité de l’âme. Le surplus de sens qui m’accable dans la mort de l’autre, n’a pas de réponse appropriée, c’est une question sans donnée au départ. Le surplus de sens, c’est précisément ce que je ne peux pas mettre en lumière, le surplus de sens, c’est l’inconnu.

Quand l’autre meurt, je sais quelque chose de sa mort qu’il est tentant de réduire à son anéantissement, or je suis accablé par un surplus de sens, que je ne peux comprendre, comprendre dans le sens de prendre, d’assimiler, de tout cela je suis affecté.

2 Agir et être affecté

Dans La mort et le temps, Lévinas parle de la mort de l’autre comme un moment qui dépasse, qui va au-delà de l’instant dans le temps où l’autre n’est plus. La connaissance que nous avons de la mort d’autrui, quand autrui meurt, ne fait pas un moment final. La fin temporelle, comme anéantissement est un moment bien sûr, mais il est difficile de dire qu’il est un moment final, alors que la question dure, s’éternise si j’ose dire, échappe au flux de l’existence limitée. Les morts nous regardent toujours, c’est pourquoi nous disons que notre relation à la mort est une affection, cela veut dire que nous sommes touchés et pour longtemps.

Nous pouvons comprendre en partie cette affection, en considérant notre propre angoisse, nos sentiments, notre peine. Ces affects ne sont pas des savoirs de la mort d’autrui, ce sont des sentiments qui ne viennent pas d’une expérience première, mais ce sont des sentiments qui agissent en nous comme un rappel d’émotions antérieures. La mort d’autrui, le sujet a pu la craindre avant qu’elle n’arrive, sa sensibilité est émoussée, prête à s’émouvoir. Le sujet est embarqué par la mort de l’autre dans un mouvement, que nous allons appeler une émotion, qui est aussi une inquiétude.

C’est parce que les éléments de la réponse sont insaisissables que l’inquiétude est si manifeste. Mon inquiétude je vais tenter de la calmer en la nourrissant de réponses multiples, et il se peut que cela apaise l’inquiétude. Parce qu’en première et en dernière instance, cette inquiétude est celle de ma responsabilité, puisque même dans l’inconnu de la mort, j’ai à répondre de l’autre.

Ce quelqu’un c’est quelqu’un qui me fut confié. N’oublions pas que la subjectivité, est advenue dans le face à face avec autrui, il s’est produit comme une naissance du sujet dans la rencontre avec le visage d’autrui, naissance d’un sujet responsable :

Autrui qui s’exprime m’est confié (et il n’y a pas de dette à l’égard d’autrui – car le dû est impayable : on n’est jamais quitte). Autrui m’individue dans la responsabilité que j’ai de lui. La mort d’autrui qui meurt m’affecte dans mon identité même de moi responsable - identité non substantielle, non pas simple cohérence des divers actes d’identification, mais faite d’indicible responsabilité. C’est cela, mon affection par la mort d’autrui, ma relation avec sa mort. Elle est, dans ma relation, ma déférence à quelqu’un qui ne répond plus, déjà une culpabilité – une culpabilité de survivant.

La mort et le temps p. 15

De toutes ces incertitudes, une question émerge, puisque je n’ai de relation avec la mort que par celle d’autrui, que l’émotion n’est pas liée à une expérience, mais à quelque chose que je redoute, n’y a-t-il pas dans cette affection une passivité plus grande encore que le traumatisme ?

Avant de continuer sur cet aspect de l’affection plus grande encore que le traumatisme, arrêtons nous un peu sur la manifestation de nos affects.

 2 - 1 Un affect qui se fait entendre

Dans le caractère dramatique de la mort de l’autre, il y a le fait que le sujet qui reste est l’inconsolable. Quelle que soit la position idéologique qui est la notre existentiellement, qu’elle soit parfaitement matérialiste ou qu’elle le soit en partie, qu’elle soit totalement religieuse ou qu’elle le soit un peu, nous sommes affectés par une disparition, notre émotion résiste à toute explication, et surtout résiste à la consolation.

Lévinas prend l’exemple de Socrate et des siens, dans le dialogue de Platon Le Phédon. Socrate qui va mourir doit faire face à une crise, j’emploie le mot crise à dessein, comme on dit d’un enfant qu’il fait sa crise. Une crise de la part des autres, les femmes pleurent trop fort, il doit les faire sortir. Il a déjà fait sortir Xanthippe sa femme qui fait trop de bruit pour dire sa peine, il ne reste près de lui que les hommes qui se retiennent puis n’en peuvent plus et se cachent pour pleurer, il les gronde alors comme des enfants. Je vous lis le passage : "Jusque là nous avions eu presque assez de force pour retenir nos larmes ; mais en le voyant boire, et quand il eut bu nous n’en fûmes plus les maîtres. Moi-même, j’eus beau me contraindre : mes larmes m’échappèrent à flots ; alors je me voilai la tête et je pleurai sur moi-même ; car ce n’était pas son malheur mais le mien que je déplorais, en songeant de quel ami j’étais privé. Avant moi déjà, Criton n’avait pu contenir ses larmes et il s’était levé de sa place. Pour Apollodore, qui déjà auparavant n’avait pas un instant cessé de pleurer, il se mit alors à hurler et ses pleurs et ses plaintes fendirent le cœur à tous les assistants, excepté Socrate lui-même. Que faites-vous là, s’écria-t-il, étranges amis ? Si j’ai renvoyé les femmes, c’était surtout pour éviter ces lamentations déplacées ; car j’ai toujours entendu dire qu’il fallait mourir sur des paroles de bon augure. Soyez donc calmes et fermes. En entendant ces reproches nous rougîmes et nous retînmes de pleurer."

Platon Phédon, 117 a - 118a

Les cris et les pleurs comme dernier recours, c’est bien le signe que les mots sont impuissants, pour dire ce surplus de sens. Les cris et les pleurs comme démission de la parole, mais aussi comme appel désespéré, sans espoir et dans le vide, parce qu’on ne sait pas à qui ils sont adressés. Ces cris et ces pleurs sont un appel de la souffrance, un appel dans le vide, l’appel de ceux qui se sentent abandonnés.

Celui qui parle, dans ce dialogue, celui qui a la parole, Socrate, demande calme et fermeté, c’est beau, c’est grand, c’est viril, c’est la demande d’un personnage Socrate, dans tous les sens du terme.

2 - 2  Un affect qui est patience, c’est-à-dire passivité

Mais pour nous, qui ne sommes que des personnes ordinaires, qui ne pouvons nous comparer au «meilleur des hommes » ainsi que Platon nommait Socrate, nous avons affaire dans toute sa complexité, à cette affection. C’est cette affection que Lévinas appelle patience ou passivité, faisant une sorte de synonymie entre les deux termes de patience et de passivité.

Pour comprendre ce qu’il en est de cette passivité il faut revenir au Moi.

Le Moi ici représente le sujet, ce Moi, dit Lévinas «est quelqu’un qui échappe à son concept», cela veut dire qu’il ne peut pas être identifié à partir d’un soi-même, connu et reconnu comme une individualité unique et simple. Ce n’est pas par la connaissance qu’il a de lui-même, par l’expérience ou l’introspection que le Moi se forge une identité. D’identité, d’une certaine manière, il n’en a pas une qui lui vienne de soi. S’il en avait une, (identité qui lui vienne de soi) il aurait pour ainsi dire comme une sorte de maîtrise sur lui-même. Or il n’en est rien, le Moi selon Lévinas accède à sa singularité propre, à ce qui lui est propre et intransférable, seulement dans le face-à-face avec le visage, dans la relation à l’autre, sans intentionnalité, passivement et patiemment. C’est une responsabilité sans fin, une responsabilité qu’il ne peut céder à personne, Lévinas l’appelle une responsabilité incessible, dont il n’est jamais quitte, et c’est là que nous comprenons mieux la synonymie lévinassienne entre patience et passivité, passivité parce que le Moi n’a pas choisi d’être ce moi-pour-autrui, touché par l’autre, affecté, malgré soi. Il n’y a pas de dérobade possible pour le sujet, ce n’est pas un choix qu’il déciderait d’assumer ou non. Il n’y a rien de glorieux non plus, dans cette affection, pas d’assomption. Pour le dire autrement, ce n’est pas un risque que l’on prend en charge lucidement, ce n’est pas un acte de ma liberté assumant en toute connaissance de cause ses devoirs. Il y a là une passivité, pas un choix.

Je continue un peu sur cette passive patience, elle est «patience aussi et longueur de temps», dans le sens où le Moi n’en a jamais fini avec l’autre, ni avec sa responsabilité, il n’en a jamais fini parce qu’il n’est pas remplaçable. Le Moi est obligé par l’autre. Et cela en prenant tous les risques, même celui du non-sens. En effet, la patience ne serait pas pure passivité, ni une pure patience, si tout prenait sens. S’il y avait un savoir, un sens, une logique. Si la responsabilité pour autrui pouvait être objectivement assumée, comme une réponse à ce que je dois faire. Mais la patience que demande le moi pour autrui n’a pas le statut d’une compréhension de l’autre, ni d’une attitude objective, ou noble et pure, elle est passivité parce qu’elle est sans savoir.

Lévinas parle là encore d’intrigue. L’intrigue du sujet enchaîné à l’autre, à l’autre qui a faim, ou qui va mourir, à l’autre qui le regarde de l’inconnu où il se trouve.

Patience et longueur de temps, parce qu’il faut supporter pour soi et pour l’autre, cette ignorance, cette ignorance du jour et de l’heure par exemple, alors qu’il nous faut malgré tout entreprendre comme si nous disposions du temps comme de l’éternité. À ce propos Lévinas nous rappelle que nous dépensons sans compter et il parle même de chèques à découvert sur le temps. C’est un fait, et heureusement, nous existons en agissant, en prévoyant, comme si.... Notre comme si.... est structurel, ce n’est pas Lévinas qui emploie ce mot, mais il me sert à expliquer. Nous agissons comme si.... parce que nous ne pouvons pas faire autrement, et il n’y a pas à juger du point de vue de la morale ordinaire si c’est parce que nous avons peur et préférons nous divertir ou si c’est parce que nous n’avons pas le courage de mener une existence authentique, qui regarderait la mort en face, comme un brave petit soldat. De toutes façons les braves soldats ne savent pas ce qu’ils regardent. Les issues des guerres ne sont pas visibles elles non plus.

Si quelque chose peut être compris, dans notre relation à notre durée de temps, nous pouvons dire maintenant dans notre relation à l’autre, c’est qu’il y a un point, que je ne connais pas, un point qui marque, dans notre relation à l’infini, un point d’interrogation. Un point d’interrogation c’est la non-réponse par excellence, c’est le non-sens, c’est l’inconnu, d’où l’inquiétude.

2 - 3 Passivité et in-quiétude

Abordons alors un aspect corrélatif de la patience comme passivité, c’est l’in-quiétude. Le point d’interrogation provoque des affects qui se manifestent par l’inquiétude.

Entendons bien, ici encore, la séparation dans le mot in-quiétude, que l’on peut traduire par absence de tranquillité, de repos, permanente émotion.

L’inquiétude, prend différentes formes, elle est inquiétude pour soi, c’est celle qui fait dire à Baudelaire «Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille», et c’est celle qui peut prendre la forme bruyante des pleurs incontrôlés. C’est aussi l’attitude de celui qui s’inquiète pour vous. «Téléphonez dès que vous êtes arrivés !». Inquiétude avec laquelle pères et mères n’en ont jamais fini.

Et nous avons bien compris, cette inquiétude ne peut être apaisée. Pas de paix parce qu’il s’agit d’une vigilance pour l’autre, d’une vigilance qui empêche de dormir. Le vigile est en veille, quand il surveille et protège. La vigilance, comme attention à l’autre, attention soutenue dans la veille et non dans l’endormissement. Lévinas précise que cette vigilance, c’est un éveil de l’être, une modalité de l’être qui lui vient de ce que l’autre sans cesse le tient en éveil. Le Moi, éveillé par l’autre, tenu en veille par l’autre, réveillé par l’autre, le Moi sorti de son Même par l’autre.

Petite digression poétique, vigilance c’est aussi un mot du lexique des sciences héraldiques, la science des écussons, des blasons et des signes. Et bien saviez-vous que la vigilance, c’est un petit caillou que la grue tient dans sa patte droite repliée défendant ainsi son nid. L’éveil du Moi par l’autre, c’est une pierre dans le jardin du Moi, une pierre qui tient toute la place, puisqu’elle devient le jardin même du moi. Le Moi s’il se réduisait au moi-même, au Même serait comme ivre de lui-même, il faudrait le dégriser, et pour ce faire il lui faut voir la petite pierre de son jardin, la pierre de l’autre, celle qu’on appelle la vigilance de la grue défendant son nid.

Ici, proposition d’un humain plus humain que le conatus et qui serait la tenue-en-éveil, la vigilance (vigilance qui n’est pas vigilance à...) – éveil du pour-soi se suffisant dans son identité par l’altérité inabsorbable de l’autre, incessant dégrisement du Même enivré de soi. Cet éveil doit être pensé comme un éveil dans l’éveil : l’éveil comme tel devient un état – il faut donc un éveil de cet éveil. Il y a une itération de l'éveil. Eveil par la démesure ou l'infini de l'autre.

La mort et le temps p. 25

Et cela ne s’arrête jamais, la responsabilité pour autrui est une responsabilité sans fin. Nous voyons bien par nos expériences quotidiennes, nous voyons bien que nous n’en avons jamais fini avec les autres qui nous sont les plus proches, nos parents, nos enfants. Ils ne sont pour nous jamais casés et cela qu’ils soient vivants ou morts.

À d’autres moments sur le même thème Lévinas parle d’une responsabilité d’otage. Je repère à propos de ce mot d’otage, qu’il vient de l’ancien français hoste et signifiait la demeure, le logis dans lequel on gardait la personne qui était venue comme garantie de la bonne exécution d’une promesse. Responsabilité d’otage, autrement dit, garant pour l’autre, le Moi est dans la demeure de l’autre, il est là comme pour exécuter une promesse, dont il ne sait rien. Il y a de quoi ne pas dormir, il n’y a ni répit ni repos, l’autre me tient en éveil.

Alors Lévinas qui lui aussi nous tient en éveil, avec cette réflexion sur la patience, ajoute que cette vigilance pour l’autre n’est jamais réduite par le travail des institutions dans une société organisée, dans un État etc. Ce qu’il faut en comprendre, c’est que ma responsabilité envers l’autre, qu’elle soit familiale, professionnelle ou citoyenne, je ne peux m’en exempter par des tiers comme sont les institutions. Ma passivité d’otage est en dehors de mon activité de citoyen. Ceci qui serait à réfléchir en politique par exemple, quand on se demande si c’est à l’État d’agir, ou non, quand on répète que c’est à l’État de prendre ses responsabilités etc. Mais il n’est pas question de cela ici, il n’est pas question de l’action d’un tiers, d’un État et d’ailleurs prendre ses responsabilités ce n’est pas tout à fait la même chose qu’être responsable. Le sujet est celui qui est responsable de l’autre, sans tiers, le tiers est exclu ici.

D’où toujours cette inquiétude. Inquiétude que je ne peux circonscrire dans le temps, avec un avant et un après, comme si les échéances de mon existence avec les autres, se situaient dans une linéarité avec des commencements et des fins. Non, c’est une inquiétude toujours déjà là pour le sujet, toujours encore là dans l’avenir, que la mort de l’autre n’arrête pas.

Parce qu’il y a un surplus de sens, l’autre ne disparaît pas ainsi sans laisser de trace, il n’y a pas évaporation de l’autre quand il disparaît. Quand l’autre homme meurt, d’une part il y a un avant et un après dans notre ligne du temps, comme pour d’autres événements qui commencent ou finissent, mais il y a quelque chose en plus, ce sont des traces, l’autre parti sans laisser d’adresse laisse en nous des traces. Si nous nous en tenons dans notre inquiétude de la mort de l’autre, à l’idée de néant dont nous ne savons rien, nous risquons d’occulter l’essentiel, c’est-à-dire dans notre être même, ce qu’il y a d’inassimilable, d’incontenable, d’inconnu, ce qui laisse des traces et non des dates, ce quelque chose qui nous saisit de l’autre, par sa mort. Notre responsabilité pour un temps indéfini est encore et toujours engagée.

3 - Nous sommes affectés par une énigme

L’énigme de l’infini

Nous l’avons dit, il y a dans la mort de l’homme un surplus de sens, il n’y a pas un simple l’anéantissement. Quelqu’un qui meurt ce n’est pas une simple disparition. Un décès, c’est un départ, pas un évanouissement. L’étymologie de décès, c’est cela decessus le départ. Ce mot même désigne bien l’inconnu, départ sans que je puisse trouver le lieu de l’accueil, départ sans laisser d’adresse. Il est difficile nous dit Lévinas de supporter par la pensée cette question, dans la mesure où nous ne disposons d’aucune réponse, d’aucun renseignement quant à la destination. Ce n’est pas parce qu’il est impossible de se représenter l’infini, qu’il est impossible de se représenter l’Infini du temps que nous ne pouvons y penser. Je suis aux prises avec des questions sans données de départ, des questions qui exacerbent mon inquiétude. Si j’essaie ne serait-ce que cela de définir l’infini, je ne vais pas trouver d’objet adéquat, je ne vais pourvoir trouver que l’adjectif qui désignera la propriété de certaines idées de s’étendre au-delà de toute limite. Il en est ainsi avec le temps, la compréhension que l’on peut avoir du temps, de la durée du temps, c’est toujours cette durée qui s’avance avec l’être, dans son évolution, qui s’avance mais qui n’a pas exactement un point de départ, ni pas précisément un point d’arrivée. Il en est de même, lorsque nous disons avec Lévinas que le sujet advient par la responsabilité dans le face-à-face avec le visage de l’autre, c’est une responsabilité infinie, au-delà de toute limite. Il n’y a pas exactement un point de départ, il n’y a pas de fin, et pourtant il y a un événement pour l’existence de chacun, un événement existentiel.

Pour ne pas en finir avec l’Infini, cette idée de l’Infini qui est en nous alors que notre âme est trop petite pour la contenir nous a dit Descartes, il faut aussi dire que cette idée de l’Infini est pour Lévinas, l’image même de l’altérité. L’altérité de l’autre c’est ce que le Même, le Moi comme même ne peut pas contenir, ce qui le dépasse, dans le sens de le prendre pour l’assimiler, il ne peut pas le comprendre. Le rapprochement fait par Lévinas entre éthique et Infini vient de cette idée exaltante que ce qui déborde tous mes savoirs, l’Infini laisse sa trace dans le face-à-face, dans la rencontre avec le visage de l’autre, quand je mesure si j’ose dire l’infini de son altérité et mon infinie responsabilité. L’altérité de l’autre le place dans un lieu où je ne peux pas le situer, un espace pourrait-on dire sidéral, au plus près et au plus loin de moi.

Le face à face est une relation à l’autre qui libère le Moi de sa propre limitation, Lévinas utilise souvent l’image d’Ulysse revenant dans son île, l’image du retour. Le face à face empêche tout retour mais pousse vers l’inconnu de l’autre. C’est là et pas dans un autre temps ni autre lieu qu’il faut situer l’altérité de l’autre, la proximité de l’autre et la responsabilité pour l’autre s’accroissent infiniment, s’accroissent au fur et à mesure qu’elles se prennent.

On pourrait dire alors que nous entretenons avec le temps la même relation que celle que nous entretenons avec autrui. Je rencontre l’autre, de l’autre, ne serait-ce que parce qu’il faut du temps pour toute relation, qu’elle soit relation aux choses ou aux autres, et s’il faut du temps, cela empêche le sujet de coïncider dans ces relations avec lui-même. L’instantanéité est contradictoire avec le fait de la pensée. Le temps n’est pas la marque de ma finitude, la durée du temps est la relation que j’entretiens aussi avec l’Infini, et pour que cette relation avec l’infini se produise, il faut que la mort soit une question, une énigme, une trace ténue et brillante comme celle de l’insecte sur la feuille, une trace et non pas un anéantissement.

C’est la mort de l’autre qui le plus directement m’éveille dans la responsabilité sans fin qui est la mienne, je n’en ai jamais fini avec l’autre.

La mort de l’autre est mon affaire, c’est mon problème. De même que dans le sacrifice pour l’autre, sa vie j’en fais mon affaire et ma responsabilité, là la mort de l’autre c’est définitivement mon affaire. C’est ainsi que l’on peut dire de la responsabilité pour autrui, qu’elle est l’essence même du sujet. Pour le dire autrement Lévinas donne une proposition dont il dit qu’elle est peut-être plus acceptable : «Je suis responsable de l’autre en tant qu’il est mortel.» MT 47

Je suis en cela otage de l’autre, ma responsabilité est une responsabilité d’otage.

Ce mot choisi d’otage, a toute sa force comme il a toute sa force dans le registre criminel, que nous connaissons évidemment, et il faut le comprendre aussi ainsi. Le Moi est comme enlevé de lui-même, retiré de lui-même par l’autre. Il ne s’agit pas seulement d’une image abstraite, il y va de la réalité du sujet.

Conclure sur l’avenir

En commençant ici, concernant la question du temps et de la temporalité chez Lévinas, j’ai parlé d’un instant unique et fondateur celui d’une rupture dans l’histoire là où l’homme est arraché à son insouciance par l’état de guerre et j’ai utilisé pour cela un extrait de L’Humanisme de l’autre Homme, dans lequel Lévinas parlait de Léon Blum. Léon Blum qui de sa prison continuait à agir dans le présent pour l’avenir, et à partir de cet exemple Lévinas disait que la force de l’humanité au fond était cette force morale, conséquence d’une attitude éthique, celle qui nous fait persévérer pour enseigner les générations à venir après la rupture de l’histoire, pour enseigner les générations à venir à vivre avec les autres, et c’est là dit-il, je le cite : tout l’injustifié privilège d’avoir survé(Avant propos de Noms propres). Ce rappel pour maintenir présent la philosophie de Lévinas en ce qu’elle est totalement ancrée dans le temps des autres, dans la durée du temps de la responsabilité.

Emmanuel Lévinas termine ses travaux sur le temps, par l’avenir, l’avenir dans le sens de l’espérance. Qu’est-ce que l’espoir dans la durée du temps ? C’est une porte ouverte sur l’inconnu de l’avenir. L’analyse que nous avons présentée de la mort, revient à lui reconnaître la limite de nos pouvoirs, à un certain moment nous ne pouvons plus pouvoir, «le sujet perd sa maîtrise même de sujet». C’est un événement qui arrive au sujet, sur lequel, il ne peut plus rien, et sur lequel il ne sait rien.

Or dans ce temps où nous sommes les survivants de l’autre, nous vivons aussi le temps de la responsabilité et de la présence de l’avenir.

Les figures qu’il nous fait rencontrer alors, sont principalement celle du fils qui fait le père, ou encore celle de l’autre dans l’amour, dans la relation d’Éros dit Lévinas avec la figure du féminin. Ces figures parlent de l’essence même de la condition humaine, de la condition réelle et concrète de l’existence des hommes. Et ce sont aussi des catégories pour une pensée de l’éthique.

C’est dans la paternité que Lévinas voit pour le sujet une sortie de soi qu’il situe du point de vue de ses possibilités. Comme toute relation elle implique un mouvement de sortie de soi, une recherche vers ce qui n’est pas soi. Autrui comme fils, est autre que moi et en même temps c’est moi qui aie rendu possible cette relation, puisque je suis celui qui a fait le fils.

Autre manière de le dire, la paternité c’est être capable de sortir de la clôture de soi, vers quelque chose qui ne vous « est pas imparti » d’office et qui cependant est de vous. C’est un avenir au-delà de votre propre être, c’est la dimension concrète au fond, qui constitue le temps. C’est cela que Lévinas appelle une relation «au-delà» du possible.

Il est une autre figure de l’altérité qui ouvre le temps du sujet, qui lui donne un avenir, c’est la relation amoureuse.

Si je dis qu’une possibilité d’avenir s’ouvre à partir de la relation amoureuse, c’est parce que quelque chose de l’altérité de l’autre me fait envisager une poursuite, une suite. Plus si affinités. Si une possibilité d’avenir ne s’ouvrait pas on ne parlerait pas de relation amoureuse.

Rappelons que tout ce qui est autre je peux le caractériser, comme étant distinct de moi. Est autre ce qui n’a pas la même histoire, qui n’a pas les mêmes atouts, qui n’est pas moi. Toute altérité ordinaire n’est que l’opposition d’espèces du même genre. Vous avez le pauvre et le riche, le bien portant et le malade, le bavard et le silencieux etc. Tous du même genre, mais habillés d’attributs qui les distinguent. Or l’autre féminin n’est pas de l’ordre de l’altérité ordinaire, ce n’est pas une opposition, ce n’est pas un contraire : l’autre féminin pour un homme est une situation particulière de l’altérité, qui ne peut être affectée de son contraire.

L’autre, dans cette altérité fondamentale de l’éros, c’est ce qui donne à l’avenir pour tout homme un visage, un visage infiniment autre.

L’altérité si je veux conclure, c’est par là que je peux entrer dans une relation principiellement éthique quelques soient les figures par l’entremise desquelles cette relation est vécue. Que ce soit le féminin, ou le fils, il s’agit toujours d’un visage qui au-delà de son apparence de visage est un commandement, c’est-à-dire la figure de ma responsabilité.

Quelles que soient ces figures de l’altérité, elles sont placées dans l’espace et dans le temps du sujet et peuvent être résumée à une figure majeure, presque une catégorie de pensée, celle du visage. Le visage n’est pas la présence d’une possibilité d’amour, que ce soit d’amour Eros ou de filiation, le visage c’est le totem de la relation éthique, c’est le tu ne tueras pas qu’il ordonne.

Et rappelons pour terminer que le visage d’Autrui, le visage terme si central dans la philosophie de Lévinas, ce visage dont on sait qu’il n’est pas vu dans son sens empirique, car il serait alors soumis au devenir et à la corruption mais qu’il est pensé dans un sens d’idéalité, ce visage qui est la forme exposée que je peux donner à Autrui, ce visage est un commandement.

Je vous remercie 

Maria Salmon                                                                         12 janvier 2012

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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