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7 mars 2016 1 07 /03 /mars /2016 19:10

Introduction

Jean-Jacques Rousseau, personnage complexe et ambivalent, sur lequel tous nous savons déjà beaucoup de choses. Il fait partie de ces écrivains sur lesquels, que nous soyons spécialistes ou non, on sait beaucoup de choses Ce sont ces plusieurs choses que nous savons déjà que je vais évoquer maintenant en introduction. Pour ce faire, ces explications je me servirai toujours en priorité du texte des Confessions, c’est-à-dire de ce qu’a dit lui-même Rousseau et je compléterai ces Confessions par ce que nous savons maintenant compte tenu des différents biographes de fait plus objectifs qu'un autobiographe, plus objectif sur les faits que notre Jean-Jacques lui-même.

Ce que nous savons de J J R, c’est que le vilain a eu cinq gosses qu’il a abandonnés. Ce n’est pas bien. C’est très souvent la première chose dont on parle. C’est la première chose dont on parle, parce qu’il a aggravé son cas, le bougre, en écrivant l’Émile, ouvrage majeur de la philosophie de Rousseau, et cet Émile ce n’est rien de moins qu’une prétention à être un traité d’éducation, vous reconnaîtrez que c’est un peu gonflé. J’ai abandonné mes enfants à chaque naissance, soit, mais je sais comment élever idéalement un enfant. Culotté.

Nous savons aussi qu’il vivait avec une servante, là encore ce n'est pas bien, mais ce n'est pas si mal. À l'instar de son ami Diderot, voilà un homme, deux hommes qui sont d'une certaine manière des esprits libres, dans la mesure où les mœurs de l’époque et surtout les conventions sociales admettaient mal ces mésalliances, mais ces deux là passent outre, et l'un même, Diderot se fait tout de même déshériter par son père à cause de cette mésalliance. Rousseau n'avait rien à perdre de ce côté là, il n'attendait pas d'héritage. Disons que cette mésalliance ce n'est pas bien du point de vue social et de l'époque, mais c'est plutôt pas mal du point de vue d'une certaine éthique. Ce fait et d'autres sont toujours à porter à l'actif d'un Rousseau qui reste malgré tout, malgré toutes ses contradictions un esprit libre, il aime sans doute Thérèse, et en tout cas, il ne l’abandonnera pas malgré beaucoup d’ambivalences à son égard. En effet il en dit beaucoup de bien dans les Confessions, lui reconnaissant de grandes qualités de cœur mais lui regrettant son manque de culture et de curiosité. Il regrette aussi et peut-être encore plus qu'elle soit dotée de sa propre famille, les Levasseur ne sont pas très fréquentables. Dans sa correspondance, avec certaines dames bien comme il faut, il se plaint de Thérèse et n’est pas toujours loyal envers elle.

Ce que nous savons encore de J.J. c’est que ses écrits vont inspirer la Révolution française, alors que lui-même n'y participera pas le moins du monde, mais par ses écrits et particulièrement par Le Contrat Social, la postérité qui n'est pas la meilleure historienne du monde, le considérera comme un des penseurs de la révolution.

Ce que nous savons encore de J.J. Rousseau, c’est qu’il fut et avec talent, écrivain romancier, musicien et même théoricien de la musique, musicologue, herboriste, philosophe, pédagogue, penseur politique, historien surtout de lui-même, poète et ajoutons pour compléter ce panégyrique, l’une des principales figures du siècle des Lumières 18ème siècle.

Et ce que nous savons enfin et qui nous importe aussi c’est qu’il fut très estimé de Kant, estimé au point que le philosophe allemand se précipitait pour lire ses dernières publications dès qu’elles paraissaient. La postérité là encore friande de légendes et de jolies histoires laisse raconter qu'il était même prêt pour cela à changer ses habitudes. Il paraît que faire changer les habitudes de Kant, ce serait comme essayer de faire changer le sens de la rotation de la terre pour nous, impossible. Et bien deux fois dans sa vie, Kant a renoncé à sa promenade habituelle, la première fois en 1762, pour la sortie de l’Émile la seconde à l’annonce de la Révolution Française en 1789, rien que cela.

Et pour enrichir cette présentation à la hache, il faut évoquer aussi le doux dingue qui a parcouru à pied la France, une partie de l’Italie et la Suisse, promenades dont les Rêveries du promeneur solitaire seront le point d’orgue.

Et enfin on ne peut pas passer sous silence le paranoïaque que la terre entière veut anéantir, et dans la terre entière, quelques méchants absolus comme ceux avec lesquels pauvre Jacques entretient des relations qui finissent toujours mal, notamment avec Hume, Voltaire, Diderot et d’autres. Thérèse aura tenu bon jusqu'au bout, la bravette...

I RAPIDE BIOGRAPHIE

Je vous avais dit en introduction que ses Confessions m'avaient servi, ainsi que la biographie extrêmement riche de Raymond Trousson éditée chez Taillandier.

Ce qu'il nous fait savoir outre qu'il est né en 1712 à Genève et qu'il est mort en 1778 à Ermenonville dans l'Oise (près de Senlis).

Il est né dans une famille protestante et sa mère meurt quasiment en lui donnant naissance, ce qui fut comme il le dit lui-même "le premier de ses malheurs"

Le père Isaac Rousseau, est horloger et c’est un bonhomme assez particulier. Toute l’histoire de Jean-Jacques, est une mine d’événements singuliers, qui semblent de la petite histoire et qui ont construit tout son roman familial, donc pour la petite histoire, son père avait eu des problèmes avec la justice dans sa jeunesse, des histoires de bagarres, et de malversations, et il dût s’exiler à Constantinople d'où il ne reviendra que 6 années plus tard. C’est à ce retour que l’on doit l’existence de J.J. Rousseau.

Mais ce père s’avère en grande difficulté pour assumer l’éducation de ses fils, (avant le départ pour Constantinople, il avait déjà un fils François) il les laisse grandir dans la plus grande liberté, liberté qui présente deux aspects contradictoires, le premier c’est qu’il n’y a aucune règle stricte et d'ailleurs le fils aîné finira assez mal, il va très jeune en maison de correction puis disparaît sans laisser de traces. Voir le roman de Stéphane Audeguy «Fils unique».

L’autre aspect plus positif de cette éducation fantasque et sans règles strictes, c’est que le jeune J.J. a accès sans restrictions à la bibliothèque paternelle, riche aussi des livres qu’aimait et que lisait sa mère et il devient en complicité avec son père un grand lecteur des œuvres classiques. Il cite souvent Plutarque, fut très influencé par un roman très à la mode à l’époque L’Astrée de Honoré d’Urfé. Je ne connais pas ce roman, très long et qui fut dit-on le premier roman fleuve connu, édité dès 1607.

À partir de l’âge de dix ans, alors que son père a une fois de plus affaire avec la justice et doit quitter Genève, J.J. est placé chez son oncle et sa tante puis confié à un pasteur pendant deux années.

À quinze ans, il est mis en apprentissage chez un graveur qui le traita très brutalement ce qui eut pour effet néfaste, toujours selon J.J. de le rendre, lui l’enfant pur et innocent, chapardeur et dissimulé.

Un soir, dans l’année de sa seizième année, il est alors apprenti chez le graveur Ducommun, et jour de congé il sort avec un ami de Genève. Surpris par l’heure qu’ils n’ont pas vue passer, les deux adolescents se retrouvent à la porte de la ville, mais la porte est fermée, comme chaque soir, et nos deux larrons ne peuvent rentrer chez eux. Jean-Jacques décide alors de ne pas rentrer ni dans la ville, ni chez son maître, la crainte du châtiment et le désir de changement sont sans doute les deux raisons de cette fugue et va décider de son existence.

Le voici donc à seize ans, sans feu ni lieu, sans toit ni loi comme dans le film, et comme dans le film, il trouve une bonne âme qui s’intéresse à lui et surtout à son âme. Cette bonne Mme de Warens, c’est elle la bonne âme, s’occupe particulièrement de convertir des protestants au catholicisme. Elle reçoit même une pension du roi de Sardaigne pour secourir les nouveaux convertis. Elle va alors recueillir J.J. dans sa propriété d’Annecy et comme le prix à payer pour recevoir les bonnes grâces de la belle et bonne Mme de Warens, est de se convertir au catholicisme, qu’importe il reçoit le baptême quelques mois plus tard. Mme de Warens vaut bien une messe !

Il mène alors pendant quelques années, une vie de bohème protégé par sa dame, qui lui fait même les honneurs de son lit. Mais un jour il se trouve supplanté par un rival, et se sentant chassé, il quitte Mme de Warens et part à Paris.

Rousseau est un homme encore jeune en 1942 (30 ans) et comme le Frédéric de Flaubert dans l’Éducation Sentimentale, il est convaincu que son talent, ses dons vont un jour être reconnus. Mais il ne sait pas encore quels dons ni comment.

Tout ce qu’il va faire alors est guidé par l'obsession de se faire connaître et reconnaître et il commence par inventer un nouveau mode de transcriptions de la musique. Par ce travail novateur, il se rapproche, sur la musique des milieux éclairés et mondains parisiens. Il donne des cours de musique aux enfants de la bonne société, et c’est ainsi, par relations qu’il parvient à sortir enfin du rang et à obtenir une place de secrétaire d’Ambassade à Venise. Reconnaissez que cela n’a rien à voir, mais c’est ainsi, et c’est ce poste de secrétaire d’ambassade qui va lui mettre le pied à l’étrier d’une certaine façon.

Mais rien n’est parfait et comme il est fier et vite blessé il ne restera qu’une année à Venise. En effet il se brouille avec l’ambassadeur dont il dit que c’est un incompétent. De retour à Paris il dira qu’il n’a gardé de Venise que l’éblouissement de la musique italienne.

II Paris et Thérèse Levasseur

De retour à Paris, il écrit une comédie, l’Engagement téméraire et collabore à l’Encyclopédie, étant devenu entre temps, l’ami intime de Diderot.

Tout en courant les salons mondains, J.J. qui n’a pas le sou, ou si peu, habite à l’Hôtel des Cordeliers où il rencontre une jeune servante,

Thérèse Levasseur. À l’époque de la rencontre, cette jeune femme, malgré sa condition de servante, lui fait très bonne impression et il la défend contre les plaisanteries et galanteries abusives des autres pensionnaires de l’Hôtel. On doit lui faire des petites tapes sur le derrière et contrairement à ce que les messieurs indélicats s’imaginent, elle n’aime pas ça du tout. Une idylle commence entre Thérèse et son preux chevalier J..J, idylle qui se transformera en amour puis soutien indéfectible jusqu’à la mort de Jean-Jacques, jusqu’en 1778. Il dit d’elle, qu’elle fut douce et aimante mais ignorante et vulgaire dans sa conversation et ses choix. Mais cela Jean-Jacques semble s’en arranger tout de même. Par contre, ce dont il ne se remet pas, c’est de la famille de Thérèse. La pauvre Thérèse est affublée d’une famille de gens peu intéressants, très intéressés et très encombrants. Toute sa vie J.J. aura maille à partir avec la famille Levasseur, particulièrement avec sa belle-mère, et la pauvre Thérèse ne saura pas couper les ponts avec ces gens qu’elle soutient matériellement grâce à Jean-Jacques.

Alors, pour la suite de cette union qui durera 33 ans de 1744 à 1778 jusqu’à la mort de J.J., naîtront successivement cinq enfants, qui seront tous placés aux Enfants Trouvés. Cet événement, réitéré tout de même cinq fois, avouons que cela fait une belle fratrie abandonnée, ce n’est pas rien, semble avoir été une des grandes hontes et douleurs du Jean-Jacques Rousseau des Confessions. Les Confessions, je le rappelle ont été écrites à la fin de la vie de J.J., et sans doute qu’il tient à se montrer sous son jour le plus acceptable, d’autant plus qu’il a subi bien des reproches parfois cinglants, à propos de ces abandons. Voltaire entre autres, mais pas seulement lui, les mœurs de l’époque deviennent plus sensibles aux enfants, et ces abandons lui porteront un préjudice immense, qui perdure dans l’image que nous avons de J.J. encore aujourd’hui.

Je vous propose quelques paroles, prononcées par ses détracteurs ou par ses admirateurs pour avoir un peu une idée de ce que l'on disait déjà de lui :

Voltaire à Mr de Chabanon en 1766. Voltaire d’ailleurs se trompe sur le nombre d’enfants puisque J.J lui-même, avoue en avoir abandonné cinq et Voltaire parle de 3 :

«Voyez Jean-Jacques Rousseau, il traîne avec lui la belle demoiselle Levasseur, sa blanchisseuse, âgée de cinquante ans, à laquelle il a fait trois enfants, qu’il a pourtant abandonnés pour s’attacher à l’éducation du sieur Émile et pour en faire un bon menuisier.»1766

Cette critique sévère contre cet abandon va jusqu’au XIXème siècle, dans Les Misérables, V. Hugo, au Livre IV chapitre III, fait dire à Courfeyrac un étudiant à son ami de Marius.

«Faites attention, ceci est la rue Platrière, nommée aujourd’hui rue Jean-Jacques Rousseau, à cause d’un ménage singulier qui l’habitait il y a une soixantaine d’années. C’étaient Jean-Jacques et Thérèse. De temps en temps il naissait de petits êtres. Thérèse les enfantait, Jean-Jacques les plaçait aux Enfants trouvés».

Et Enjolras lui aussi étudiant, et responsable d’un mouvement révolutionnaire, proteste devant ce que dit Courfeyrac.

  • «Silence devant Jean-Jacques ! Cet homme je l’admire ! Il a renié ses enfants, soit, mais il a adopté le peuple».

Les Misérables, 3ème partie, Livre IV, chapitre 3.

Victor Hugo est plus sévère quelques chapitres plus loin en donnant la parole au père Thénardier, parâtre et bourreau d’enfants :

La Thénardier avait eu, ou fait semblant d’avoir, un scrupule. Elle avait dit à son mari :

  • Mais c’est abandonner ses enfants cela !

Et Thénardier, de répondre:

Jean-Jacques Rousseau a fait mieux.

Les misérables 4ème partie, Livre VI, chapitre 1

Voyons ce qu'il en dit lui-même, de ces abandons, comment se justifie-t-il? Il le fait de manière contradictoire à deux reprises dans Les Confessions

Il commence par évoquer l’abandon de ses deux premiers enfants ainsi :

«L’enfant... fut déposé par la sage-femme au bureau des enfants trouvés dans la forme ordinaire. L’année suivante, même inconvénient et même expédient... Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d’approbation de celle de la mère; elle obéit en gémissant

Après la naissance d’un troisième enfant, Rousseau explique, qu’il ne pouvait pas mieux faire que d’abandonner ses enfants, et pour cette explication il use d’une rhétorique très particulière, en effet, se justifie-t-il, si je ne l’avais pas fait, leur sort aurait pu être encore pire :

«Si je disais mes raisons, j’en dirais trop. Puisqu’elles ont pu me séduire elles en séduiraient bien d’autres : je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle qu’en livrant mes enfants à l’éducation publique faute de pouvoir les élever moi-même ; en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortune, je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai comme un membre de la République de Platon (....)»

Plus loin dans les Confessions, il se justifie, de manière rationnelle, en argumentant que ne pouvant pas se charger lui-même de l’éducation de ses enfants, il ne voulait pas confier cette éducation à Thérèse et surtout pas à la mère de celle-ci :

7 «Je frémis de les livrer à cette famille mal élevée pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l’éducation des enfants trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris, plus forte que toutes celles que j’énonçai dans ma lettre à Mme de Francueil, fut pourtant la seule que je n’osai lui dire.»

À la fin du livre XII, dans un paragraphe où il parle surtout de Thérèse, il parle de ses enfants. Il prétend avoir bien raisonné le problème, mais on ne saura pas quelles sont les «bonnes raisons» qui lui ont fait abandonner ses enfants, tout cela reste très allusif. Pour d’autres fautes moins graves on avait bien plus de détails.

8 594 «Le parti que j’avais pris à l’égard de mes enfants, quelque bien raisonné qu’il m’eût paru, ne m’avait pas toujours laissé le cœur tranquille. En méditant mon Traité de l’Éducation, je sentis que j’avais négligé des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser.»

Dans la phrase suivante, il n’est plus question de ses enfants mais seulement de lui-même et de ses remords :

9 594 «Le remords enfin devint si vif, qu’il m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commencement de l’Émile, et le trait même est si clair, qu’après un tel passage, il est surprenant qu’on ait eu le courage de me la reprocher.»

D’accord je me suis mal conduit, mais ayant avoué ma faute et manifesté mes remords, je suis quitte. Facile, Jean Jacques !

III L’ÉMILE

Quand il annonce la parution de son livre, Jean-Jacques Rousseau est un homme connu, il est enfin considéré à la hauteur de sa valeur, et il est aussi très recherché pour la modernité de sa pensée. C’est à cette période qu’il écrira trois de ses grandes œuvres : l’Émile, dont nous parlons maintenant, La Nouvelle Héloïse, et Le Contrat Social.

Rousseau s’est toujours préoccupé de problèmes liés à l’éducation. Parmi tous les petits boulots de survie, qu’il fut par nécessité appelé à exercer, il fut précepteur dès 1736, à différentes périodes de sa vie. Ces expériences ne furent d’ailleurs jamais gratifiantes pour lui, cela ne fonctionnait jamais comme il l’aurait souhaité, mais cela lui a sans doute permis de penser à ce qu’il faudrait faire pour bien éduquer un enfant, à défaut de pouvoir le rendre effectif vraiment par lui-même. Nous en sommes un peu tous là, ceux qui ont affaire à un public à éduquer ou à informer, nous savons ce qu’il faudrait faire dans l’idéal, nous savons théoriser dessus mais la réalité du terrain est parfois contrariante.

Donc il veut réfléchir à l'éducation, je le cite dans une lettre à Mme de Chenonceaux :

Je m'attachais «à publier une espèce de traité d’éducation plein de mes rêveries accoutumées.... Il s’agit d’un nouveau système d’éducation, dont j’offre le plan à l’examen de tous les sages et non pas d’une méthode pour les pères, et les mères, à laquelle je n’ai jamais songé.»

Alors les rêveries accoutumées de Rousseau, ce sont pour l’essentiel des rêveries morales et politiques. Rousseau veut de la vertu pour le citoyen, il veut aussi la liberté, la justice et l’équité. Il est platonicien de ce point de vue, d’autant plus qu’il considère, comme l’a fait Platon, qu’il n’est pas possible de faire fonctionner un État qui serait composé de citoyens libres, vertueux et ayant le sens de la justice, si justement, ces citoyens n’ont pas été éduqués correctement.

Alors, il y va, et il écrit L’Émile. Le livre eut des admirateurs, particulièrement parmi les femmes de la société éclairée. Des groupes de mères se constituent, créent des clubs de réflexion pour élever les enfants «à la Jean-Jacques». On entre dans une nouvelle époque où il n’est plus de bon ton d’ignorer les enfants, les mauvaises mères sont montrées du doigt et les mauvais pères, bien que cela n'existe pas, s'il en existait seraient aussi montrés du doigt.

Si le livre eut des admirateurs, il eut aussi des adversaires, particulièrement les ennemis de J.J. Rousseau, qui eurent beau jeu de lui reprocher l’abandon de ses enfants, nous l’avons déjà dit, et de se moquer de son intérêt livresque pour l’éducation des enfants. Voltaire, je l’ai déjà signalé, fut sans doute le plus féroce.

Mais faisant fi de ces oppositions, Rousseau peut à juste titre être relativement satisfait car il exerce avec ses théories novatrices, une certaine influence en matière d’éducation, dès la parution de L’Émile, aussi bien en France qu’au-delà, et les théories prônées par notre J.J . vont être petit à petit mises en application en Suisse, en Grande Bretagne et même en Amérique.

Émile est le prénom d’un enfant imaginaire, dont Rousseau se propose de faire un élève modèle. Un idéal d’éducation réussie. Cet enfant sera confié à un précepteur dès le berceau et ne quittera son maître que pour se marier.

Une éducation naturelle

Le maître mot de Rousseau de cette éducation telle qu’il l’a formulée dans l’Émile, c’est qu’elle doit être naturelle, c’est le concept clé, elle doit être naturelle en cela qu’elle respecte les phases de développement de l’enfant, et elle doit être naturelle en cela qu’elle le prémunira contre les déformations artificielles de la société. Il faut laisser faire la nature propre de l’enfant et il faut rectifier cette nature quand pour des raisons multiples elle est corrompue. Voilà on pourrait dire la thèse nouvelle qu’il amène en matière d’éducation : laisser faire la nature qui est bonne et ne corriger que les mauvais penchants nés de la confrontation avec la société. Voici la manière dont il l'exprime, ce sont les premiers mots de l'ouvrage :

«Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses... et tout dégénère entre les mains de l’homme».

C’est une attaque contre la société bien sûr et une attaque qui doit nous poser un premier problème si l'on est attentif à toute l'œuvre de J.J., un problème qui fait apparaître un paradoxe, pour ne pas dire une contradiction. En effet, si les hommes sont naturellement bons, comment la société faite d’hommes naturellement bons peut-elle être corrompue ? Ou alors, faut-il reconnaître que chaque individu porte en lui une part de mal que la vie en société développe. Mais si chaque individu porte en lui une part de mal, tout est-il si bien sortant des mains de l’auteur des choses ?

C’est un problème, d’autant plus que pour que l’enfant garde sa bonté première et sa droiture originelle, Rousseau ne trouve pas d’autre solutions que d’isoler ce petit bonhomme, de le soustraire à l’influence corruptrice de la société. Or il n’est pas possible qu’un enfant se développe, grandisse et même survive en dehors d’une première société, celle de ceux qui vont prendre soin de lui, qu’ils soient ses parents ou d’autres. Et puis les trois acolytes de cet enfant, le gouverneur, le précepteur, la mère n’arrivent pas du jardin d’Éden, ils sont eux-mêmes déjà corrompus par la société, et vont influer sur son développement.

Alors Rousseau qui n'est pas sot, envisage en partie ce dernier problème et pense le régler en entourant le nouveau né d’une équipe triée sur le volet, un casting anti corruption. Il faut à cet enfant, une mère qui le nourrira, que ce soit la mère biologique ce serait l’idéal, ou une autre en cas de défection de la première ; il aura un précepteur et un gouverneur qui se chargeront de l’ensemble de l’éducation et ces trois personnes seront parfaites, droites, honnêtes, idéales elles aussi.

Pour Rousseau le rôle de la mère est fondamental pour le bon développement de l’enfant. Elle doit être parfaite, même si elle ne peut nourrir le petit, elle reste la mère et se charge de l’aimer. Le père lui est le précepteur idéal, car il aime son enfant naturellement. Le père choisit le gouverneur qui doit être jeune et devenir un ami et un modèle, il doit en outre se consacrer exclusivement à cet élève là et non à plusieurs.

Dès ce premier livre, on est étonné de la précision des conseils sur les soins qu’exige un nouveau né puis un bébé. Pour quelqu’un qui a abandonné les siens, c’est fort, car il donne des conseils extrêmement pertinents sur l’allaitement, l’emmaillotage, l’hygiène, sur les pleurs, les cris, comment doivent être nourries les mères si elles allaitent ou les nourrices qui les remplacent. Des conseils aussi sur le fait qu’il faut parler à l’enfant dès la naissance et ne pas lui parler bébé afin de ne pas le bêtifier si tôt. On dirait un traité de Laurence Pernoud si vous vous souvenez.

Je ne perds pas de vue que cet enfant je cite J.J. R. est un «enfant de la nature, élevé d’après les règles de la nature, pour la satisfaction des besoins de la nature.»

Et pour respecter cet enfant de la nature, il faut supprimer tous les besoins superflus, fantaisistes et dégradants, ne satisfaire que les besoins réels ceux qui permettent la survie et qui seraient à la rigueur dictés par l’instinct. Pour cela, Rousseau prescrit une méthode favorable au développement des dispositions naturelles de l’enfant et respectant leur évolution. Les enfants disposent de forces insuffisantes pour satisfaire leurs besoins. Il faut néanmoins les laisser user de leurs forces insuffisantes et ne leur venir en aide que pour pallier à leur faiblesse en cas de danger. Ainsi l’enfant prend l’habitude de «borner ses désirs à ses forces».

L’idéal éducatif, sera de ne faire ni trop de précautions, ne pas le protéger de tout, ni de punitions excessives, mais des jeux bien choisis, propres à contribuer au développement de son être physique. C’est le développement de l’enfant globalement, physiquement et moralement qu’il faut avoir en vue. En respectant sa liberté et sans lui parler d’obéissance, sans prétendre corriger en lui de mauvais penchants, on l'habituera à se sentir dans la dépendance des choses, plutôt que dans celle des hommes. C'est le conseil sur lequel insiste Rousseau, le maître doit apprendre à l’enfant à reconnaître ses faiblesses, à admettre les obstacles et à repérer dans quelle mesure il peut agir. Par exemple, si ce qu’il convoite est trop haut, par rapport à sa taille, et bien soit, il trouve tout seul, un moyen de grimper sur quelque chose qui le surélève, soit il renonce à ce qu’il convoitait, mais on ne lui donnera pas. Le maître n’agit pas à la place de l’enfant. On ne lui donnera pas de leçons mais on lui fera découvrir les difficultés, les possibilités par l’expérience. (La méthode Montessori n'aurait pas trouvé grâce aux yeux de Rousseau...)

Comme, nous n’avons aucune emprise sur l’influence exercée par la nature, il faut tâcher de respecter son cours en adaptant l’éducation à l’évolution naturelle de l’élève. L’éducation naturelle vise à préparer l’enfant à l’état d’homme, et non de s’empresser à lui apprendre un métier. (On devrait réfléchir à cela aujourd’hui, où l’éducation semble n’avoir de sens que par les «débouchés» qu’elle rend possible. N’y a-t-il pas un contresens à boucher l’horizon d’un élève en lui voulant des débouchés qui rendent finalement bien étroite la porte de sortie, alors que s’il entreprend des études bien générales, bien ouvertes .... Et puis ces histoires de boucher, débouchés, ça fait un peu plomberie.... bon, c’est mon dada : I’m sorry)

Je vais prendre un exemple de la méthode, on pourrait dire de la pédagogie de Rousseau, un exemple qui me paraît significatif et qui se situe dans le Livre 3, lorsque l'enfant a entre 12 et 15 ans

:

Émile a 12 ans et il est maintenant temps pour lui d'apprendre réellement. Pourtant Rousseau propose d’y aller par étapes progressives. Il était petit enfant sous la loi de la nécessité, on devait répondre à ses besoins et voilà qu’il accède maintenant à la loi de l’utilité et d’elle seule.

«il ne s'agit pas de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile». Répondre à l’usage des choses, à quoi ça sert ? Le rôle du Maître sera d'exciter sa curiosité et de le rendre attentif aux phénomènes de la nature. Au premier rang des études utiles, Rousseau place les sciences naturelles et spécialement l'astronomie. En contemplant un beau ciel étoilé, un lever et un coucher de soleil, Émile prendra une leçon d'astronomie ; en regardant un joueur de gobelets, qui attire un canard de cire avec un fer aimanté, il pourra s’intéresser à la physique expérimentale ; pour apprendre la géographie, il parcourra le monde. Si des instruments lui sont nécessaires, il les fera lui-même, Point d'histoire et point de langues ; jamais de livres, tout au plus Robinson Crusoé. Afin de pouvoir vivre indépendant, Émile devra apprendre un métier. Rousseau voudrait pour lui celui de menuisier.

Lecture dans l’Émile, je propose cette longue lecture pour que nous ayons tout de même un aperçu du style de Rousseau, de l’époque, et du ton de ce livre, un ton de roman, ce qui fait aussi tout le charme du livre.

«Depuis longtemps nous nous étions aperçus, mon Élève et moi, que l’ambre, le verre, la cire divers corps frottés attiraient les pailles, et que d’autres ne les attiraient pas. Par hasard nous en trouvons un qui a une vertu plus singulière encore ; c’est d’attirer à quelque distance, et sans être frotté, la limaille et d’autres brins de fer. Combien de fois cette qualité nous amuse, sans que nous puissions y rien voir de plus ! Enfin nous trouvons qu’elle se communique au fer même, aimanté dans un certain sens. Un jour nous allons à la foire ; un joueur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant sur un bassin d’eau. Fort surpris nous ne disons pourtant pas : c’est un sorcier ; car nous ne savons ce que c’est qu’un sorcier. Sans cesse frappés d’effets dont nous ignorons les causes, nous ne nous pressons de juger de rien et nous restons en repos dans notre ignorance jusqu’à ce que nous trouvions l’occasion d’en sortir.

De retour au logis, à force de parler du canard de la foire, nous allons nous mettre en tête de l’imiter : nous prenons une bonne aiguille bien aimantée, nous l’entourons de cire blanche, que nous façonnons de notre mieux en forme de canard, de sorte que l’aiguille traverse le corps et que la tête fasse le bec. Nous posons sur l’eau le canard, nous approchons du bec, un anneau de clef et nous voyons, avec une joie facile à comprendre, que notre canard suit la clef précisément comme celui de la foire suivait le morceau de pain. (....)

Dès le même soir, nous retournons à la foire avec du pain préparé dans nos poches ; et sitôt que le joueur de gobelets à fait son tour, mon petit docteur qui se contenait à peine, lui dit que ce tour n’est pas difficile et que lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot : à l’instant il tire de sa poche le pain où est caché le morceau de fer ; en approchant de la table, le cœur lui bat, il présente le pain presque en tremblant ; le canard vient et le suit ; l’enfant s’écrie et tressaillit d’aise. Aux battements de main, aux acclamations de l’assemblée la tête lui tourne, il est hors de lui. Le bateleur interdit vient pourtant l’embrasser, le féliciter et le prie de l’honorer encore le lendemain de sa présence, ajoutant qu’il aura soin d’assembler encore plus de monde pour applaudir son habileté. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller, mais sur le champ je lui ferme la bouche et l’emmène comblé d’éloges.

L’enfant, jusqu’au lendemain, compte les minutes avec une risible inquiétude. Il invite tout ce qu’il rencontre ; il voudrait que tout le genre humain fût témoin de sa gloire ; il attend l’heure avec peine, il la devance ; on vole au rendez-vous ; la salle est déjà pleine. En entrant, son jeune cœur s’épanouit. D’autres jeux doivent précéder ; le joueur de gobelets se surpasse et fait des choses surprenantes. L’enfant ne voit rien de tout cela ; il s’agite, il sue, il respire à peine ; il passe son temps à manier dans sa poche son morceau de pain d’une main tremblante d’impatience. Enfin son tour vient ; le maître l’annonce au public avec pompe. Il s’approche un peu honteux, il tire son pain.... Nouvelle vicissitude des choses humaines ! Le canard, si privé la veille, est devenu sauvage aujourd’hui ; au lieu de présenter le bec, il tourne la queue et s’enfuit ; il évite le pain et la main qui le présente avec autant de soin qu’il les suivait auparavant. Après mille essais, inutiles et toujours hués, l’enfant se plaint, dit qu’on l’a trompé, que c’est un autre canard qu’on a substitué au premier, et défit le joueur de gobelets de reprendre le premier canard.

Le joueur de gobelets, sans répondre, prend un morceau de pain, le présente au canard ; à l’instant le canard suit le pain, et vient à la main qui le retire. L’enfant prend le même morceau de pain, mais loin de réussir mieux qu’auparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire des pirouettes tout autour du bassin : il s’éloigne enfin tout confus, et n’ose plus s’exposer aux huées.

Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain que l’enfant avait apporté, et s’en sert avec autant de succès que du sien : il en tire le fer devant tout le monde, autre risée à nos dépens ; puis de ce pain ainsi vidé, il attire le canard comme auparavant. Il fait la même chose avec un autre morceau coupé devant tout le monde par une main tierce, il en fait autant avec son gant, avec le bout de son doigt ; enfin, il s’éloigne au milieu de sa chambre, et du ton d’emphase propre à ces gens là, déclarant que son canard n’obéira pas moins à sa voix qu’à son geste, il lui parle, et le canard obéit ; il lui dit d’aller à droite et il va à droite, de revenir et il revient, de tourner et il tourne ; le mouvement est aussi prompt que l’ordre. Les applaudissements redoublés sont autant d’affronts pour nous. Nous nous évadons sans être aperçus et nous nous renfermons dans notre chambre, sans aller raconter nos succès à tout le monde comme nous l’avions projeté.

Le lendemain matin l’on frappe à notre porte ; j’ouvre c’est l’homme aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Que nous avait-il fait pour nous engager à vouloir décréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain ? (...) ma foi, messieurs, si j’avais quelque autre talent pour vivre, je ne me glorifierais guère de celui-ci. (...) Au reste messieurs, je viens de bon cœur vous apprendre ce secret qui vous a tant embarrassés, vous priant de n’en pas abuser pour me nuire, et d’être plus retenus une autre fois.

Alors il nous montre sa machine et nous voyons avec la dernière surprise qu’elle ne consiste qu’en un aimant fort et bien armé, qu’un enfant caché sous la table faisait mouvoir sans qu’on s’en aperçut.

L’homme replie sa machine ; et après lui avoir fait nos remerciements et nos excuses, nous voulons lui faire un présent ; il le refuse: «Non, messieurs, je n’ai pas assez à me louer de vous, pour accepter vos dons ; je vous laisse obligés à moi malgré vous ; c’est ma seule vengeance. Apprenez qu’il y a de la générosité dans tous les états ; je fais payer mes tours et non mes leçons.» (...)

Il part et nous laisse tous deux très confus, je me blâme de ma molle facilité....

Ayant appris que l’aimant agit à travers les autres corps, nous n’avons rien de plus pressé que de faire une machine semblable à celle que nous avons vue ; une table évidée, un bassin très plat ajusté sur cette table et rempli de quelques lignes d’eau, un canard fait avec un peu plus de soin, etc. Souvent attentifs autour du bassin, nous remarquons enfin que le canard au repos affecte toujours à peu près la même direction. Nous suivons cette expérience, nous examinons cette direction : nous trouvons qu’elle est du midi au nord. Il n’en faut pas davantage : notre boussole est trouvée, ou autant vaut ; nous voilà dans la physique».

Dans le dernier livre, l'Émile tourne véritablement au roman. Émile rencontre et épouse Sophie, que Rousseau présente comme le type de la femme parfaite, telle qu'il la comprend. C’est en somme un court traité de l'éducation des filles, moins solide, moins sérieux, moins philosophiquement déduit que les autres parties de l'ouvrage. Ce ne sont que des filles, on ne va pas perdre de temps. On sent que Rousseau attache moins d'importance à cette matière, n'en a pas fait aussi longtemps et aussi rigoureusement l'objet de ses méditations et de ses études. De ce point de vue il reste plus assujetti à la tradition et aux usages de son temps qu'on aurait aimé.

Mais justement, il importe à propos de l’Émile de faire quelques remarques :

Rousseau n'écrivait pas pour le peuple. Il ne se pose pas en futur ministre de l’éducation, et ne cherche pas à faire œuvre politique, il poursuit ses rêveries et les poursuit dans son époque, une époque où la question de l’enseignement des enfants est encore peu débattue, même si il va de fait lancer une mode, cela reste encore assez marginal de s’intéresser aux enfants et à leur éducation. Bien sûr les fils de la noblesse ou de la bourgeoisie. Ceux qui n'étaient pas talonnés par le besoin, qui n'étaient pas pressés de gagner leur vie, leurs familles envisageaient pour eux de longues années d'études mais celles-ci se déroulaient selon de vieilles méthodes jamais remises en cause. L’essentiel étant de faire d’eux des jeunes gens de bonnes manières, agréables, bavards, diseurs de rien, propres à soutenir élégamment leur rang dans le monde. Tout était sacrifié à la forme, à l’apparaître, à la bienséance.

Déjà avant J.J. Rousseau, Rabelais et Montaigne avaient protesté en leur temps, contre les aberrations de l’éducation données aux jeunes gens. Mais ils avaient prêché dans le désert. Rousseau a repris le flambeau, il veut absolument montrer comment on doit élever celui dont on dira, c’est un homme. Pour cela, il lui faut faire table rase du passé, Il lui faut se mettre en dehors des usages et des traditions, il lui faut innover à tout prix et c’est ce qu’il réussit à faire avec son Émile.

Et c’est sous la forme d'une histoire particulière, celle du jeune Émile, que Rousseau nous apporte, et apporte à son siècle des idées générales, sur ce que devrait être une éducation réussie, naturelle et respectueuse de la liberté de l’enfant. Il faut reconnaître que la pédagogie dans ses avancées doit quelque chose à Jean-Jacques Rousseau.

IV La nature et l'état de nature

Après avoir survolé le traité d'éducation de J J Rousseau, L'Émile, par lequel nous savons maintenant qu'il faut laisser dans un premier temps faire la nature, nous allons interroger ce concept de nature, dont il use et abuse, tout au long de son œuvre, et qui est un concept bien utile pour comprendre quelque chose à l’anthropologie très à la mode dès le XVIIème siècle. Pour le bien comprendre nous parlerons en premier lieu de la nature, ce qu’elle est puis de cet état hypothétique de l’homme à l’état de nature.

On pourrait dire que pour J.J.R. et pas seulement lui, la nature c’est le principe qui fait les choses originairement. C’est l’état originel qui est bon en soi, qui tient sa perfection de lui-même, il y a une droiture de l’état naturel, il faut laisser faire la nature, qui est droite répète-t-il souvent, c’est tout ce qui se met en travers ou en remplacement de la nature qui détruit celle-ci. Le concept de nature selon J.J. R. rejoint en fait le concept de nature de la philosophie en général, c’est bien ce qu’une chose est indépendamment des transformations qui lui viendraient de l’extérieur, l’arbre relève de la nature, c’est un être naturel, même s’il a été planté par les hommes, il se développe suivant son principe interne de développement, sans avoir besoin d’aide extérieure. Un être naturel comporte en lui-même non seulement son propre principe de développement, mais aussi de mouvement ou de repos.

La nature c’est donc ce qui est originellement, et qui accomplit ce qui doit être accompli, pour cela il faut l’écouter, la respecter et ne pas l’entraver.

Parce que c'est cela aussi le postulat de Rousseau, c’est que la nature vise toujours le bien des êtres qui s’y conforment, soit parce qu’ils la suivent d’instinct, soit parce qu’ils ont réussi à accomplir leur destination morale pour devenir, comme Émile, des hommes selon la bonne nature. Tout le problème est donc de se conformer à la bonté première de la nature humaine, alors que l’individu étant pris dans des rapports artificiels d’échanges avec autrui, de besoins et de désirs, il est dévié de sa nature bonne et se trouve entraîné sur le chemin du vice :

«Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain. Il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré.»

(Émile, livre II, tome IV p.322).

Autrement dit, si il y a des vices dans un cœur humain, comme il ne pouvait l’être vicié dès son origine on peut trouver d’où il vient, il vient de l’extérieur, les autres hommes vivant en société.

Voyons maintenant ce qu'entend Rousseau, par état de nature.

Il faut bien rappeler et ne pas oublier que l’idée d’un état de nature est pour J.J. Rousseau lui-même une idée hypothétique, ce n’est pas une idée qui trouverait son fondement dans l’histoire. C’est extrêmement important, parce que parmi les contresens que l'on fait à propos de Rousseau il y a celle-ci, que son état de nature est posé comme un mythe des origines auquel il adhérerait. Non, il faut garder à l’esprit que cette idée de l’état de nature est une hypothèse pour Rousseau lui-même, hypothèse sur laquelle il s'appuie pour penser et réfléchir à l'évolution des hommes. L'expression la plus juste pour définir cette notion, cette hypothèse d'état de nature, c'est de dire que c'est une hypothèse méthodologique. Et de fait pour comprendre les changements qui se produisent dans l'état des hommes, il faut partir d'une hypothèse, sans avoir besoin de prétendre qu'elle est garantie véridique. La véracité ici n'est pas utile.

Donc il n’envisage jamais l’état de nature de manière historique, il ne dit pas au début les hommes vivaient ainsi et j’en ai la preuve, mais il imagine que les hommes vivaient sans tous les apports de la société quelle que soit la société, il imagine ces hommes sans société, et bien ils étaient pareils à d’innocents animaux, ne vivant que pour eux-mêmes, individuellement sans se chercher de crasses.

«Concluons qu’errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul besoin de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître un individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité.

...Il n’y avait ni éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement; partant toujours du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges ; l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours un enfant.»

J J Rousseau Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes

Cette description est assez saisissante et je le rappelle J.J. Rousseau à déjà pris la peine de le préciser, c'est une hypothèse pour permettre l’analyse de l’origine des sociétés et que cette hypothèse étant contredite par ce que nous savons des hommes, est une fiction utile. Une fiction utile pour éclairer l’état présent dans lequel nous vivons qui est exactement l’inverse de celui-là, de l’état de nature.

J’avance un peu sur l’hypothèse de l’état de nature, c’était une idée qui tenait à cœur à un grand nombre de philosophes, c’était même devenu un lieu commun, l’homme vivait à l’état de nature et pour certains, comme Hobbes par exemple, dans cet état c’était la «guerre de tous contre tous» expression héritée de Plaute, auteur comique latin du 3ème siècle avant J.C., l’homme est un loup pour l’homme fut l’expression consacrée de cette guerre permanente et quasi universelle, et devant les conséquences dévastateurs d’une telle situation, les hommes en sont arrivés à s’engager mutuellement selon un contrat qui les oblige tous. Donc l’état de nature était un état premier sur lequel beaucoup s’accordaient, avec même depuis le jardin d'Éden, une relative croyance en sa réalité, et sans doute que Darwin avançant la théorie de l'évolution généralisée du vivant a mis un pavé dans la mare de cette fiction d'un âge premier déjà créé. Ce qui est nouveau dans le concept d’état de nature tels que nous le propose Rousseau, et Hobbes et Plaute avant lui, c’est qu’il ne s’agit pas d’un état idyllique. Ce n'est pas le paradis de la Genèse.

À aucun moment Rousseau ne nous dépeint l’état de nature sous des couleurs idéales. Même s’il ne pense pas comme Hobbes puis Freud, puis tant d’autres ensuite que les hommes à l’état de nature se font la guerre en permanence et vivent dans des situations de violence et de conflits que seule la civilisation peut réguler, Rousseau est bien convaincu que l’homme ne peut survivre dans cet état d’innocence, parce qu’il est de nature perfectible, il ne peut pas s’en tenir à l’état dans lequel il se trouve, et bien petit à petit, entrant en société, il va être arraché à cet état d’innocence et de solitude, et c’est plutôt un progrès pour Rousseau. Tant que l’homme est à l’état de nature il n’a pas de relations avec ses semblables et peu de besoins, pas de désirs, tout ce dont il a besoin, son instinct peut l’obtenir, et s’il est guidé par quelque chose, c’est seulement l’amour de soi visant à sa conservation. Tant qu’il reste dans cet état de nature qui est un état d’équilibre qui ne peut changer, pas de besoins autres que ceux qui peuvent être satisfaits, donc pas de progrès, pas de recherche d’autre chose, tant qu’il s’en contente, tout va bien. Mais le problème, c'est qu'il ne peut pas s’en contenter. Il va voir ses semblables, les aimer, les désirer, se trouver en rivalité et développer toutes ses facultés pour obtenir ce qu’il désire. Notre homme à l'état de nature est perfectible, L’homme est perfectible, et c’est pour cela que nous ne pouvons pas vraiment connaître l’homme à l’état originaire, parce qu’il se met en société par intérêt pour survivre.

Nous ne pouvons pas connaître véritablement l'homme à l’état originaire, mais l’homme tel que nous le voyons, il nous faut supposer que c'est l'entrée en société, la marche vers la civilisation qui l’a corrompu.

Autrement dit ça se dégrade:

«Comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif. Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps et par le choc continuel des passions, a pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être méconnaissable ; et l’on n’y retrouve plus, au lieu d’un être agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l’avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire.....

Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent.»

J J Rousseau Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes

Parmi les remarques que nous devons faire sur ce texte, c’est pour la première la reconnaissance d’un changement de la nature humaine au cours du temps. Nous le savons, tous les penseurs anthropologues et autres le confirment depuis Aristote et sans doute avant, seule l’espèce humaine se transforme, seule elle change de mode d’existence.

Donc «la succession des temps» a produit sur l’homme des changements dont on n’a même plus idée, que l’on peut qu’avec peine s’imaginer.

Deuxième remarque, l’exemple de la statue de Glaucus, C’est un exemple cher à Platon, qui l’utilise plusieurs fois et entre autres dans République livre X. Cette statue du dieu marin Glaucus est tellement recouverte et altérée par les coquillages, le sel et les algues qu’elle ne ressemble plus à ce qu’elle était, et ce qu'elle était personne ne le sait, tant elle est recouverte. Pour Platon, cela symbolisait l’altération que produit sur l’âme son association avec le corps.

Alors là pour Rousseau, quels sont les effets du temps, qui dépose ses sédiments, sel, algues, coquillages sur l’homme ? et bien le temps a enlevé à l’homme ses principes immuables, qui lui permettaient de survivre sans changements, l’instinct, l’indifférence, l’innocence «sa majestueuse simplicité» et le voilà rendu difforme par les passions, le voilà trompé par les passions qui troublent et perturbent sa raison et le voilà délirant, n’ayant plus de facultés intellectuelles efficaces et simples, mais un entendement en délire. Pauvre bougre !!!

Ce qui est intéressant et mérite discussion c’est que pour J.J. R. quelque chose de l’homme, entendons de la nature humaine, nous échappe maintenant à jamais. Comme s'il considère malgré tout, qu’il y a une nature humaine mais qu’elle est cachée par les effets de la civilisation. Plus nous connaissons par l’étude, moins nous connaissons l’homme originel. L’homme primitif n’a de rapport qu’avec lui-même, l’homme civilisé entretient des rapports moraux en devant tenir compte des autres, c’est bien la raison pour laquelle on ne peut plus connaître l’homme primitif dès qu’on a accédé à la connaissance rendue possible dans le monde civilisé.

Dernier point qui est une question importante, question qui reste bien sûr d'actualité, comment démêler la nature de la culture dans l’homme d’aujourd’hui. Edgar Morin écrit que l’homme est 100% naturel et 100% culturel, ce qui est une manière de donner raison et de répondre à J.J. R., comment démêler ce qui est de la nature de ce qui est de la culture.

Maria Salmon mars 2016

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