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16 avril 2018 1 16 /04 /avril /2018 08:23

Si les philosophes ont montré une claire propension à définir l’homme comme espèce du genre animal en affirmant qu’il est, tantôt un animal rationnel1, tantôt un animal politique2, nous voudrions aujourd’hui nous interroger sur l’homme en tant qu’animal désirant. Peut-on affirmer que l’homme est un animal de désir ? Comment le désir pourrait-il être la marque propre de l’humanité ?

 

Une rapide inspection de la vie animale semble témoigner du contraire, il semblerait que l’on puisse dire que le chien désire manger sa pâtée, que l’étalon désire la jument, et pourtant, il semblerait qu’en affirmant cela, nous nous trompions sur le sens que nous devrions donner au désir. Ici, nous ne parlons que de tendances, ou de ce que Baruch Spinoza (1632 - 1677) appellerait appétit, comme nous allons le voir dans l’extrait de l'Éthique que nous allons restituer :

 

GRAAT B., Portrait d’un homme qui pourrait être Baruch de Spinoza, huile sur toile, 1666.

 

« Proposition n°9 :

L'âme, soit en tant qu'elle a des idées claires et distinctes, soit en tant qu'elle en a de confuses, s'efforce de persévérer indéfiniment dans son être, et a conscience de cet effort.

Scolie de la proposition n°9 :

Cet effort lorsqu’il se rapporte exclusivement à l’âme, s’appelle volonté ; mais quand il se rapporte à l’âme et au corps tout ensemble, il se nomme appétit. L’appétit n’est donc que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation, de telle sorte que l’homme est déterminé à les produire. »3

 

L’homme est donc, si l’on en croit Spinoza, tout autant capable de volonté que d’appétit, contrairement à l’animal qui lui n’accède à aucun autre rapport au monde. La mante religieuse femelle a ainsi un double appétit pour le mâle qu’elle convoite. Elle est portée vers lui par son inclination à la reproduction, et une fois cette première formalité accomplie, elle désire le mâle comme nourriture nécessaire à la ponte d’une oothèque chargée d’héberger sa descendance.

 

 

Parce que les hommes sont des animaux, même s’ils ne s’y réduisent pas, ils sont tout à fait capables d’appétence. Seulement, la plupart du temps, ils n’en restent pas là puisqu’ils prennent conscience de leurs appétits. Et selon l’auteur que nous nous proposons d’étudier, dès lors qu’un appétit est saisi par la conscience en tant que tel, il devient ce que nous devrions alors appeler un désir.

 

« De plus, entre l'appétit et le désir il n'y a aucune différence, si ce n'est que le désir se rapporte la plupart du temps à l'homme, en tant qu'il a conscience de son appétit ; et c'est pourquoi on le peut définir de la sorte : Le désir, c'est l'appétit avec conscience de lui-même.» 4

 

Il y a donc lieu de distinguer l’appétit animal, que l’homme ressent nécessairement à certains moments de son existence et le désir, tout humain, spécifiquement humain qu’il est le seul des animaux à pouvoir éprouver. Lorsque la partie spirituelle qui est en nous et que nous appelons âme ou esprit poursuit des objets qui lui sont propres, comme la connaissance ou le savoir, nous parlons de volonté. Et il y a là peu de raisons de penser que les animaux puissent poursuivre de tels objets. Je veux dire par là qu’aucun comportement animal ne semble témoigner du processus d’abstraction par lequel les hommes peuvent vouloir des choses purement spirituelles. En revanche, dès que l’individu poursuit des objets tout à la fois par son esprit et par son corps, il faut employer le mot désir. Pourtant, il arrive parfois que certains hommes se refusent à cette distinction et régressent parfois, et ce n’est guère être charitable avec nos amis les bêtes, au niveau de l’appétit.

 

I ) L’homme qui voudrait être un animal : la libido

L’homme ne reconnaît pas toujours son humanité, sa différence spécifique vis-à-vis des animaux. Il tente alors de la négliger, voire de la nier en se comportant alors comme un animal, on parle alors de bestialité. Il poursuit les objets de son désir comme un animal poursuivrait les objets de son appétit. Spinoza témoigne de ce type de comportement dans l'Éthique5, et sans même avoir besoin de la réprouver, il montre très précisément comment ce type de comportement est inadapté.

 

« Cheval et homme, c’est vrai, sont tous deux emportés par le désir de procréer6, mais l’un, c’est un désir de cheval, et l’autre, d’homme. »7

 

Si l’on ne peut cesser de s’étonner de la régularité avec les hommes en reviennent à cet appétit instinctif dans la lubricité, il ne faut cependant pas oublier que les hommes ne sont rien d’autre que des animaux conscients et qu’ils leur arrivent parfois, lorsque la conscience s’inhibe, ou que les forces instinctives de l’individu se désinhibent de se comporter comme des animaux. Ce pourquoi, précisément, il semble vain d’espérer que la violence où la lubricité disparaisse un jour, et que les moyens par lesquels ces appétits animaux s’expriment sont encore promis à un bel avenir.

                                                 La cigale et la fourmi

Quelques mots me semblent nécessaires cependant pour ne pas donner l’impression que je blâme ainsi la nature animale. Certains animaux, loin de se montrer dispendieux sont au contraire des modèles de sobriété. Mais parce qu’ils ne le sont pas tous, et parce que ceux qui le sont ne le sont guère en vertu d’un effort individuel, mais seulement selon une inclination de leur espèce, on peut donc affirmer qu’il s’agit là d’un instinct, et non d’une orientation volontaire de leur caractère contrairement à l’homme qui choisit délibérément de se comporter comme il le fait. (C’est d’ailleurs ce pourquoi on doit le blâmer.)

 

II ) Les différentes parties de l’âme

Mais si ce cas n’est pas négligeable, il ne s’intègre pas dans la logique du désir, puisqu’il est précisément en deçà de celui-ci. Et si nous voulons étudier le désir à proprement parler, puisqu’il est tension de l’âme vers un objet qui l’attire, nous devrions peut-être distinguer différents désirs selon la nature et des objets et la nature précise de l’attraction qu’ils exercent sur nous. Cette distinction rencontre, en fait, la distinction proposée par Platon pour les différentes parties de l’âme, c’est pourquoi nous allons maintenant étudier le désir charnel, le désir de domination et enfin, celui qui semble peut être le plus innocent, mais est en réalité le plus dangereux : le désir de connaître.

 

« Est-ce que nous accomplissons chacune de ces actions en fonction d’un même principe identique, ou alors, s’il en existait trois, accomplissons-nous chaque action en fonction d’un principe différent  ? Apprenons-nous en fonction d’un principe différent ? Nous emportons-nous en fonction d’un autre principe qui existe en nous-mêmes ? Désirons-nous les plaisirs de la nourriture et de la génération, et tous ceux qui leur sont apparentés, en fonction d’un troisième principe ? Ou alors, agissons-nous, chaque fois que nous sommes portés par un élan, avec notre âme tout entière engagée dans chacun de nos actes  ? Voilà ce qui sera difficile à déterminer d’une manière qui soit à la hauteur de notre entretien. »8

 

III ) Le désir charnel : désir épithumique et libido sentiendi

IV ) Le désir de domination : désir thumique et libidi dominandi

V ) Quand les désirs inférieurs prennent le dessus

VI ) Le désir de savoir : désir nooétique et libido sciendi

VII ) Le désir de reconnaissance

 

 

 

 

III ) Le désir charnel, désir épithumique

Le désir charnel est le plus élémentaire de tous les désirs. Par là, il ne faut pas seulement entendre le désir sexuel, mais tous ceux qui ont pour objet les choses de la matière. Ainsi, désirer manger un boeuf bourguignon, boire du bon vin, (je laisserai à chacun le soin de choisir son cépage), le corps d’une personne sont des désirs identiques en nature. Ils sont formés en nous par ce que Platon appelle : l’epithumia (ἐπιθυμία).

CARAVAGGIO, Bacco adolescente, 1595 à 1597, Huile sur toile, 95 x 85cm, Uffizi Galeria.

Allons en vendanges, Les raisins sont bons !9

 

L’épithumia est la partie de notre âme concernée par tout ce qui relève des désirs sensibles et du bas ventre, la soif de la boisson en est le désir le plus avouable, les désirs érotiques en sont d’autres plus sulfureux encore. Ces désirs seront condamnés sans appel par le christianisme de Saint Augustin qui y voit là un péché de concupiscence ce qu’Augustin appelle Libido sentiendi.

 

« Je vins à Carthage, et partout autour de moi bouillait à gros bouillons la chaudière des amours honteuses.”10

La métaphore retenue par Saint Augustin pour qualifier le désir me semble a tel point bien choisie qu’il me faut y consacrer quelques instants pour tirer au clair toutes ses implications. Le désir échauffe le corps et l’esprit et cet échauffement arrive à incandescence dans le désir sexuel, ce qui justifie le recours au terme extrêmement fort de bouillonnement, terme qui rappelle également la mise en mouvement suscité par le désir. Le désir est très proche de la mise en mouvement, rappelons le, l’âme renvoie au terme latin d’anima, qui désigne la mise en mouvement du corps par le principe d’animation de l’âme. Le désir n’est donc qu’une mise en oeuvre particulière du principe d’animation, lorsque l’âme conduit le corps vers un autre objet. Lorsqu’il n’est pas à lui-même sa propre fin, il peut nous conduire vers autrui et produit parfois de belles choses. Pourquoi alors, comme Saint Augustin, se méfier à ce point des désirs du corps ? La beauté littéraire du texte m’enjoint ici de citer un autre passage des Confessions qui témoigne du dégoût tout aussi chrétien que platonicien pour le corps :

« Des vapeurs s’exhalaient de la boueuse concupiscence de ma chair, du bouillonnement de ma puberté ; elles ennuageaient et offusquaient mon cœur ; tellement qu’il ne distinguait plus la douce clarté de l’affection des ténèbres sensuelles […] ma débile jeunesse était plongée dans un abîme de vices […] Vous vous taisiez alors, jetant de plus en plus, de stériles semences, génératrices de douleur, avec une bassesse superbe et une lassitude inquiète. »11

 

Relève donc de la libidio sentiendi tout nos désirs sensoriels, reliés à la satisfaction de besoins organiques, mais aussi nos désirs matériels en un sens plus large, même lorsque ceux ci ne correspondent à aucun besoin. Désirer un beau bureau, ou une belle voiture sont des exemples de cette libido. Mais d’autrui ? Que puis-je désirer ? Précisément, ce qu’il est matériellement, ce qu’il est dans son corps et dans sa chair. En cela, même lorsque l’homme ne désire une femme, ou un autre homme12, que de façon purement charnel, il s’élève à un désir supérieur au strict appétit animal. L’homme, lorsqu’il accepte sa condition spécifique au sein du règne animal entreprend alors de se différencier des animaux dans l’élaboration de ses désirs. Ceux-ci ne cessent pas d’être physiques, mais cette ancrage matériel se double d’une signification symbolique élaborée qui porte l’objet du désir dans le champ esthétique.

 

SERIA J., Les Galettes de Pont-Aven, Coquelicot Films, 1975.

 

En un certain sens, on peut aller jusqu’à affirmer que ce que Platon et Saint Augustin caractérisent comme un désir trouve sa traduction moderne dans le concept de pulsion, tel qu’il est développé par Sigmund Freud :

« Par poussée d'une pulsion on entend le facteur moteur de celle-ci, la somme de force ou la mesure d'exigence de travail qu'elle représente. Le caractère « poussant » est une propriété générale des pulsions, et même l'essence de celles-ci. »13

La libido sentiendi, le désir sensuel, peut donc, en ce qu’il concerne l’établissement de médiations entre moi et les objets putatifs de mon plaisir peut donc bien être rapproché de la pulsion de vie qui est, selon Freud, une des deux pulsions fondamentales de l’existence :

« Le but de l'Éros est d'établir toujours de plus grandes unités, donc de conserver : c'est la liaison. »14

 

Cette liaison que nous entretenons n’est pas seulement celle par laquelle nous persévérons dans l’être à titre individuel, mais aussi ce par quoi nous garantissons la survie de l'espèce.

 

 

IV ) Le désir de domination, désir thumique

Le second type de désir que nous allons étudier est lié à la deuxième partie de l’âme que Platon identifie comme étant la partie moyenne de l’âme lié à l’organe qu’est le coeur. Il est le siège selon le philosophe de vertus telles que le courage ou l’entrain, qui peuvent dégénérer en vices lorsqu’elles échappent à la domination de la raison, c’est ce que Saint Augustin appelle la libido dominandi. Ce désir, nous l’exerçons chaque fois que nous tentons par nos moyens propres d’agir sur le monde et ceux qui l’habitent en les soumettant, non pour le Bien, mais seulement dans l’optique de servir mon intérêt.

 

Prenons un qui nous permettra d’apercevoir cette distinction avec plus de clarté :

Lorsque l’enseignant soumet l’élève à son éducation (on remarquera d’ailleurs qu’une telle formulation paraîtrait particulièrement maladroite aujourd’hui, bien qu’elle ne le soit pas dans le contexte augustinien), il ne le fait pas, ou ne doit pas le faire afin de flatter son égo et sa supériorité intellectuelle, il doit le faire au service de son élève et dans le but exclusif de tout autre de le conduire vers un plus grand bien. Si au contraire il le fait pour les motifs que nous venons d’écarter, il le fera par désir de supériorité ou de domination. Ce désir n’est pas nécessairement mauvais, il peut être nécessaire de dominer ceux qui veulent nous nuire, mais lorsqu’aucun ennemi n’est en vue, la libido dominandi peut alors se transformer en cruauté pure et simple et nuire à ceux qui nous entourent. C’est ce dont témoigne Saint Augustin, en observant le comportement des Romains dans La Cité de Dieu :

 

« les Romains qui, dans les âges de vertu, ne craignaient rien que de leurs ennemis , déchus des mœurs héréditaires, ont tout à souffrir de leurs concitoyens ; et cet appétit ; de domination, entre toutes les passions du genre humain, la plus enivrante pour toute âme romaine, étant demeuré vainqueur dans un petit nombre des plus puissants, trouve le reste accablé, abattu, et le plie à l'esclavage.»15

 

Encore une fois, il est nécessaire de rappeler que le désir de domination n’est pas un mal en soi, il le devient dès lors qu’il prend le contrôle de l’individu au détriment de la seule partie qui devrait être légitime pour le gouverner. C’est très précisément ce que les Grecs nomment Hubrys, et qui, se saisissant de la totalité de l’individu lui fait perdre la maîtrise de lui-même le conduisant ainsi à bafouer l’ordre de son corps, et avec lui, l’ordre naturel et le cosmos.

«  Socrate  : - Par conséquent, l’âme de celui qui est assoiffé ne souhaite pas, en tant qu’il a soif, autre chose que boire, c’est cela qu’elle désire, c’est vers cela que la porte son élan .

Glaucon  : - C’est clair. - Donc, si elle se trouve dans cet état de soif et que quelque chose l’entraîne dans une autre direction, c’est qu’il existe en elle autre chose que cet être assoiffé et se démenant comme une bête pour parvenir à boire. »16

Platon montre donc qu’il y a en l’homme une partie bestiale, qui n’est nullement uniquement l’affaire du corps, mais aussi de l’âme en ce que celle-ci est liée au corps. C’est cette partie qui doit être domestiquée pour que l’homme accède à sa plus haute dignité, et lorsque ce sera fait, il pourra mobiliser avec pertinence ses instincts et ses pulsions dont il sera devenu le maître et pourra ainsi briller sur le champ de bataille. C’est toute la thématique de l’aristè, extase martiale dans laquelle se manifeste l’excellence propre de la violence humaine qui touche quelques héros mythiques de l’Illiade17.

 

« Il courait dans la plaine, tel un fleuve qui déborde

Par temps d'orage, et dont les eaux soudain rompent les digues ;

Rien ne saurait ni le retenir, ni les digues compactes protégeant les vergers florissants ;

Il vient d'un coup, sitôt que Zeus le prend sous ses averses,

Et fait crouler de toutes parts le bon travail des hommes ;

Tels les bataillons troyens, devant le Tydéide,

Se débandaient sans pouvoir l'arrêter, parmi leur nombre »18

Mais cet héroïsme pur, qui sait se saisir du kairos, (καιρός), est aussi délicat que de marcher en funambule, et il est bien difficile de ne pas verser dans l’hubrys (ὕϐρις), l’excès qui nous dépossède.

 

« Chien maudit ! cesse d’invoquer mes genoux, mes parents,

Tu m’as fait tant de mal ! Ah ! si je pouvais dans ma rage,

Découper ta chair en morceaux et les manger tout crus !

Crois moi, personne de ton front n’écartera les chiens. »19

Diomède hubrys

 

Cet excès thumique apparaît alors, en parallèle de l’excès épithumique étudié auparavant comme l’expression de ce que Sigmund Freud a caractérisé comme étant la pulsion de mort.

« Le but de l'autre pulsion, au contraire, est de briser les rapports, donc de détruire les choses. Il nous est permis de penser de la pulsion de destruction que son but final est de ramener ce qui vit à l'état inorganique et c'est pourquoi nous l'appelons aussi pulsion de mort. Si nous admettons que l'être vivant n'est apparu qu'après la matière inanimée et qu'il en est issu, nous devons en conclure que la pulsion de mort se conforme à la formule donnée plus haut et suivant laquelle une pulsion tend à restaurer un état antérieur. »20

 

Pourtant, il ne faut pas croire que la partie supérieure de notre âme serait préservé de tout délire et qu’elle serait toujours nécessairement droite et bonne, mais ceci, nous le verrons lorsque nous aurons étudié la façon dont le christianisme va se saisir de ces catégories platoniciennes pour former le concept devenu célèbre de « péchés capitaux ».

Mais cet héroïsme pur, qui sait se saisir du kairos, (καιρός), est aussi délicat que de marcher en funambule, et il est bien difficile de ne pas verser dans l’hubrys (ὕϐρις), l’excès qui nous dépossède.

 

« Chien maudit ! cesse d’invoquer mes genoux, mes parents,

Tu m’as fait tant de mal ! Ah ! si je pouvais dans ma rage,

Découper ta chair en morceaux et les manger tout crus !

Crois moi, personne de ton front n’écartera les chiens. »19

Diomède hubrys

 

Cet excès thumique apparaît alors, en parallèle de l’excès épithumique étudié auparavant comme l’expression de ce que Sigmund Freud a caractérisé comme étant la pulsion de mort.

« Le but de l'autre pulsion, au contraire, est de briser les rapports, donc de détruire les choses. Il nous est permis de penser de la pulsion de destruction que son but final est de ramener ce qui vit à l'état inorganique et c'est pourquoi nous l'appelons aussi pulsion de mort. Si nous admettons que l'être vivant n'est apparu qu'après la matière inanimée et qu'il en est issu, nous devons en conclure que la pulsion de mort se conforme à la formule donnée plus haut et suivant laquelle une pulsion tend à restaurer un état antérieur. »20

 

Pourtant, il ne faut pas croire que la partie supérieure de notre âme serait préservé de tout délire et qu’elle serait toujours nécessairement droite et bonne, mais ceci, nous le verrons lorsque nous aurons étudié la façon dont le christianisme va se saisir de ces catégories platoniciennes pour former le concept devenu célèbre de « péchés capitaux ».

 

 

BOSCH J., Les sept péchés capitaux, (entre 1505 et 1510), huile sur panneau de bois, 120 x 150cm, Musée du Prado, Madrid.

De quoi témoignent ces péchés ? Tous sans distinction nous montre que lorsque la partie supérieure de l’âme voit son autorité remise en question par l’empressement des pulsions, l’homme se conduit d’une façon qui n’est pas conforme à sa nature et nuit non seulement à celui sur lequel porte ses pulsions, mais aussi à lui-même. C’est pourquoi l’homme doit, et en ce sens précis, le catholicisme rejoint le platonisme, renforcer autant que possible la partie rationnelle qui est en lui pour lui permettre de résister aux assauts des bas instincts dont elle ne peut s’affranchir définitivement. Le philosophe est le cocher, qui se servant de l’énergie déployée par les deux chevaux que sont la partie thumique et la partie épithumique de son âme doit la conduire dans l’existence, en veillant à se ne pas se laisser enfermer dans le corps par l’accoutumance qu’elle nourrirait à l’égard des plaisirs terrestres pour pouvoir lui survivre le jour où il viendra à mourir.

« – Et tu fais bien : c’est comme je le dis que raisonne l’âme du philosophe. Elle ne pense pas que la philosophie doive la délier pour qu’au moment où elle la délie, elle s’abandonne aux plaisirs et aux peines et se laisse enchaîner à nouveau et pour qu’elle s’adonne au travail sans fin de Pénélope défaisant sa toile. Au contraire, elle se ménage le calme du côté des passions, suit la raison et ne s’en écarte jamais, contemple ce qui est vrai, divin et ne relève pas de l’opinion, et s’en nourrit, convaincue que c’est ainsi qu’elle doit vivre, durant toute la vie, puis après la mort, s’en aller vers ce qui lui est apparenté et ce qui est de même nature qu’elle, délivrée des maux humains. Une âme ainsi nourrie, Simmias et Cébès, et qui a pratiqué ce détachement n’a pas du tout à craindre d’être mise en pièces en quittant le corps, et, dispersée par les vents, de s’envoler dans tous les sens et de n’être plus nulle part. »22

 

Lorsque je désire, autrui peut apparaître alors ou comme l’objet du désir, c’est le cas de la luxure ou de la colère, mais il peut aussi être le médiateur de ce désir, la gloire et l’orgueil n’ont de sens que dès lors qu’ils sont reconnus par autrui. En effet, le plus glorieux des hommes, s’il vivait dans une solitude absolue ne pourrait pas jouir de sa gloire qui serait peut-être même réduite à néant en l’absence de conscience comme la sienne mais qui ne serait pas la sienne23.

 

CLARK J., The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoé, (1719), Gravure sur cuivre, Londres.

 

Robinson ne peut tirer nulle gloire de ses exploits liés à sa propre survie tant qu’il reste seul sur son île. Il apparaît donc que je ne saurai désirer de la même façon si j’étais privé de la présence d’autrui, qu’elle soit concrète ou symbolique.

VI ) Le désir de savoir, libido sciendi

Nous avons vu précédemment le pouvoir subversif24 des désirs inférieurs, en affirmant que la partie nooéthique devait conserver quoi qu’il arrive, l’autorité légitime qu’elle a sur les parties inférieures de l’âme et sur le corps. Pourtant, même lorsque cette hiérarchie entre les différentes instances psychiques est respectée, le désir de savoir peut conduire au vice et à sa propre corruption. Malgré la supériorité du nous, cette partie rationnelle de l’âme peut parfois se mettre au service des pulsions qui lui sont pourtant inférieurs. Combien d’hommes intelligents manquent de sagesse et sacrifient leur savoir au bénéfice de leurs bas instincts ? Saint Augustin en témoigne, pour avoir été complice de ce genre particulier de corruption :

« Ces années-là, j’enseignais la rhétorique : vaincu par mes passions, je vendais l’art de vaincre par le bavardage. J’aimais mieux cependant, vous le savez, Seigneur, avoir de bons élèves, ce qu’on appelle de “bons élèves”, et c’est sans artifice que je leur apprenais l’art des artifices, non pour en user contre la vie d’un innocent, mais au profit parfois d’une tête coupable. » 25

La raison peut-être détournée par n’importe laquelle des deux pulsions inférieures et devenir l’esclave de celles-ci en acceptant de se mettre à leur service, comme le sophiste se sert d’elle pour satisfaire ses désirs de jouissances et de puissances. Pourtant, ce cas-ci ne me semble pas tout à fait relever du désir de savoir en ce qu’il est un détournement de nos capacités nooéthiques26. Il faut donc bien s’intéresser à ce que serait une corruption de l’essence même de la connaissance, par le désir de savoir, qui se traduit par une curiosité malsaine et une volonté farouche de découvrir à tout prix ce qui est caché, au risque même de violer ce que Dieu, ou ce que la Nature a voulu cacher. Pour Saint Augustin, l’essentiel n’est pas de connaître, mais de rendre grâce27 :

 

« O Seigneur, Dieu de vérité, suffit-il pour vous plaire de connaître ces choses ? Malheureux l’homme qui a la science totale et vous ignore ; mais heureux celui qui vous connaît, même s’il les ignore ! Quant à celui qui vous connaît et ces choses aussi, ce n’est point à elles qu’il doit d’être plus heureux, c’est de vous seul qu’il tient son bonheur, »28

Ce qui m’intéresse dans le propos augustinien, et qui, au delà de toute contestation possible, le rend philosophique c’est que loin de s’adresser au seul chrétien, il s’adresse à l’homme. Que peut la connaissance contre la seule chose que nous devons invariablement désirer, c’est à dire le bonheur ? Qu’aurions nous à faire de la connaissance en étant malheureux ? Cette question fondamentale est traitée, de la plus admirable des façons, non par un philosophe, mais dans la littérature, dans le mythe de Faust, et dans les oeuvres de Marlowe et de Goethe.

« Chœur :

Coupé, le fier rameau qui pouvait pousser droit ;

Hélas! il est brûlé, le laurier d'Apollon,

Naguère florissant en ce docteur insigne !

Faust est mort, méditez sur sa chute infernale.

Que sa fin de démon puisse exhorter le sage

A contempler de loin les choses défendues

Qui ont poussé cet imprudent par leur mystère

A se risquer plus haut qu'il n'est permis sur terre. »29

 

S’il est une hubrys de l’estomac, et une autre du coeur, il ne faut pas négliger celle de la tête, qui dans son orgueil, entreprend d’en savoir plus qu’il ne lui est permis. Ce faisant, il oublie les limites constitutives de l’homme et échoue à assumer sa condition en la confondant avec celle des dieux, quoi que l’on puisse penser de son existe

nce. Pour Goethe, qui choisit de revisiter le mythe faustien, rien de bon ne peut découler d’une telle vanité. Alors même que Faust réussit à vaincre ses pulsions en s’abstenant de participer aux plaisirs orgiaques de la nuit de Walpurgis, il finit par être damné pour avoir vendu son âme en échange de la connaissance30

 

RAMBERG J.H., (1829), La Nuit de Walpurgis dans Faust, Eau forte, Informations lacunaires.

« FAUST, seul — Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !... je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m'intitule, il est vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans, je promène çà et là mes élèves par le nez — et je vois bien que nous ne pouvons rien connaître !... Voilà ce qui me brûle le sang ! J'en sais plus, il est vrai, que tout ce qu'il y a de sots, de docteurs, de maîtres, d'écrivains et de moines au monde ! Ni scrupule ni doute ne me tourmentent plus ! Je ne crains rien du diable, ni de l'enfer ; mais aussi toute joie m'est enlevée. Je ne crois pas savoir rien de bon en effet, ni pouvoir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n'ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde : un chien ne voudrait pas de la vie à ce prix ! »31

La libido sciendi, loin d’être un désir mineur, est peut être de tous le plus dangereux précisément parce qu’il est celui dont on se méfie le moins. N’est-elle pas d’ailleurs, de tous les péchés le tout premier ? N’est-ce pas ce que nous dit l’Ancien Testament ?

 

« Le SEIGNEUR Dieu prescrivit à l’homme : “Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais, car du jour où tu en mangeras, tu devras mourir.”»32

 

Là où Platon rendait bonne et droite l’intelligence comme faculté directrice, nous ne pouvons manquer de remarquer qu’elle tend, à produire, dans l’abstraction qui est la sienne un type de désir mortifère qui lui est tout à fait spécifique.

 

VII ) Le désir de reconnaissance

On l’a bien vu précédemment, le désir, quelle que soit la partie de l’âme qui désire, n’est pas un phénomène solipsiste et purement individuel, il met le sujet en rapport, avec le monde, et avec autrui. Il est donc un rapport particulier de l’ouverture au monde, dans lequel l’homme ne s’affirme pas seulement comme étant-là, mais impliqué dans ses rapports aux choses et dans son rapport à l’autre. Si Autrui est l’objet de bien des désirs, il n’est pas toujours l’objet de mon désir, mais peut le constituer, le faire naître en lui, me permettant ainsi d’accéder, réflexivement à la constitution de mon identité. En désirant autrui, je prends conscience de mon désir, et je me saisis subjectivement comme un individu désirant. C’est ce que Hegel, affirme, semble-t-il, dans la dialectique. Je me permets de citer Kojève, un de ses commentateurs, parce qu’il met en évidence, plus que l’auteur lui-même, me semble-t-il, l’articulation particulière des concepts dont je viens de parler :

 

« La phénoménologie doit donc admettre une troisième prémisse irréductible : l’existence de plusieurs Désirs, pouvant se désirer mutuellement, dont chacun veut nier, assimiler, faire sien, se soumettre l’autre Désir en tant que Désir. Cette pluralité des Désirs est tout aussi “indéductible” que le fait du Désir lui-même. En l’admettant, on peut déjà prévoir, ou comprendre (“déduire”) ce que sera l’existence humaine. »33

 

Loin de faire du noûs, la partie la plus essentielle de l’homme, comme nous l’avons vu dans les prémisses platoniciennes de notre réflexion, il faut reconnaître que ce qui fonde l’humanité et ce en quoi elle se particularise du monde animal, ce n’est pas la pensée, mais bien le désir en tant qu’il nous met nécessairement en relation avec le monde, et avec autrui. Nous avons assez largement évoqué les différents désirs mondains dans nos parties précédentes, il semble maintenant nécessaire de s’attarder sur les désirs qui naissent de notre rapport particulier à autrui. En effet, il ne faut pas se contenter de considérer autrui comme celui avec lequel je suis en compétition34, mais aussi comme celui qui me sauve d’un rapport solipsiste à moi-même. Aucun mythe ne montre mieux cela que ne le font les récits de Robinsonnades. Et en la matière, celui de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, explore philosophiquement la question et formule son interrogation de façon prégnante :

 

« Et ma solitude n'attaque pas que l'intelligibilité des choses. Elle mine jusqu'au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un ! »35

 

Le regard que porte autrui sur nous n’est donc pas nécessairement celui du prédateur, du juge ou que sais-je encore. L’oeil qu’autrui porte sur moi me constitue aussi sûrement que je le fais par une somme considérable d’actes intentionnels. Le témoignage phénoménologique qu’apporte Jean Paul Sartre dans l’Être et le Néant me semble pouvoir être utile ici :


 

 

 

 

 

 

 

« dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. »36

Ce que je désire chez autrui ne saurait donc être réductible au corps d’autrui que je désire pour le consommer, ou au plaisir que j’ai à l’asservir, mais le désir que j’ai pour autrui veut aussi être reconnu par autrui, et dans cette reconnaissance, nul besoin de consommer le désir pour qu’il brûle sans se consumer. Lorsqu’il me manifeste son désir en retour en vue que je le reconnaisse, comment appeler autrement ceci que de l’amour ? N’est-ce pas celui-là même qui permet à l’homme de s’extraire de sa solitude ?

« La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. »37

 

Si la reconnaissance d’autrui semble donnée de façon tout à fait courante dans l’expérience ordinaire, l’exigence de celle-ci peut spécifier l’origine et l’intensité de cette reconnaissance. Orphée a beau être pourchassé par la gent féminine, il n’en a pas moins attendu la mort en se morfondant ne pouvoir embrasser du regard la belle Eurydice, la seule dont la reconnaissance comptait véritablement :

 

 

SCHEFFER A., La Mort d’Eurydice, huile sur toile, 160 x 128 cm, 1814.

Le génie infini de l’homme s’illustre dans tout ce qu’il invente pour obtenir la reconnaissance d’autrui. Une partie non négligeable de son activité culturelle n’a d’autre fin que d’obtenir l’attention d’autrui, et de voir valider son existence par le regard que porte autrui sur celle-ci. Hegel, dans le chapitre VII de la Phénoménologie de l’Esprit entreprend de montrer la diversité des efforts fournis par les hommes pour être reconnus :

 

« Thèmes des trois paragraphes de la Section B : [de la Phénoménologie de l’Esprit]

  1. - L’homme veut se faire reconnaître sans lutter ni travailler : arts plastiques et poésie, - das abstrakte Kunstwerk ;

  2. - Lutte sans travail (et sans risque de la vie), faite en vue de la reconnaissance : le sport, - das lebendige Kuntswerk ;

  3. - Le Travail à l’intérieur de la Lutte pour la reconnaissance, mais non travail, physique ; travailler, c’est, en général, constuire un Monde non-naturel, mais ici on veut le faire sans effort physique : la littérature, le “monde” de la fiction (épopée, tragédie, comédie, - das geistige Kunstwerk). »38

 

Pourtant, le désir de reconnaissance n’est pas un désir qui réduise autrui à sa dimension d’objet, en effet, la subjectivité d’autrui m’interdit de la nier, quand bien même elle se refuse à mon désir, elle le reconnait tout en lui donnant une fin de non-recevoir. Le respect de la vie humaine commence très précisément ici, dès lors que je mon désir pour autrui ne saurait pourtant le réduire à l’objet. C’est en renonçant à la violence des pulsions et au recours à la force que je reconnais autrui comme le libre auteur de ses choix et que j’espère obtenir son assentiment. Le viol me semble précisément reposer sur cette incompréhension phénoménologique. Le désir d’autrui ne peut se limiter au seul désir du corps, mais échouant à être reconnu il n’y a guère qu’au moyen de la violence qu’il puisse obtenir l’objet de son appétit. C’est par l’incapacité à être reconnu des hommes en tant que subjectivité désir que naît la fureur coupable du violeur.

NOE G., Irréversible, Studio Canal, 2002.

 

Le désir de reconnaissance ne peut s’accomplir quel lorsque la dignité des désirants est reconnue. Sans cela, il ne peut naître qu’anonymat, frustration et dissolution des liens sociaux. Les mauvais amours se drapent souvent des atours de l’amour véritable, c’est pourquoi il est parfois si difficile de les reconnaître comme tels, et c’est à la raison qu’il appartient de démasquer les impostures et les charlatans :

 

« Souvenez-vous toujours de ce que je vous ai dit souvent, que les vraies passions ont été dérobées au vrai amour, pour être transférées au mauvais. »39

Mais reconnaître que le rapport qu’entretient le désir se constitue à deux, plutôt que dans l’identification d’un sujet désirant et d’un objet désiré, impose de reconnaître nos pulsions, et d’accepter qu’autrui joue le rôle d’un indispensable médiateur sans lequel nous ne sommes que des sujets délirants. L’illusion moderne que propose la pornographie exploite la tendance obsessionnelle du sujet pour son désir, et en donnant la possibilité de nourrir les pulsions de l’individu à chaque instant et sans coût apparent, nous ne faisons qu’étourdir la conscience dans la concupiscence la plus pauvre, en ce qu’elle se joue dans une castratrice solitude. Aldous Huxley, dans l’introduction aux Portes de la Perception témoigne de l’échec à communier dans le désir :

 

« Nous vivons ensemble, nous agissons et réagissons les uns sur les autres ; mais toujours, et en toutes circonstances, nous sommes seuls. Les martyrs entrent, la main dans la main, dans l’arène ; ils sont crucifiés seuls. Embrassés, les amants essayent désespérément de fondre leurs extases isolées en une transcendance unique ; en vain. Par sa nature même, chaque esprit incarné est condamné à souffrir et à jouir en solitude. »40

Steve Mac Queen explore cette piste, dans son oeuvre cinématographique Shame, où Michael Fassbender joue le rôle d’une personne pathologiquement déterminée par ses désirs et qui finit dans le dégoût de lui-même le plus complet et dans l’incapacité d’entamer une relation authentique.

MC QUEEN S., Shame, MK2 Diffusion, 2011.

Avec l’irruption inopinée de la jeune soeur du protagoniste dans sa vie va naître un regard, et de ce regard porté sur son existence va suinter la honte. La relation désirante est le lieu privilégié du respect, entendu en un sens kantien, et dans l’application de l’impératif catégorique :

 

« Agis de telle façon que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »41

 

Le désir que je porte à autrui n’est pas nécessairement concupiscence, dès lors qu’il n’est pas seulement le moyen de l’accomplissement de mes pulsions, mais qu’il m’accompagne de son plein gré dans la conduite vers leur réalisation. Je ne peux donc pas me servir d’autrui pour satisfaire mon désir sans nier sa dignité propre et ignorer de fait tous les désirs qui peuvent être les siens. Si certaines pratiques sexuelles tendent à faire de la réduction à l’objet le moteur de l’excitation libidinale, l’expression d’un consentement fort et explicite semble nécessaire pour l'épanouissement des partenaires. Si elle apparaît comme une condition non nécessaire, alors peut être faut-il mettre en question la relation elle-même. Les relations inter-subjectives ne peuvent être fondées si l’altérité n’est pas reconnue en tant que telle, c’est à dire, ni tout à fait moi, ni tout à fait autre. C’est dans cet intermédiaire entre l’identité et la différence que se constitue autrui et qu’il me constitue dans le rapport que nous entretenons. Dans le véritable désir, je reconnais à autrui tout le pouvoir qu’il a sur moi, je lui demande d’intercéder en ma faveur dans la satisfaction de mes besoins et de mes désirs.

La nature profonde de notre relation à autrui, ce n’est donc pas la rationalité ou la pensée qui nous la révèle, mais bien le désir, comme structuration double de deux sujets désirants. Nous en revenons donc ainsi à Spinoza, à défaut de pouvoir empêcher le désir, il faut s’efforcer de désirer ce qui est bon pour nous. Et puisque nous n’avons que peu de pouvoirs sur notre désir, il faut travailler de toutes nos forces à éclairer, par la raison et la connaissance véritable, ce qui est bon pour nous. Ce n’est que par la connaissance claire et distincte de ce qui nous est profitable, en l’absence d’affection pathologique, que nous serons en mesure de désirer ce qui est conformément à notre nature susceptible de nous rendre heureux.

 

 

 

 

Bibliographie :

DEFOE D., Robin Crusoé, (1719), traduction Borel revue par Naugrette, Le Livre de poche, Classiques, Paris, 2003.

DE BANVILLE T., Les Stalactites, Chanson à boire, Editions La Bibliothèque Digitale, Paris, 2013.

EVAGRE LE PONTIFE, Chapitre des disciples, Editions du Cerf, Collection Sources Chrétiennes, Paris, 2007.

FREUD S., Abrégé de psychanalyse, (1940), PUF, Bibliothèque de psychanalyse, traduction Berman, Paris, 2006.

FREUD S., Métapsychologie, “Pulsions et destins des pulsions” (1915), traduction Berman et Bonaparte, Gallimard, Paris, 1968.

HUXLEY A., Les Portes de la Perception, traduction Castier, 10/18, 2001.

KANT E., Fondation de la métaphysique des moeurs, I, Fondation, Introduction, traduction Renaut, GF Flammarion, Paris, 2006.

KOJÈVE A., Introduction à la lecture de Hegel, Interprétation de l’introduction générale au chapitre VII, texte intégral de la quatrième et cinquième conférence du Cours de l’année scolaire 1937 - 1938, leçons réunies et publiées par Raymond Queneau, Tel, Gallimard, Paris, 1947.

MARLOWE C., La Tragique Histoire du Docteur Faust, (1589), traduction Laroque et Villquin, GF Flammarion, Paris, 1997.

PASCAL B., Pensées, (XVIIème) Lafuma 978, GF Flammarion, Paris, 2015.

PLATON, La République, Livre IV, [436-a], traduction Leroux, GF Flammarion, Paris, 2004.

PLATON, Phédon, (IVème siècle avant Jésus Christ), XXXIV, traduction Dixsaut, GF Flammarion, Paris, 1999.

PLATON, Timée, (IVème siècle avant Jésus Christ), traduction Brisson, GF Flammarion, Paris, 2017.

SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, (413), traduction Moreau, Charpentier, Paris, 1843.

SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, (397), traduction Trabucco, GF Flammarion, Paris, 1964.

SARTRE J.P., L’Être et le Néant, (1943), Gallimard, Tel, Paris, 1976.

SPINOZA B., L’Ethique, traduction Appuhn, GF Flammarion, Paris, 1993.

TOURNIER M., Vendredi ou les limbes du Pacifique, (1969), Éd. Gallimard, coll. Folio, 1972.


 

Iconographie :

AVARY R., Les Lois de l’Attraction, Metropolitan Film Export, 2002.

BOSCH J., Les sept péchés capitaux, (entre 1505 et 1510), huile sur panneau de bois, 120 x 150cm, Musée du Prado, Madrid.

CLARK J., The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoé, (1719), Gravure sur cuivre, Londres.

GEROME J.L., Pollice Verso, Huile sur toile, 100,3 x 148,9 cm, Phoenix Art Museum, 1872.

GRAAT B., Portrait d’un homme qui pourrait être Baruch de Spinoza, huile sur toile, 1666.

MC QUEEN S., Shame, MK2 Diffusion, 2011.

NOE G., Irréversible, Studio Canal, 2002.

SCHEFFER A., La Mort d’Eurydice, huile sur toile, 160 x 128 cm, 1814.

SERIA J., Les Galettes de Pont-Aven, Coquelicot Films, 1975.

 

1 L’expression d’Aristote employée dans Métaphysique est : zoôn logon ékhôn.

 

2 ARISTOTE, La Politique, traduction Tricot, Vrin, Paris, 1995.

 

3 SPINOZA B., L’Ethique, Livre III, Proposition n°9, traduction Appuhn, GF Flammarion, Paris, 1993.

 

4 IBID.

 

5 SPINOZA B., L’Ethique, Livre III, Proposition LVII, Scolie, traduction Appuhn, GF Flammarion, Paris, 1993.

 

6 Libidine procreandi dans le texte original

 

7 SPINOZA B., L’Ethique, Livre III, Proposition LVII, Scolie, traduction Appuhn, GF Flammarion, Paris, 1993.

 

8 PLATON, La République, Livre IV, [436-a], traduction Leroux, GF Flammarion, Paris, 2004.

 

9 DE BANVILLE T., Les Stalactites, Chanson à boire, Editions La Bibliothèque Digitale, Paris, 2013.

 

10 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Livre II, Chapitre 1, traduction Trabucco, GF Flammarion, Paris, 1964.

 

11 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, Livre II, Chapitre 3, traduction Trabucco, GF Flammarion, Paris, 1964.

 

12 Veillons à ne pas nous montrer oppressif à l’égard des diverses orientations sexuelles possibles.

 

13 FREUD S., Métapsychologie, “Pulsions et destins des pulsions” (1915), traduction Berman et Bonaparte, Gallimard, Paris, 1968.

 

14 FREUD S., Abrégé de psychanalyse, (1940), PUF, Bibliothèque de psychanalyse, traduction Berman, Paris, 2006.

 

15 SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu, (413), Livre I, Chapitre 30, traduction Moreau, Charpentier, Paris, 1843.

 

16 PLATON, La République, Livre IV, [439-a], traduction Leroux, GF Flammarion, Paris, 2004.

 

17 HOMERE, L’Illiade, traduction Mugler, Babel, Paris, 1995.

 

18 HOMERE, L’Illiade, Chant V, [87 - 94], traduction Mugler, Babel, Paris, 1995.

 

19 HOMERE, L’Illiade, Chant XXII, [345 - 349], traduction Mugler, Babel, Paris, 1995.

 

20 FREUD S., Abrégé de psychanalyse, (1940), PUF, Bibliothèque de psychanalyse, traduction Berman, Paris, 2006.

 

21 EVAGRE LE PONTIFE, Chapitre des disciples, Chapitre 69, Editions du Cerf, Collection Sources Chrétiennes, Paris, 2007.

 

22 PLATON, Phédon, (IVème siècle avant Jésus Christ), XXXIV, traduction Dixsaut, GF Flammarion, Paris, 1999.

 

23 Ce que l’on appelle communément un alter ego.

 

24 En ce qu’ils subvertissent l’ordre du monde et les valeurs qui y sont attachés.

 

25 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, (397), Livre Quatrième, Chapitre II, Enseignement, Faux Ménage et Magie., traduction Trabucco, Paris, 1964.

 

26 Nous entendons par là nos capacités dérivées de la partie de notre âme liée à notre esprit.

 

27 Mais on ne rend vraiment bien grâce à la Nature qu’en la connaissant selon les principes intelligibles dont elle émane.

 

28 SAINT AUGUSTIN, Les Confessions, (397), Livre Cinquième, Chapitre IV, Vanité de la science de la nature., traduction Trabucco, Paris, 1964.

 

29 MARLOWE C., La Tragique Histoire du Docteur Faust, (1589), traduction Laroque et Villquin, GF Flammarion, Paris, 1997.

 

30 Du moins si l’on s’en tient à la première version de Faust, que rien ne nous conduit à considérer comme meilleure que sa seconde version, mais qui, par le caractère tragique de sa conclusion souligne la dangerosité de la libido sciendi.

 

31 GOETHE J.W., Faust, (1808), Première partie, traduction de Nerval, GF Flammarion, Paris, 2015.

Dans la préface à la première édition de l’ouvrage, Gérard de Nerval nous dit ceci : « Le docteur Faust, présenté par l’auteur comme le type le plus parfait de l’intelligence et du génie humain, sachant toute science, ayant pensé toute idée, n’ayant plus rien à apprendre ni à voir sur la terre, n’aspire plus qu’à la connaissance des choses surnaturelles, et ne peut plus vivre dans le cercle borné des désirs humains. Sa première pensée est donc de se donner la mort ; »

 

32 La Bible, Génèse, [II:15] traduction Oecuménique, Société biblique française, Les Editions du Cerf, 2010.

 

33 KOJEVE A., Introduction à la lecture de Hegel, , leçons réunies et publiées par Raymond Queneau, Tel, Gallimard, Paris, 1947.

 

34 Il n’est à vrai dire, ni jamais le seul, ni tout à fait jamais absent.

 

35 TOURNIER M., Vendredi ou les limbes du Pacifique, (1969), Éd. Gallimard, coll. Folio, 1972, pp. 53-55.

 

36 SARTRE J.P., L’Être et le Néant, (1943), Gallimard, Tel, Paris, 1976

.

 

37 PASCAL B., Pensées, (XVIIème) Lafuma 978, Brunschwig 100, GF Flammarion, Paris, 2015.

 

38 KOJEVE A., Introduction à la lecture de Hegel, Interprétation de l’introduction générale au chapitre VII, texte intégral de la quatrième et cinquième conférence du Cours de l’année scolaire 1937 - 1938, leçons réunies et publiées par Raymond Queneau, Tel, Gallimard, Paris, 1947.

 

39 SAINT CYRAN, Lettres, I, Lettre à Arnauld d’Andilly, (1635), édition Donetzkoff, Paris.

 

40 HUXLEY A., Les Portes de la Perception, traduction Castier, 10/18, 2001.

 

41 KANT E., Fondation de la métaphysique des moeurs, I, Fondation, Introduction, traduction Renaut, GF Flammarion, Paris, 2006.

 

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