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23 février 2010 2 23 /02 /février /2010 19:02

 

 

 

L’affaire Clearstream m’a suggéré cette réflexion : la délation est-elle un devoir civique?
 

On constate en effet que le phénomène de délation est en voie de réapparition. Depuis longtemps institutionnalisé il correspond à un fait de société avec lequel malheureusement les citoyens s’accomodent. Tous les groupes l’utilisent, ceux de la sécurité publique mais aussi les bonnes œuvres, les corporations,  les lieux d’idées, les politiques.
La délation a toujours existé, la Bible déjà l’évoque : Adam n’est-il pas le premier délateur en accusant Eve pour s’innocenter lui-même ? et Judas qui trahit Jésus pour trente deniers en le dénonçant aux grands prêtres de Jérusalem.
Les Grecs et les Romains trouvaient cela utile à la bonne marche de l’Etat : l’archonte Solon préconisait le droit pour tout citoyen de se transformer en accusateur public. En récompense de son acte de civisme, l'accusateur recevait une somme d'argent prélevée sur le montant de la condamnation. On devine alors que, sans tarder, l'appât du gain devait prendre le pas sur le sens civique, donnant naissance à une nouvelle profession, celle de sycophante, véritable délateur institutionnel prêt à toutes les calomnies pour tirer profit du système. Platon tire un trait sur le bénéfice que peut récolter un dénonciateur mais insiste sur le bénéfice  idyllique de la gloire dont il est honoré, tandis que le blâme recouvre celui qui se tait. Pour l’esclave : l’affaire est simple, bavard il devient libre, silencieux il meurt.
Plus tard, l'occident chrétien a voulu guérir sa justice de ce «mal de la délation» en remplaçant le citoyen accusateur par le Ministère Public mais  aucune réforme n'a jamais permis de séparer totalement la répression de la délation.
L'Histoire n'a d'ailleurs jamais cessé de nous le rappeler. Sous la Venise médiévale on usait des fameuses  "bouches de pierre ou bouches de dénonciation" où chaque soir des habitants déposaient leurs libelles souvent anonymes à l’intention des services secrets du Doge. Il y a eu de multiples formes de délation pratiquées sous l’inquisition, puis sous la Révolution française avec en son cœur la dénonciation par Drouet du Roi Louis XVI à Varennes, qui font de la délation une nouvelle vertu républicaine. Les Comités de Surveillance et autres comités de sûreté générale sont de véritables officines de délation au service du gouvernement. Les dénonciations affluent, car elles sont le plus sûr moyen aux citoyens de prouver leur patriotisme, et donc de se prémunir contre toute arrestation. Les titres des journaux de l'époque sont d'ailleurs révélateurs de cet état d'esprit, puisque les quotidiens s'appellent alors :  «l'Espion de Paris», «l'Ecouteur aux portes» ou encore «le Dénonciateur patriote».  Dans cette période de crise, le citoyen révolutionnaire n'a qu'un seul mot d'ordre : «Faisons-nous délateurs pour nous rendre innocents».
Cette même maxime ressurgira moins de deux siècles plus tard, en France de l'occupation.
Pendant cette période, près de 5 millions de lettres de délation, anonymes ou signées,  sont adressées aussi bien aux autorités françaises qu'aux forces d'occupation allemandes. Les lettres émanent de toutes les couches de la société, de tous les milieux : paysans, avocats, prêtres, commerçants, mères de famille. Tout le monde dénonce tout le monde. Les mobiles de ces dénonciations sont très divers, et leurs auteurs ont souvent bonne conscience car en écrivant aux autorités, ils ont le sentiment de remplir un devoir civique.
Mais l'acte de civisme n'est souvent que le prétexte, plus ou moins conscient et avoué, pour assouvir des vengeances personnelles et laisser libre cours à des pulsions malsaines. Derrière la haine politique ou l'antisémitisme, se dissimulent parfois des rivalités de voisinage, ou des concurrences commerciales et professionnelles.
A côté de ces «bons Français», la presse elle-même se transforme en auxiliaire de la répression, et appelle ouvertement à la délation. Quelques grands titres de l'époque se sont particulièrement distingués, et parmi eux, le journal «Au pilori», qui n'hésite pas à demander des comptes à des citoyens dûment nommés.

On peut ainsi lire, dans l'édition du 20 août 1942 :

«Comment se fait-il que la femme du deuxième adjoint de Bourbon-Lancy ne porte pas l'étoile jaune ? Née Cohen, dont la consonance est nettement hébraïque, elle est la fille de parents juifs et doit être considérée comme telle. Nous apporterons à ce sujet toutes les précisions nécessaires.»
Dans ce climat de guerre civile, tous les excès sont possibles, d'un côté comme de l'autre.
Et si certains condamnent ce vaste règlement de comptes national, ils n'hésitent toutefois pas à faire appel, eux aussi, à cette folie délatrice. «Ici Londres-Les Français parlent aux Français» A partir d'août 1941, «Ici Londres» commence à dénoncer les délateurs et les collaborateurs, égrenant de longues listes à l'antenne. C'est ainsi que l'on pouvait entendre sur les ondes de la BBC, des annonces de ce genre :
«Faute de viande, nos enfants dépérissent. Mais au N°12 de la rue de la Somme, à Bordeaux, habite un boucher qui s'appelle Duval. Pour les mères de famille, il n'a pas de viande. Mais il en a pour les Allemands avec lesquels il se goberge». La presse écrite n'est pas en reste, et le journal clandestin «Libération» publie chaque jour ses listes noires. A la fin de l'occupation, cette pratique de la contre délation s'institutionnalise avec la Commission d'épuration.
Le Général de Gaulle avouera dans ses «Mémoires de guerre» que rien au monde ne lui a paru plus triste que l'étalage des meurtres, des tortures, des délations, des appels à la trahison, qui venaient ainsi sous ses yeux.
La démarcation entre le dénonciateur vertueux et le délateur méprisable n'est en effet pas facile, et si le «j'accuse» est parfois glorieux, le caprice des évènements peut rendre infâme ce qui semblait hier d'évidente vertu.
Le citoyen qui dénonce peut certes prétendre servir l'ordre et le pouvoir, mais les périodes chaotiques de notre histoire doivent lui rappeler qu'il existe des ordres scélérats et des pouvoirs indignes. Mais si la délation profite toujours des périodes de crise de la démocratie pour faire surface, c'est toutefois dans les régimes totalitaires qu'elle trouve véritablement sa place, et qu'elle peut prendre toute son ampleur pour devenir la base de ces systèmes politiques. Ainsi les Etats communistes d'Europe de l'Est, ou encore la Chine de Mao, ont-ils faits de la délation une véritable morale officielle, une tâche sacrée du militant révolutionnaire au service de l'idéologie et du pouvoir.
A cette morale, un seul et unique commandement : «Dénoncez-vous les uns les autres».
La Chine célèbre d'ailleurs chaque année une journée des délateurs. Récompensés et glorifiés, ils feront des émules qui assureront, à leur tour, la pérennité du système.
Mais la délation ne peut être réduite au seul rôle de pilier central des systèmes autoritaires ou tyranniques, et elle trouve également sa place dans les sociétés que l'on dit libérales. En effet, elle est aussi le moyen pour toute société humaine de cimenter autour d'elle des valeurs communes, en désignant à l'autorité répressive le violateur des normes sociales. La délation s'impose ainsi à tous les systèmes judiciaires, comme source de renseignement indispensable à la répression et donc, plus largement, à l'ordre social. Et si notre droit pénal ignore le terme de  "délation" et lui préfère le terme moins péjoratif de «dénonciation», c'est avant tout parce qu'il se veut pragmatique. Qu'importe en effet que l'information fournie soit la manifestation d'une perversion morale ou d'un héroïsme civique, puisque, dans un cas comme dans l'autre, ses effets sont les mêmes, tant pour la police que pour le Ministère public. D'ailleurs, les statistiques pénales ne connaissent pas cette distinction, car ce qui compte en la matière, c'est l'existence de l'infraction, et non pas l'origine de l'information. Le constat est simple : sans renseignements, notre système judiciaire deviendrait vite aveugle et muet, avec pour seule alternative l'inaction (je ne sais pas, donc je n'agis pas) ou l'arbitraire (faute de savoir, je réprime au hasard). Aussi, conscient de ce que le seul sens civique ne saurait suffire à l'informer, il n'a d'autre choix que d'utiliser des méthodes d'incitation à la délation. Il existe une catégorie d'informateurs qui dispose d'un véritable statut légal : ce sont les repentis. Le repenti est un traître, qui rompt le pacte de confiance qui l'unissait aux autres membres du groupe, pour les livrer à la justice. Ici encore, la récompense est judiciaire. et varie en fonction du zèle et de la diligence du délateur. Quand son action a eu un effet préventif, il est absout. Quand son action n'a eu qu'un effet répressif, il ne bénéficie alors que d'une réduction de la peine. Ce marchandage légal n'a rien de marginal.
Le droit français connaît actuellement d’autres hypothèses de dénonciation légalement récompensées qui concernent : les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, les actes de terrorisme, le trafic de stupéfiants, l'association de malfaiteurs, la fausse monnaie, l'évasion des détenus, et la corruption douanière.
Autant de domaines dans lesquels la difficulté de prouver l'infraction est évidente, et où l'appel au seul sens civique ne suffit pas.
Ainsi la «balance et l'indic» font-ils partie du quotidien le plus banal de l'univers policier, un bon policier étant avant tout un policier bien renseigné. En échange de l'information, et en vertu du principe selon lequel tout travail mérite salaire, l'indic reçoit une rétribution généralement judiciaire, sous forme d'oubli de la répression ou de classement sans suite occulte. L'honnête citoyen s'offusque de ces méthodes. Pourtant, le fait de confier l'organisation de la dénonciation aux seules forces de police est un gage de liberté, car il évite de transformer la société tout entière en une société policière. L'institution policière remplace ainsi le regard inquisiteur du voisin, et le commissaire Maigret prend la place de la commère rivée à sa fenêtre. Le seul but de ces méthodes étant de préserver l'ordre public, elles se trouvent par ce seul fait légitimées, quand bien même le droit les ignore totalement ou presque.
L’idée de dénoncer une personne qui, même si elle a commis quelque chose de mal, pose un problème éthique. Déjà à l’école, rapporter au maître n’est pas bien vu. En général celui qui s’y aventure, essuie au mieux des quolibets, au pire est victime de représailles. C’est un «cafteur», «un mouchard». Plus tard, on voit d’un mauvais œil le délateur. On connaît la "balance", le "donneur", l’"indic" dans le milieu ou encore le «collabo» dans la Résistance. Aussi la circulaire d’Eric Besson encourageant les immigrés clandestins à dénoncer leurs passeurs en échange d’un titre de séjour pose problème. Il est en effet inadmissible qu’un Ministre puisse transgresser les valeurs de la République en encourageant la délation qui rappelle ce qu'il y a de pire dans les régimes totalitaires. Sauf qu’en face, on a des individus qui trafiquent des Hommes. Et on imagine bien que ce n’est sans doute pas pour le plus grand bonheur des émigrés. Donc, si on laisse faire, on peut aussi fermer les yeux sur le revendeur de drogues, sur le profiteur, le  "maltraiteur" d’enfants, le batteur de femmes ? .
Mais attention, il ne faut pas confondre la délation avec la dénonciation : la délation est une dénonciation calomnieuse pour servir son intérêt personnel alors que la dénonciation consiste à faire connaître un crime pouvant nuire à des personnes ou à l’intérêt général. Porter plainte est une dénonciation et être témoin d’un crime et ne pas le dénoncer est puni par la loi. La dénonciation a quelque chose de désintéressé, elle est mue par le bien commun. Mais elle n'est vécue comme un devoir civique que par une minorité, et dépend fortement du jugement individuel porté sur l'infraction commise. Dénoncer est parfois une forme de courage, c’est ce que souligne Sartre. Présentant la revue «Les Temps Modernes», il souligne le devoir de vérité de l'écrivain qui se doit de dénoncer tout scandale qu'il connaît au point que le silence est une sorte de complicité du crime :  "L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire dira-t-on ? Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d'écrivain"  (Situations, II). Ainsi la responsabilité de l’écrivain est de dire la vérité quand il la connaît.
Un récent sondage publié par le «Nouvel Observateur» nous montre ainsi que si 96% des français sont prêts à dénoncer un voisin qui martyrise son enfant mais  ils ne sont plus que 59% pour un voisin qui bat régulièrement sa femme, et que 12% pour la fraude fiscale. Ainsi, même si on a un principe qui consiste à pas dénoncer,  on serait tenté parfois de dénoncer certains. La conscience prise entre deux feux, entre deux devoirs est bien malmenée. Une telle subjectivité, d'apparence incompatible avec l'idée même de justice, est néanmoins reprise par notre droit pénal qui, s'il prévoit un devoir de dénonciation pénalement sanctionné, le limite toutefois à certaines infractions jugées comme étant d'une particulière gravité. La loi punit ainsi la non révélation des crimes contre l'intégrité corporelle, le défaut d'informer les autorités des sévices ou privations à mineurs ou à personnes vulnérables, la non révélation des crimes contre les intérêts fondamentaux de la Nation, et la non révélation du vol ou du détournement de matières nucléaires.
La délation quant à elle n’est mue que par le moteur de la récompense : pouvoirs, argent. Elle ne se fait pas au grand jour, elle est mesquine, secrète, dictée par des motifs vils et méprisables. La dénonciation est sans doute pour la bonne cause car les injustices, les inégalités, les abus sont monnaie courante. Et ne pas les dénoncer serait aller dans le sens du renoncement et de la résignation. Pas facile cette question : «entre Zola et Judas, que choisir ?» Didier Martz.
Ces règles légales d'incitation à la dénonciation par la promesse d'une récompense ou la menace d'une sanction, démontrent bien que l'intérêt personnel et l'intérêt collectif peuvent se conjuguer. Dès lors, la distinction entre le dénonciateur, bon citoyen au service de l'intérêt général, et le délateur, qui n'en serait que la réplique individualiste et intéressée, n'a pas lieu d'être. La seule frontière est la conscience de chacun, au gré des circonstances et des époques. Il serait bon de faire siens les préceptes d'un abbé du 18° siècle, l’abbé Dinouart, qui dans un ouvrage consacré à l'éthique du silence, nous enseigne que l'art de se taire est le fait de «savoir gouverner sa langue, prendre les moments qui conviennent pour la retenir ou pour lui donner une liberté modérée».
Car «le premier degré de la sagesse, est de savoir se taire ; le deuxième, de savoir parler peu, et de se modérer dans le discours ; le troisième est de savoir beaucoup parler, sans parler mal et sans trop parler».
                                                                                                                                                                          JFB



 

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