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22 décembre 2018 6 22 /12 /décembre /2018 17:26

Pas de vie humaine sans secret, qu’il s’agisse de la vie individuelle ou de la vie collective.

A l’échelle de l’individu, le secret ne commence-t-il pas dans le for intérieur de chacun, soit au plus intime de sa conscience, voire de son inconscient ? Ce que nous pensons et disons à nous-mêmes restent pour une large part dissimulés à autrui comme nous reste en grande partie impénétrable la conscience d’autrui. Une fois supposé l’idée d’un inconscient, cette part secrète constitutive de notre individualité ne se retrouve-t-elle pas comme redoublée ?

A l’échelle des relations avec autrui, le secret n’est pas moins présent. Il dessine autour de chacun un cercle, plus ou moins étroit, celui de l’intimité. Il est des secrets que l’on partage avec des proches mais dont on exclut tous les autres. Le secret peut aussi prendre la figure du secret de famille, vérité jugée honteuse, gênante ou dangereuse et que des adultes cachent à leurs descendants au prétexte de les protéger.

A l’échelle de la vie collective, le secret est omniprésent. Les religions, surtout dans leurs formes anciennes, sont souvent fondées sur des «secrets» que seuls prêtres et autres initiés ont le droit de partager. Mais le secret n’est pas le monopole des religions. Qu’il s’agisse de guerre mais aussi de politique, d’industrie et, en général, de tout ce qui suppose la mise en œuvre de stratégies, le secret y joue nécessairement un rôle important. Pas de guerre effective ou seulement anticipée sans un arsenal de secrets (espions, moyens de renseignement, information cryptée, etc.). Il s’agit en somme de dissimuler ses intentions à l’adversaire. Mais le secret est aussi inséparable de nombre d’autres pratiques : judiciaire (secret de l’instruction, secret des délibérations d’un jury), thérapeutique (secret médical), etc.

Il est ainsi facile de constater qu’il n’est guère de domaines (psychique, moral, social, politique, militaire…) qui échappent d’une manière ou d’une autre au secret. Ce constat opéré, reste à préciser les problèmes auxquels conduit une réflexion sur le secret.

Que faut-il entendre au juste par «secret» ? L’usage que la langue fait de ce mot se révèle souvent abusif et conduit à certaines confusions. Quelles différences notamment entre secret, énigme et mystère ? Des siècles durant on a parlé de «secrets de la Nature». Mais la Nature a-t-elle à proprement parler des secrets ? Pour ceux qui, comme les savants, s’efforcent de la connaître, ne se présente-t-elle pas comme autant d’énigmes, ou mieux, de problèmes à résoudre ? Quant aux mystères – le mot est très connoté religieusement – sont-ils assimilables à des simples secrets ? Il convient donc de travailler cette notion de secret pour essayer d’en faire émerger les principaux déterminants parmi lesquels le caractère éminemment paradoxal du secret. Le paradoxe du secret n’est-il pas précisément la marque de l’homme ? Si le secret est fondamentalement humain n’est-ce pas d’abord parce que l’homme dispose d’une conscience et, avec elle, d’une vie intérieure. Le secret semble inhérent à cette intériorité dans laquelle personne n’est en mesure de pénétrer par effraction. Mais de même que le secret n’existe que comme possibilité d’être révélé ou trahi, de même la conscience ne peut exister que dans et par sa relation au monde qui l’entoure et à autrui. Jamais complètement fermé sur lui-même et totalement opaque mais jamais non plus complètement transparent pour les autres et même pour lui-même. Telle est l’ambiguïté constitutive de l’être humain auquel le paradoxe du secret fait écho. Que faire du secret ? Que vaut-il ? Faut-il le condamner au nom d’une exigence de transparence et de sincérité indispensable à la vie politique et sociale ? Mais ne faut-il pas craindre en même temps un abus, voire une tyrannie de la transparence où viendraient à sombrer notre vie privée et finalement notre liberté ? Garder un secret, le révéler ou le trahir nous renvoie ainsi à une réflexion morale et éthique où le secret montre une importante ambivalence.

QU’EST-CE QU’UN SECRET ?

Le mot «secret» est souvent employé pour tout et n’importe quoi. Ainsi apparaît-il de façon foisonnante dans les titres des livres, d’émissions télévisées (Secret d’Histoire !) sans justification véritable. Les secret annoncés se révèlent souvent n’être que des secrets de Polichinelle et sont là pour faire vendre. Mais au-delà de cet usage «marketing», le mot «secret» est souvent confondu avec ceux d’énigme et de mystère.

Une énigme, c’est quelque chose qu’on nous propose de deviner à partir de définitions ou de descriptions plus ou moins ambiguës. Les mots-croisés par exemple proposent aux joueurs des énigmes. Quelque chose est caché dans chaque définition mais ce qui est caché s’accompagne aussi d’éléments nous mettant sur la voie. Exemple :: «Preuve par neuf d’une certaine conception» -grossesse. Par extension, l’énigme en vient à signifier toute chose difficile à comprendre, à connaître. Ainsi les phénomènes naturels se présentent-ils aux scientifiques comme des énigmes pour autant qu’ils ne parviennent pas à en connaître les causes ou à en expliquer les processus. Dans ce sens, l’énigme appelle une résolution. Elle a vocation à laisser place au savoir. Se situant du côté du savoir et de la raison, l’énigme est dans ce sens assimilable au problème. D’où des différences entre énigme et secret. Certes les deux notions ont en commun l’idée que quelque chose est caché mais ce «caché» prend un sens différent dans l’une et l’autre. Dans l’énigme comme devinette, charade, etc., ce qui est caché, la solution, est là pour être découvert. Dans l’énigme, au sens plus large, ce qui est caché ne l’est que provisoirement. L’énigme scientifique ne procède pas d’autre part d’une volonté ou d’une intention de cacher, contrairement au secret qui, lui, procède d’une telle volonté d’empêcher tout dévoilement. Une objection pourrait néanmoins nous venir à l’esprit. Pourquoi avons-nous longtemps parlé et parlons nous encore de «secrets de la Nature», comme si cette Nature avait quelque chose à cacher aux hommes ? Au VIème siècle a.v. JC, dans la ville d’Éphèse, un dénommé Héraclite avait énoncé cette formule obscure : «phusis kruptesthai philein», traduite quelques siècles plus tard par : «La Nature aime à se cacher». Une traduction qui, comme les nombreuses interprétations qui en seront faites au cours des siècles, est loin de nous en donner le sens véritable. Pour faire court, disons que l’idée de secret de la nature a renvoyé pendant longtemps à l’idée d’une Nature personnalisée et divinisée (Isis/Artémis) et donc à cette idée que la connaissance des phénomènes naturels est dangereuse, nous conduisant à pénétrer par effraction dans les secrets des dieux (Cf. l’histoire de Prométhée). Précisons que la science a progressivement abandonné cette idée de secrets de la nature au profit de celle d’énigme, ou même de problème, comme nous l’avons vu plus haut. En somme si la formule «secret de la nature» est encore employée c’est seulement à titre d’image. Le mystère, lui, se situe d’emblée du côté du religieux. Il désigne d’abord un rite, un culte et, associé à eux, un savoir réservé aux seuls initiés, donc à un petit nombre. Dans la Grèce antique existaient par exemple les Mystères d’Éleusis ou encore les Mystères orphiques. Dans l’Égypte ancienne, les Mystères d’Isis. De tels Mystères exigeaient de leurs initiés qu’ils s’élèvent degrés par degrés jusqu’à ce savoir. Le mystère est, dans ce sens, inséparable du sacré et de l’existence des dieux. Les sociétés secrètes, même celles qui aujourd’hui ne revendiquent aucune transcendance, ont conservé certains éléments (petit nombre, rite initiatique…) des Mystères sacrés traditionnels. Comme pour l’énigme, l’usage que notre langue fait du mot «mystère» assimile souvent celui-ci au secret. Qu’est-ce qui rapproche ou au contraire distingue les deux notions ?

Les deux renvoient à l’idée de quelque chose de caché et d’un caché accessible à un petit nombre. En revanche si le mystère est du côté du sacré, de la transcendance, le secret est, lui, du côté du profane, de l’humain. D’autre part le mystère se présente comme quelque chose d’inaccessible, surtout dans sa version chrétienne (mystère de la Résurrection, de la Rédemption), au savoir rationnel. Le secret en revanche est toujours exposé au risque d’une trahison ou d’une révélation (bavardage, enquête, etc.).

En philosophie on distingue davantage le mystère du problème que du secret. Le problème se rapporte à quelque chose d’extérieur à nous, nous pouvons le résoudre, il disparaît une fois résolu. Le mystère ne peut en revanche être expliqué ou résolu. Il demeure. Pour un philosophe comme Merleau-Ponty, il y a un mystère de l’existence, celle du monde comme celle de l’homme, mystère auquel se heurte toute tentative d’explication. En ce sens la rationalité inhérente à tout travail philosophique se heurte-t-elle toujours à un résidu , un irréductible, un mystère.

Autre voisinage, celui du secret et du mensonge. Si mentir c’est travestir la vérité dans l’intention de tromper autrui, alors le secret ne rejoint-il pas dans certains cas cette intention de tromper propre au mensonge ? Dans l’espionnage, ou encore ce qu’on appelle les «services secrets», un agent se fait passer pour une autre personne dans l’intention de tromper un adversaire pour lui soutirer des informations. Autre exemple, celui de parents cachant à leur enfant qu’il a été adopté. En faisant de sa filiation un secret, ne lui mentent-ils pas ? Ainsi le secret côtoie-t-il parfois le mensonge ce qui ne veut pas dire que tout secret s’accompagne de mensonge. On peut ainsi garder pour soi ce que l’on pense de telle personne sans pour autant chercher à la tromper, mais seulement pour ne pas la blesser.

Quels sont donc les éléments pouvant définir le secret ?

Le secret commence avec la volonté (d’un individu ou d’un groupe) de garder pour soi des informations et de mettre en œuvre les moyens nécessaires : se taire (Cf. la loi du silence, l’omerta, la grande muette…), crypter l’information, faire prêter serment. Ce premier élément de définition rejoint pour une part l’étymologie du mot «secret». Dans le latin médiéval segreda/secretus désigne la séparation des bons et des mauvais grains d’une récolte et, par extension, toute forme de mise à l’écart. Le secret est ce qui est mis à l’écart ou encore mis à part. Autre élément de définition. Le secret engendre à la fois une exclusion et une connivence. Le secret exclut de facto l’ensemble des personnes tenues à l’écart d’une information. Dans le même temps il rapproche les personnes partageant le secret. Cette exclusion n’est pas étrangère à la relation secret/pouvoir. Le fait de savoir quelque chose et de laisser les autres dans l’ignorance peut être utilisé à des fins stratégiques, politiques. Pas de pouvoir sans secret. D’où précisément cette exigence de transparence propre aux démocraties modernes, thème qui sera développé plus loin. Cette connivence ou cette solidarité qu’engendre le secret entre les personnes qui le partagent ne va pas sans obligation. Le secret nous oblige. Le patient attend des soignants qu’ils ne trahissent pas le secret médical. Même chose chez le pénitent à l’égard de son confesseur, etc. Mais en dehors de la simple déontologie, la simple obligation de ne pas trahir le secret que l’on nous a confié relève de la morale. Quelqu’un me fait confiance en me révélant certaines choses, en retour je m’engage à ne pas trahir cette confiance. D’où cette connivence entre ceux qui partagent un secret.

Enfin, le secret est inséparable d’un risque, celui d’être à un moment ou à un autre divulgué, révélé, trahi. En ce sens, un secret qui serait absolument protégé de tout risque de divulgation serait-il encore un secret. Voilà ce qui nous conduit à ce paradoxe : le secret n’existe que lorsqu’il est révélé, autrement dit qu’il n’est plus un secret. C’est ce paradoxe qui nous amène à notre deuxième étape.

L’AMBIGUÏTE DE L’HOMME

Le paradoxe du secret renvoie au caractère paradoxal de l’être humain et ce paradoxe est inséparable de la conscience.

Tout commence avec l’idée d’intériorité. Celle-ci peut se prévaloir de deux sources :

L’une, grecque, mise en avant par le Stoïcisme (IIIème s. av J.C. cette fameuse distinction entre ce qui ne dépend pas de nous (les circonstances politiques, géographiques, etc.) et ce qui dépend de nous (nos pensées). Si chacun est dépendant de toutes sortes de circonstances sur lesquelles il n’a aucune prise, en revanche il y a toujours quelque chose sur lequel nous pouvons exercer notre pouvoir, c’est notre pouvoir de juger et de considérer les choses extérieures. Chaque homme porte ainsi en lui un monde qui lui est propre, une forteresse inexpugnable, indépendante du monde extérieur, en somme une vie intérieure.

L’autre source de l’intériorité est chrétienne et prends corps avec St Augustin (IVè/Vème s. av. JC). Tout homme est un pécheur et ne saurait cacher le moindre secret à Dieu. D’où les célèbres Confessions (ou Aveux selon une récente traduction) où Augustin se met à nu, n’hésitant pas à avouer ses faiblesses et ses turpitudes. Le chrétien se doit d’être transparent pour Dieu. Commence ici à prendre forme cette idée qu’en deçà de ce que l’homme montre de lui-même à l’extérieur, existe en lui un monde intérieur où restent cachées toutes sortes de choses (désirs, sentiments, pensées…) connues de lui seul et de Dieu.

Cette idée d’intériorité va par la suite se laïciser progressivement pour donner naissance aux notions de conscience et de sujet. Quelle relation entre vie intérieure et conscience ? Pour chacun, la vie intérieure se manifeste de manière élémentaire comme présence à soi-même. Être présent à soi-même c’est se rendre compte de ce que l’on fait, l’on dit, l’on pense. Cette présence à soi-même caractérise l’homme. Un être qui serait continuellement absent à lui-même serait-il encore un être humain ? Cela ne signifie pas pour autant que cette présence à nous-mêmes ne connaît pas des intermittences. Quand je dors par exemple je ne me rends pas compte que je dors puisque dormir exige précisément une perte momentanée de conscience ou du moins d’un certain degré de vigilance. Au plus fort d’une colère, je ne me rends plus compte de ce que je fais ou de ce qui je dis. Je suis comme l’on dit «hors de moi». Mais en dépit de ces parenthèses ou intermittences, je renoue aisément le fil me rattachant à moi-même. Au réveil, je me retrouve, je ne suis pas un autre que la veille au soir et, la colère une fois tombée, je me rends compte du spectacle que j’ai pu donner et en éprouve une certaine gêne.

Cette présence à soi-même ou conscience (étymologiquement le savoir de moi-même qui m’accompagne) dessine les frontières d’un monde qui n’appartient qu’à moi, un monde absolument singulier, une sorte d’«espace» - on est ici condamné à user d’images forcément réductrices - où je suis seul avec moi-même et où nul autre que moi ne peut pénétrer, un espace secret (ou du secret) en quelque sorte. C’est ce que l’on appelle aussi le for intérieur. For renvoie au mot «forum». Dans l’Antiquité le forum est le lieu où les gens se rencontrent, se parlent. Parler de for intérieur c’est se représenter une sorte de lieu où l’homme se rencontre lui-même, où il se parle à lui-même, quand bien même un tel discours reste inaudible pour les autres. «A ce moment-là je me suis dit…», «Je me dis que cela n’est pas si grave…», autant d’expressions courantes manifestant cette intimité avec soi-même, cette pensée dont Platon disait qu’elle une «dialogue silencieux de l’âme avec elle-même». Ce dialogue intime ainsi que tout ce qui nous passe par la tête, que peuvent en savoir exactement les autres ? D’ailleurs avons-nous vraiment envie de le partager avec eux ?

Ainsi la conscience rend-t-elle possible à la fois l’intimité avec soi-même et le secret. Là où existe cette conscience de soi, soit chez l’homme, existent en même temps ce pouvoir de dissimuler ses pensées, ses sentiments, ses fantasmes… aux autres comme cette incapacité des autres à pénétrer le secret de ma vie intérieure, de ce monde qui m’est propre. Ainsi, avec la mort de chaque homme disparaît aussi un monde intérieur, singulier. Chaque homme, de ce point de vue, est un secret pour les autres. Certes un homme peut s’efforcer de ne rien cacher de son monde intérieur, de l’exposer aux autres en pleine lumière, en en faisant le récit et l’analyse. On pense à J.J. Rousseau, à ses Confessions et, plus largement, à tous les écrits relevant de l’autobiographie, récits jouant le jeu de la transparence à l’égard des autres. On sait bien néanmoins que de telles tentatives n’aboutissent jamais complètement. Amour-propre, hypocrisie, besoin de se justifier, etc. viennent toujours gauchir cette volonté de transparence et quelque chose du secret propre à chacun semble toujours résister à la pleine lumière. Mais si, comme nous venons de le voir, cette intériorité me rend opaque pour les autres, est-elle pour autant un gage de transparence entre moi et moi-même. L’hypothèse d’un inconscient psychique vient ruiner l’illusion d’une claire connaissance de soi-même. L’inconscient, ce «chapitre censuré» de mon histoire, écrivait Lacan. Quelque chose de caché et d’inaccessible à ma conscience me fait agir, parler, me comporter de telle ou telle façon. L’être secret que je continue à être pour les autres se double d’un être inaccessible à moi-même. La vérité de chacun d’entre nous réside-t-elle néanmoins dans cette intériorité que nous venons d’analyser brièvement ? Se résume-t-elle au secret de cette conscience voire de cet inconscient ? Car l’idée d’une vie intérieure n’est pas à l’abri de toute critique. La conscience n’est pas une île, un monde totalement fermé sur lui-même. Pour se constituer, n’a-t-elle pas besoin d’être en relation avec le monde et avec les autres ? Autrement dit, je ne prends conscience de moi-même que par le biais du monde extérieur qui me résiste mais auquel je tente d’imprimer ma marque. Le travail, la technique, l’art, le jeu, etc. sont autant de moyens concrets par lesquels l’homme projette quelque chose de lui-même dans les formes extérieures qu’il produit et dans lesquelles il se reconnaît. La philosophie parle à ce propos d’objectivation. Pour me connaître, prendre conscience de moi-même, il est donc nécessaire de sortir de moi et ainsi de m’objectiver ou m’extérioriser dans des actes, des objets, des choix, etc. qui me révèlent à moi-même et aux autres. Mais la conscience que je prends de moi-même passe aussi et nécessairement par la rencontre d’autrui, son regard, son discours. Au sujet de l’enfant on dit souvent qu’il ne peut se poser qu’en s’opposant aux autres, ses parents notamment, en bref qu’il ne prends progressivement conscience de lui-même que dans les conflits qu’il suscite à l’égard des autres ou que les autres développent à son égard. Ainsi, voit-on à l’œuvre une dialectique de l’intériorité et de l’extériorité. Le monde intérieur de chacun ne naît pas de rien. Il émerge des liens que chacun tisse avec le monde et avec les autres. Ce monde intérieur ne prend véritablement de la consistance que s’il s’exprime, sort de lui-même, se traduit par des gestes, des paroles, des actes, des œuvres… qui s’adressent aussi aux autres. Ainsi une pensée véritable n’est-elle pas cette pensée fermée sur elle-même et menacée d’inconsistance. C’est au contraire une pensée qui passe par un discours, qui se clarifie dans et par les mots, qui s’explique et se confronte aux objections. Une pensée en puissance n’est pas encore une pensée de même qu’un génie en puissance n’est rien du tout. Le génie n’existe que pleinement manifesté dans des œuvres. En somme, l’intériorité qui, tout à l’heure, nous semblait caractériser l’homme et définir la singularité de chacun, nous apparaît maintenant comme insuffisante. L’homme ne saurait s’y réduire. Il est, comme l’ont dit les philosophes se réclamant de l’existentialisme, un être-au-monde, soit un être dont l’existence est inséparable du monde qu’il habite.

 

De même que le secret n’existe paradoxalement qu’une fois dévoilé, ce qu’est l’homme n’existe pleinement qu’en se manifestant à l’extérieur de lui-même. L’intériorité est inséparable de ses manifestations extérieures. Pourtant il faut ajouter que ces manifestations extérieures n’épuisent pas pour autant le secret propre à chacun. La lecture des œuvres d’un écrivain, la connaissance des toiles d’un peintre, etc. nous en apprennent sans doute beaucoup sur la singularité de ces créateurs. Reste pourtant toujours quelque chose d’eux qui échappe à l’investigation. Des secrets entraperçus sans jamais être totalement dévoilés. Telle est l’ambiguïté fondamentale de l’homme. Ni totalement enfermé dans son monde intérieur, tel l’autiste, ni totalement transparent comme l’est une chose, mais un mélange tel qu’il semble toujours échapper à quelque définition donc réduction. C’est dans ce mélange que se joue la liberté humaine.

QUE FAIRE DU SECRET ?

L’exigence, très contemporaine, de transparence nous conduit à suspecter le secret, notamment quand celui-ci est lié au pouvoir (politique, économique, etc.). Cette volonté de transparence est-elle néanmoins toujours légitime ? Quand notre vie privée et notre droit au secret en viennent à être menacés ne faut-il pas craindre une tyrannie de la transparence ?

Mais il peut arriver aussi que le secret, dans certains cas, soit vécu comme un fardeau insupportable, un poison minant l’existence d’un individu. Le dévoilement du secret ou son aveu n’est-il pas alors le moyen d’une sorte de libération ?

Garder ou non un secret, trahir ou non celui que l’on nous a confié. Il semble impossible de fonder le secret sur une règle universelle. Le secret peut en effet être la pire comme la meilleure des choses. Voilà pointée l’ambivalence, une ambivalence faisant directement écho à l’ambiguïté humaine.

Commençons par la transparence. Cette notion a, historiquement, deux significations, chacune renvoyant à un foyer de culture spécifique. Dans le cadre de l’Europe des Lumières et, singulièrement, de la Révolution française, la transparence renvoie à une volonté de rompre avec l’opacité des pouvoirs et ainsi d’éviter tout despotisme. Le pouvoir est en effet inséparable du secret. D’où ce risque d’arbitraire de décisions trop communément justifiées par la raison d’état. La Révolution va vouloir combattre les abus du secret en mettant en avant cette nécessité de la transparence ou, comme l’on disait alors, de la «publicité», ce mot entendu au sens de rendre public ou de rendre compte. Le citoyen a le droit de savoir pourquoi et comment a été prise telle ou telle décision. Parallèlement à cette exigence, la Révolution va aussi travailler à protéger la vie privée des citoyens. Autrement dit, ce qui relève de la politique appelle la transparence et la fin du secret, ce qui relève du privé relève du secret et le justifie.

Deuxième source de cette idée de transparence, la société américaine. Là, l’idée de transparence se montre beaucoup plus radicale, puisant sa source dans le protestantisme et le puritanisme qui lui est associé. Dans ce sens, la transparence est le fait d’être «nu», de ne rien cacher ni à Dieu, ni à ses semblables. D’où cette pratique de l’aveu public, notamment de la part des hommes politiques par rapport aux fautes dont ils auraient pu se rendre coupables. Cette idée de transparence est toujours très présente dans la société américaine.

Si cette idée de transparence est aujourd’hui si présente dans nos sociétés, c’est précisément parce que les deux conceptions exposées plus haut tendent à se rencontrer et à se mêler. D’une part on assiste à une radicalisation de la conception européenne de la transparence et, d’autre part, cette conception se trouve contaminée par la conception américaine.

La révolution numérique et ses divers avatars, les réseaux sociaux notamment, ont aussi joué un rôle d’accélérateur de ce désir de transparence, de cette volonté de briser la loi du silence sur certains sujets, pratique jusque là occultée. Les mobilisations actuelles contre le harcèlement sexuel en sont une illustration. Aujourd’hui, la moindre révélation va trouver dans les médias et dans les réseaux sociaux une formidable chambre d’écho. On peut se réjouir de cette levée des secrets occultant des discriminations, des abus de pouvoir, des injustices, des conflits d’intérêt, des corruptions en tout gente. Pourtant, cette exigence de transparence ne s’expose-t-elle pas elle-même à des risques d’abus ?

Si l’ont sait gré aux journalistes d’investigation de divulguer des «affaires» qui fragilisent voire mettent en péril certains idéaux démocratiques (égalité, indépendance des pouvoirs, etc.), on est aussi en droit de s’inquiéter de certains abus de pouvoir des médias, lesquels sont rarement sanctionnés lorsque les accusations qu’ils soutiennent à l’encontre de telle ou telle personnalité se révèlent fausses. Si tout pouvoir appelle à juste titre un contre pouvoir, quel est celui que l’on peut opposer au pouvoir, parfois abusif, des médias ? que l’on comprenne bien ceci : la presse participe à l’évidence à cette nécessité de la transparence des affaires publiques mais jusqu’où peut-elle aller ? La volonté de tout savoir ne risque t-elle pas par exemple de mettre en péril le secret de l’instruction pourtant nécessaire à l’établissement des faits et de la justice ? On pourrait ajouter que ce toujours plus de transparence, ce toujours moins de secret, semble aujourd’hui alimenter paradoxalement, chez un nombre croissant de personnes, une obsession de la conspiration ou du complot. On ne nous dit pas la vérité, on nous fait croire que, etc. C’est comme si ce toujours plus de transparence ne parvenait jamais à défaire ce pacte si longtemps passé entre le secret et le pouvoir.

Disons enfin un mot de cet usage tyrannique de la transparence dans les systèmes totalitaires où il s’agit de contrôler les conduites et les pensées. Dans son roman 1984, Georges Orwell met en scène une société aux mais d’un pouvoir totalitaire. Ses membres vivent en permanence, au travail comme à leur domicile, sous le contrôle d’un télécran, lequel peut à chaque instant surveiller leurs activités et même scruter sur les visages les signes éventuels d’une faiblesse ou d’un doute. Quand ce n’est pas le télécran, ce sont les collègues de travail, les membres de la famille qui peuvent traquer les manifestations d’un refus d’adhérer, d’obéir aux principes symbolisés ici par «Big brother» dont le visage partout affiché est comme celui d’un Dieu qui sait et qui voit tout et pour lequel tout secret est une faute.

Le roman d’Orwell s’inspire pour une large part des expériences totalitaires de la première moitié du vingtième siècle : nazisme, stalinisme. Dans les procès staliniens notamment, les accusés ne le sont que sur le seul soupçon qu’ils «pourraient», au vu de leur seul statut (intellectuels, artistes, médecins, etc.) cacher des intentions contraires au régime. D’où cette nécessité de leur faire avouer ce dont ils ne sont pas réellement coupables. Le seul crime des accusés consiste dans le fait qu’ils «pourraient» cacher des secrets. D’où le besoin, une fois les aveux obtenus, de les rééduquer. L’on voit par là jusqu’où peut aller cette tyrannie de la transparence en condamnant toute vie privée et toute liberté de pensée. Chacun de nous doit pouvoir en effet préserver son intimité et avec elle les secrets qui la constituent. Choisir de taire certaines informations, certains faits à la plupart des gens et, en même temps, choisir de ne les partager qu’avec des proches, suffisent à tracer le cercle forcément restreint de l’intimité. Cette défense du secret trouve sa légitimité dans la discrétion, la pudeur, la décence, le respect des autres, autant de vertus pouvant fonder ce droit au secret. On constate aujourd’hui hélas ! combien la défense de ce droit peut être rendue difficile. Réseaux sociaux, reality shows et autres télé-réalités sont en effet pour de nombreuses personnes en quête d’une éphémère célébrité, autant d’incitations à se «confesser» en public, à exhiber sans scrupule cette part d’intimité qui fait la valeur de la vie privée. Il y va de la politesse ou de la civilité de choisir de garder pour soi certaines choses et ainsi de respecter les autres et de faciliter par là même nos relations avec eux. De même s’il peut arriver que quelqu’un nous confie un secret, il va de soi que cette marque de confiance dont cela témoigne nous oblige. Trahir le secret qui nous a été confié reviendrait à trahir cette confiance qu’on nous a faite, confiance qui est la base des relations avec les autres. Mais la faiblesse humaine est telle qu’il a fallu instituer des règles déontologiques pour encadrer certaines pratiques où le secret, ou bien encore l’information à diffusion restreinte sont nécessaires. On pense à la médecine, à la justice mais aussi à tous ces corps de fonctionnaires pour lesquels le devoir de réserve est une obligation. Selon les pratiques, la nécessité du secret est là pour protéger l’intérêt d’un individu -c’est le cas du secret médical- soit pour protéger l’intérêt général -la défense nationale et le devoir de réserve auquel sont soumis les militaires-. Ces règles déontologiques, pour aussi nécessaires qu’elles puissent être, ne sauraient néanmoins constituer des règles absolues et inconditionnelles. Il peut aussi arriver que la levée de certains secrets obéisse à une exigence plus haute et plus urgente que celle que nous commande la déontologie. Le «secret des affaires» peut aussi servir de paravent à la corruption et le devoir de réserve couvrir des pratiques intolérables. Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, le général de la Bollardière a-t-il choisi de passer outre son devoir de réserve pour dénoncer la pratique de la torture par l’armée française, pratique passée sous silence et souvent ignorée de l’opinion. Il existe aussi des secrets lourds à porter et qui pèsent comme des fardeaux sur l’existence de certaines personnes. D’où la nécessité dans ce cas de parler, comme si le fait de partager ce type de secret avec quelqu’un d’autre permettait d’en diminuer la charge et au-delà de permettre de s’en libérer. Tel est le cas de nombreux secrets de famille que permet de mettre à jour la psychanalyse notamment. Dans «Les deux sources de le morale et de la religion» Bergson analyse ce que peut représenter le poids du secret et la nécessité de le dévoiler pour s’en libérer. Il prend l’exemple de ce personnage de Dostoïevski, Raskolnikov, le héros de «Crime et châtiment». Le jeune étudiant Raskolnikov veut se prouver à lui-même que l’on peut faire un acte gratuit, commettre un meurtre par exemple. Aussi décide-t-il de tuer sa logeuse. Il commet un crime parfait. Personne ne l’a vu, personne ne peut témoigner de quoi que ce soit. Il est le seul à savoir. C’est son secret. Et c’est précisément ce secret qui va progressivement rendre son existence invivable. La seule existence de ce secret –il est un meurtrier – brouille toute relation avec les autres. Quand ceux-ci s’adressent à lui, ils s’adressent au Raskolnikov d’avant le meurtre, à l’étudiant, le seul qu’ils connaissent. Autrement dit il n’est plus reconnu pour ce qu’il est véritablement, le meurtrier d’une innocente, sa logeuse. Cette situation lui pèse toujours davantage et c’est ce poids insupportable du secret qui finit par le conduire de lui-même chez le commissaire de police pour avouer son crime. L’aveu est ici vécu comme une libération, un allègement, un peu comme peut l’être la faute avouée et pardonnée dans la confession catholique. Ainsi la pratique du secret se montre-t-elle ambivalente. Si savoir garder un secret peut relever soit de la simple pudeur, soit de l’obligation professionnelle, voire de l’obligation morale, révéler ou avouer un secret peut aussi obéir à une nécessité psychologique tout autant qu’à une exigence morale. La pratique du secret, répétons le, ne saurait obéir à aucune règle absolue.

Pour conclure, il nous faut rappeler que le secret fait partie intégrante de l’expérience humaine, qu’il traverse celle-ci de part en part. Si le secret est inhérent à notre humanité, c’est du fait que celle-ci commence avec la conscience. La conscience est constitutive du secret. Même si le secret propre à chacun se manifeste à travers nos paroles (mais aussi nos silences), nos choix, nos actes, demeure toujours pour chacun de nous une part d’irréductible opacité.

Telle est l’ambiguïté de l’être humain partagé entre le secret d’une intériorité et ce qu’il révèle de lui à l’extérieur. A cette ambiguïté de l’homme correspond l’ambivalence du secret, lequel peut être aussi bien une richesse, un trésor à défendre qu’un fardeau, un poison dont il est nécessaire de se libérer.

J.M. LOGEAIS                                             Décembre 2018

 

 

 

 

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